sexta-feira, 30 de agosto de 2019

S. DRUET | Petr Kràl, dialogue au cœur du silence


Petr Kràl est né en tchécoslovaquie en 1941. Après avoir fréquenté un temps le groupe surréaliste tchèque de Vratislav Effenberger, il quitte en 1968 son pays natal pour s’installer à Paris, où il fait œuvre d’essayiste et de poète de langue française. On lui doit notamment des ouvrages critiques sur La poésie tchèque moderne et Le surréalisme en tchécoslovaquie, ainsi que des recueils où les mots n’infligent que quelques précieuses traces au silence (Quoi? Quelque chose et autres poèmes, Vie privée). Investi au départ dans les diverses activités collective du groupe tchèque (jeux, enquêtes, expositions, écriture à plusieurs mains), Kràl se tourne dès son arrivée à Paris vers un  mode de vie communautaire moins orienté vers une quelconque finalité prométhéenne. Dans les jeux d’objets qu’il organise avec le Groupe d’Expression spontanée de Paris dans les années soixante-dix, il atteint ainsi  à une pratique du partage poétique dégagée de toute prétention noétique, et recentrée sur les valeurs d’échange émotives, presque sensualistes du dialogue spirituel. (A.H.)

SD | Petr Kral, vous avez fait partie du mouvement surréaliste de Prague et, à ce titre, avez participé à toutes les expériences collectives du groupe, y compris aux jeux. Je voudrais que nous parlions d’abord de ces derniers qui me semblent incontournables dans l’optique surréaliste. Etaient-ils considérés par les Pragois à l’instar de Breton comme un acte de “mise en commun de la pensée” essentiel pour la cohésion du groupe, ou comme une activité futile, sans rien de commun avec les grands axes de la pensée esthétique, morale ou politique du mouvement?

PK | A Prague comme à Paris, le jeu avait cours. Déjà avant la guerre, les surréalistes tchèques présentaient leurs jeux comme des expériences, ce qui est une manière de leur donner un statut important. Et nous avons beaucoup joué aux jeux classiques comme le cadavre exquis ou les questions – réponses, qu’on appelait le jeu du secrétaire, et qui consiste à écrire séparément des questions et des réponses que l’on mélange ensuite pour les tirer au hasard et les assembler.
Il est vrai que notre intérêt pour ces jeux, par rapport à l’avant-guerre, était déjà “décalé”, nous y cherchions autre chose que les surréalistes “classiques”, de Paris ou de Prague: alors qu’ils s’attendaient à des images étonnantes et insolites, des merveilles, jamais entendues, nous préférions trouver des phrases, des questions et des réponses presque justes, pas forcément extravagantes mais qui avaient en revanche un côté perfide, faussement astucieux, comme si elles cachaient une pseudo-sagesse ou une définition grotesque du monde et de la société. Une attitude critique par rapport à celle-ci plutôt qu’un éblouissement lyrique, comme j’en parle dans mon livre Le Surréalisme en Tchécoslovaquie. J’en ai moi-même lancé un qui consistait à trouver une suite au film de Bunuel l’Age d’Or, en replaçant le film dans le contexte actuel, c’est-à-dire dans les années soixante. Les jeux des tchèques n’étaient pas toujours aussi écrits, littérairement brillants que ceux des parisiens, mais ils prenaient une place de choix dans l’activité du groupe. Nezval, le poète le plus important des années trente, était particulièrement joueur et intégrait des extraits de ses jeux et autres “expériences” à ses recueils, ce qui était une façon de leur donner un statut d’œuvre. Mais il faisait aussi cela par provocation, car c’est justement là-dessus que ces contempteurs le critiquaient, trouvant que cela était peu sérieux. D’ailleurs, même après la guerre, alors qu’il n’était plus surréaliste mais poète officiel du Parti, il lui restait quelque chose de cet esprit. Il provoquait même le pouvoir auquel il était intégré en publiant dans ses recueils des choses légères – à côté d’hommages à Staline, au peuple, à “l’édification socialiste”…

SD | Après la guerre, et son cortège de désillusions, on peut imaginer que le jeu n’est plus vraiment pratiqué dans l’esprit d’une révélation prométhéenne? La guerre et ses conséquences – la prise du pouvoir par les communistes – ont dû profondément bouleverser le rapport des surréalistes tchèques au jeu et au travail collectif?

PK | Tout à fait. Non que les surréalistes se soient arrêtés de jouer après la guerre. Du fait même de leur isolement et de leur quasi clandestinité sous le nouveau régime, où la tribune officielle ne leur était pas accessible, ils ont au contraire continué à se réunir et à privilégier les activités communes, les jeux inclus. L’un d’eux, Karel Hynek, a d’ailleurs contribué à favoriser ce type d’expression, car il était comme Nezval, très joueur.
Plus tard encore, après 1968 et l’invasion russe, quand ils se sont à nouveau retrouvés dans la clandestinité, les membres du groupe pragois sont même revenus à une pratique très orthodoxe du jeu: ils en parlaient d’une manière un peu doctorale comme “d’expériences sur l’intersubjectivité”, et consignaient les résultats de leurs tentatives dans une documentation détaillée. Celles-ci concernaient autant l’expression verbale que plastique, Jan Švankmajer a même lancé des jeux tactiles…D’une manière générale, les membres du groupe pratiquait le jeu dans un esprit très sérieux: ils lançaient un thème, y travaillaient comme à un devoir scolaire, chacun séparément, puis rendaient leur copie. Et même quand ils jouaient ensemble, ils se allaient aux séances comme à l’école, il y avait même des amendes pour les absents et les retardataires…  Au fond, le groupe s’orientait vers un travail de laboratoire, vers une recherche qu’il croyait important. Cela permettait de s’emmerder pendant les séances, mais pour une bonne cause.
C’était justement la différence avec nous, mes amis et moi, qui avions rejoint le groupe dans les années soixante avant d’en sortir au moment de l’invasion, ou au lendemain, pour certains. Nous participions aux séances surréalistes, mais nous nous retrouvions aussi après – ou en dehors d’elles – pour continuer de jouer … à notre manière. Les résultats n’étaient pas ce qui nous importait le plus: le projet et la recherche, la vérité qui devait en ressortir nous intéressaient moins que l’échange que les jeux permettaient. L’échange, d’ailleurs, cette idée domine tellement les années soixante, soixante-dix…
Alors, on jouait beaucoup entre nous, autant qu’on partait en bordée ou en randonnée ensemble, et cela faisait partie de notre style de vie. Ca ne nous dégageait pas complètement d’une certaine réflexion sur la poésie et le monde, qui venait après coup, mais c’était d’abord une façon de vivre, un peu contre le sérieux des autres. Il s’agissait d’abord d’obtenir une certaine entente, une certaine intensité dans nos soirées, et aussi de s’amuser par la même occasion.
C’est dans le même esprit que, avec Prokop Voskovec, nous avons décidé d’écrire le “malentendu scénique” Compter les poètes. C’était après avoir lu une pièce en un acte, une farce de Labiche qui pièce ne nous avait laissé que des souvenirs très vagues, et c’est bien pour cela qu’on a eu l’idée, un soir où on en parlait en buvant, de récrire la pièce à partir du peu de souvenirs qu’on en gardait. Evidemment, on a fait tout autre chose et on a beaucoup ri…  Mais on n’arrivait pas à finir, et il a fallu qu’un ami se propose de nous payer du champagne si on y parvenait avant telle date – le vingt et un mars je crois – pour qu’on s’y remette. Là, on a repris la pièce pour ne plus la lâcher, on écrivait partout, on y a même intégré un bout de dialogue qu’on avait entendu lors d’un voyage en commun et qu’on trouvait bizarre…
Un autre exemple, qui d’ailleurs est encore une gageure, décidément: un autre ami ayant perdu un pari contre moi, je lui ai demandé, pour payer sa dette, de m’écrire tous ses rêves sur des cartes postales; ce qu’il a réellement fait pendant à peu près un an, peut-être un peu moins et je lui répondais parfois par l’envoi de mes propres rêves… d’ailleurs de la même façon, on échangeait à l’époque des lettres de dix, quinze pages, où on cherchait à tout se dire, des souvenirs d’enfance les plus enfouis à ce que serait, pour chacun, le suicide idéal; une correspondance qui peu à peu prenait les dimensions d’une véritable encyclopédie personnelle, conçue et élaborée à deux. J’ai d’ailleurs pratiqué la même chose avec d’autres: toujours cette idée du dialogue approfondi, qu’on partageait plus ou moins tous.
Parfois, quand on était suffisamment ivre, on passait à la machine à écrire et on improvisait des poèmes, quelques lignes chacun. Le texte n’avait pourtant qu’une importance relative; on cherchait à se donner des idées, bien sûr, mais l’écriture n’était qu’un moteur et une manière d’habiter l’instant – de s’amuser et aussi de parler des choses qu’on n’aurait pas évoquées autrement.

SD | Les déceptions de l’ère communiste et de sa politique collectiviste ont dû vous enjoindre à vous méfier d’une certaine forme d’écriture en commun?

PK | Pas tout à fait; on se méfiait du collectivisme, mais pas tellement sous cette forme là. Il y a une tradition d’écriture collective dans la poésie moderne, et elle comptait pour nous. Avant nous, des gens comme Soupault et Breton, Effenberger et Hynek ont écrit des proses et de pièces en commun, qui ouvraient la voie d’une aventure sans rapport avec une collectivisation forcée; de ce côté, donc, nous étions plutôt intéressés. Par contre, nous voulions écrire dans un esprit moins programmatique – et moins littéraire – que nos aînés avant-gardistes.
A ce titre, à côté du modèle surréaliste à proprement parler, nous disposions d’un exemple important, celui de Voskovec et Werich, deux comiques, qui, avant la guerre, ont joué une bonne dizaine d’années dans un théâtre qu’ils avaient eux-mêmes fondé et dont l’écriture se prolongeait en dialogues improvisés entre deux rideaux, sur l’avant-scène du théâtre. Ces dialogues étaient  très libres, et imaginatifs, des poèmes qui jouaient autant des ressorts de la satire que du nonsense: bref, ils étaient assez proches du surréalisme par beaucoup d’aspects. Et ils nous fascinaient particulièrement parce qu’ils résultaient d’un échange direct, vécu sur le moment. A leur exemple, et aussi par opposition à ce qui se passait sur la scène officielle – au sens large, social du terme – nous cherchions dans nos jeux une vraie complicité, ainsi qu’une intimité échappant à la tutelle totalitaire: à l’expropriation des individus au nom de la Cause commune.

SD | Pourquoi avoir cessé alors toute activité collective? Pensez-vous que la création collective ne puisse pas fonctionner?

PK | Elle peut fonctionner. Encore à Paris, même après cet autre éclatement du groupe surréaliste auquel j’ai assisté, j’ai d’ailleurs participé volontiers à de nouvelles tentatives “communautaires” – ainsi celles d’un “groupe d’expression spontanée”, qui, de séances d’hypnose collective, allaient jusqu’à un jeu d’objets entrepris dans les rues de la ville. Et ce que je garde de ce type d’expériences ne sont pas seulement d’agréables souvenirs, je conserve aussi certaines habitudes pour les dialogues avec les autres; je tente toujours de diriger de manière indicative certaines conversations, de leur faire prendre un tour rituel pour les pousser plus loin. Je pratique notamment ce type de dialogue avec un ami métaphysicien, en privé et cela apporte beaucoup autant à notre échange qu’à ma propre pensée.
Mais cela me paraît intenable à la longue, surtout dans un cadre préétabli. Mon expérience surréaliste induit une double “leçon”. D’abord, à l’arrivée au groupe, son programme, ses principes et procédés m’ont permis de me révéler à moi-même, de toucher à mes fantasmes intimes et à des couches enfouies de ma mémoire– ce fut sans doute le cas de tous ceux qui ont participé au mouvement; mais au bout d’un temps, une fois qu’on a été confronté à sa propre subjectivité, la confronter constamment à celle des autres, surtout dans le cadre d’expériences organisées, devient frustrant; on s’est découvert un matériel personnel, des thèmes personnels, mais on ne les exploite qu’à moitié parce que le cadre du groupe et du programme commun y oppose aussi une limite, et une contrainte. Et c’est autant vrai pour ce qu’on peut écrire ou créer à plusieurs. Lorsque j’écrivais une pièce de théâtre avec mon aîné, Effenberger, je me sentais dépossédé, mais pas dans le sens d’une plus grande liberté; simplement, je ne me reconnaissais pas dans ce qui sortait de notre machine à écrire. Bien sûr, Effenberger était  plus expérimenté que moi, et plus affirmé comme auteur. Mais il n’y avait pas que cela: même les poèmes qu’on écrivait entre amis me paraissaient drôles, curieux, mais amorphes, comme si la personnalité de chacun s’y délayait dans une sorte de lieu commun, de moyenne collectiviste qui neutralisait nos apports spécifiques.
En somme, la limite qu’imposait le surréalisme était elle-même double: le groupe avec son jugement collectif – si proche des principes du régime que l’on rejetait – et sa bureaucratisation progressive, nécessaire pour en maintenir l’existence mais si vite paralysante; puis la limite de l’idéologie elle-même, qui canalisait d’emblée toute initiative personnelle. Tout mouvement organisé, à un moment donné, devient inévitablement une limite: quand on a des choses à dire, ses propres explorations à faire, il faut sortir du groupe, tout enrichi qu’on en soit, et prendre son vrai chemin – qui est solitaire. Voilà; je ne mets pas en cause l’intérêt de l’étape collective, encore que je ne sois pas certain qu’elle soit nécessaire pour chacun, mais je crois qu’elle ne peut être qu’un passage, une étape initiatique. Tant qu’à s’imposer une discipline, qu’on en invente les règles soi-même, non?

SD | Pensez-vous alors qu’aujourd’hui, un groupe surréaliste ou autre, ait sa place, ou au contraire que le fait même de former un groupe constitué puisse être préjudiciable aux idées mêmes de liberté et de partage authentique qu’il prétendrait défendre?

PK | On ne peut préjuger de rien. Imaginons qu’il y ait d’autres groupes, avec des histoires analogues, qui naissent d’élans du même type, cela pourrait encore marcher pendant un temps. Peut-être que ce type d’expérience collective doit recommencer à chaque nouvelle génération… D’ailleurs, j’ai en tête un groupe, si tant est que l’on puisse l’appeler comme ça, un rassemblement d’amis plutôt, qui publient deux revues, Aurora et Avant-poste – et qui me semblent embarqués dans une vraie aventure. Quelque chose passe dans leurs publications, une sorte d’élan, c’est un peu idéologique mais pas entièrement, il y a une ouverture… en plus des poèmes qu’ils écrivent, ils relatent et commentent toutes sortes d’expériences sans préjuger du résultat ou même du but, il semble d’ailleurs qu’ils évitent de se donner un but. Ils écrivent bien, sans cette ambiguïté avant-gardiste “j’écris mais je crache dessus; c’est de l’art mais c’est de l’anti-art”, et en même temps je crois qu’une part importante de scepticisme intervient dans ce qu’ils font– alors même qu’ils restent fascinés par certains échos du surréalisme ou des expériences précédentes. C’est peut-être cela, la nécessaire relativisation des programmes et des systèmes…
Pour le surréalisme, par contre, je pense qu’il ne peut plus que péricliter. Les productions du groupe surréaliste pragois, qui existe toujours – c’est d’ailleurs un record dans l’histoire du mouvement – en sont un bon exemple. Même s’ils y mettent beaucoup d’énergie et de talent, ces fidèles ne parviennent à faire que du ressassé:  ils publient une revue qui en est à son vingtième numéro et pourtant, à chaque fois que je vois ce numéro, j’ai l’impression que c’est le même, que c’est une variation sur le précédent qui à son tour n’a fait que varier sur celui d’avant – et cela remonte jusqu’au premier numéro, de 1968, auquel j’avais encore participé. Tout, depuis, n’est qu’un interminable écho d’un big-bang originel, ceci dans un sens très concret; il s’agit presque des mêmes chroniques, des mêmes articles…
Et ce n’est pas seulement l’affaire de ce groupe. Le fait que le surréalisme ait fini par constituer un système à partir des idées de l’automatisme, de l’imagination sans entraves, tout cela, qu’il les ait enfermées dans des formules et qu’il tourne toujours autour des mêmes figures fait qu’il est difficile d’en sortir quand on part de là. Les valeurs que le surréalisme a fait siennes, la spontanéité, l’expression du désir, la magie des rencontres, etc. restent certes importantes, mais pour les faire vivre, il faudrait les définir différemment, à partir de tout autres prémisses que celles des surréalistes – lesquelles, à mon avis, ont épuisé leur charge énergétique et ne peuvent plus rien donner. C’est comme en musique, un noyau thématique peut engendrer une composition très complexe – mais à un moment donné, elle arrive à épuisement.
Et puis, l’époque elle-même n’est plus propice à cette sorte de totalisation: les grandes idéologies ont démontré leur relativité, et il vain de ne pas en tenir compte.
Quand on est jeune poète, ou jeune amateur de poésie, on vit justement dans la relativité d’une certaine poésie contemporaine qui n’en finit pas e mettre en cause ses propres moyens, sa vocation, sa nécessité même d’exister. Pouvez-vous comprendre que, dans ces conditions, on puisse être nostalgique de l’idéologie, voire de la naïveté surréaliste, par contrecoup?
Oui, je comprends. Ce dont on peut légitimement être nostalgique, surtout quand on ne l’a pas connu, c’est l’intérêt passionné qu’à l’époque des programmes, on portait aux débats et aux idées qui nous agitaient, et l’importance qu’on leur prêtait. Quand on faisait quelque chose, on y croyait, avec démesure, et cette démesure elle-même était porteuse. Cela a disparu, et pas seulement dans les zones de l’avant-garde: je crois que l’art, même pour des esprits conservateurs, avait une importance qu’il n’a plus aujourd’hui. A présent, tout se passe comme si plus rien n’importait. Et des choses qui importent, on peut en être nostalgique.
 En même temps, il serait faux de penser que toute exigence disparaît fatalement avec l’adhésion à un programme: on s’invente toujours des valeurs à défendre, même quand on sait qu’elles sont relatives. Le scepticisme n’exclut pas la naïveté, l’attachement à une morale et une vision du monde personnelles. Même si le scepticisme forme un fond de conscience, on continue à faire des choix et à les affirmer, à les suivre.
Ce qui reste de la “foi”, c’est la pratique, simplement. Ce qui me paralysait dans le surréalisme, c’était la foi en une finalité, une vérité à découvrir: tout ce qu’on faisait, même les choses qu’on pouvait vivre comme une aventure – jeu ou promenade – devait toujours déboucher sur une espèce de révélation, de conclusion– et moi, j’étais toujours bloqué quand il fallait arriver à la conclusion. Plus tard, quand j’ai abandonné la perspective surréaliste, la question du but à atteindre ne me pesait plus et je suis arrivé à mes propres conclusions – mais qui étaient autant de silences, si vous voulez. Car il y a avant tout  un mouvement, dans l’écriture comme dans la vie, un tissu qui se forme, où on est pris peu à peu comme dans une toile d’araignée qu’on fabrique soi-même– bref, quelque chose se crée, on avance mais sans forcément déboucher sur une révélation. Ou plutôt, cette simple avancée me semble en soi être une révélation, du fait qu’elle nous enrichit et nous donne comme une preuve de vie…

SD | Les polémiques de bas étage qui fusent quelquefois entre les revues de poésie peuvent tout de même apparaître comme dérisoires, comme si on continuait de s’inventer des combats (néo-lyrisme contre littéralisme… ) pour masquer le vide évident de sa pensée. Qu’en pensez-vous?

PK | Je ne suis pas contre toute polémique. Il est naturel qu’on prenne position par rapport à ce que font les autres et je regrette que le jugement de valeur soit aujourd’hui proscrit, au nom d’un consensus souriant et peureux. La critique fait bien partie de la pensée et de l’échange entre les êtres, un tri est par définition un signe de vie. Et on trie forcément dès qu’on choisit de boire du rouge ou du blanc; si on se demande, de plus, pourquoi plutôt l’un que l’autre, on avance aussi dans la connaissance des choses. Je trouve donc malsain que l’idée de choisir ait si mauvaise presse aujourd’hui.
Je crois que même chez Breton, ce qu’on donne un peu facilement aujourd’hui pour des a priori moralistes étaient souvent –pas toujours – des attitudes plus vivantes, fondées sur des expériences personnelles mais réelles. Quel exemple donner? le plus grossier peut-être: il n’aimait pas les homosexuels mais il a bien accepté Crevel parce que Crevel lui était sympathique; il était donc prêt à faire des exceptions. D’ailleurs, s’il a exclu du groupe certains membres qui lui étaient antipathiques, c’est parce qu’il savait qu’avec eux, le groupe ne pourrait pas avancer. Reste, certes, la manière dont les choses se sont faites… Mais on trie autant parmi ses amis… plutôt que de gâcher la soirée aux autres, mieux vaut ne pas inviter celui qui va la saboter.
En revanche, s’enfermer complètement dans des réactions, n’envoyer que des flèches à droite et à gauche pour rester soi-même le seul dieu, ça c’est évidemment la mort aussi…  On verse alors bien souvent dans une sorte de rhétorique creuse Pour revenir aux surréalistes justement, j’ai eu un jour entre les mains un recueil de textes rassemblés par les membres du groupe de Bounoure et là j’ai été effaré: il y avait une chronique “à la manière du surréalisme”, une attaque contre un trotskiste qui aurait eu une attitude contre-révolutionnaire, mais c’était réduit, aussi bien pour le fond que pour la forme, à quelque chose de si anecdotique, de si ridicule que ça ressemblait, pardonnez l’expression, à une tache de graisse, c’était collant et inconsistant en même temps…  A ne faire que distribuer des bonnes et des mauvaises notes au lieu d’avancer, à n’être plus que jugement, on se dessèche soi-même.

SD | A propos de cette optique d’échange qui semble être la vôtre… le partage poétique, la poésie faite par tous, ces grands mots d’ordre, vous n’y croyez donc pas du tout?

PK | Non, pas au sens direct de cette “devise”, en tous cas – qui d’ailleurs mérite d’être citée avec prudence. Quant aux échanges ludiques avec des amis, il faut tout de même admettre, un jour, que la vie signifie aussi les soucis, la maladie, la finitude et que la poésie doit à son tour en tenir compte, au lieu de se confondre avec les seuls jeux et échanges passionnels.– dont la recherche nous a fait aussi passer à côté de choses importantes. Et puis, on est plus disponible pour jouer quand on est libre de tout attache, maintenant ces attaches existent et les amis jouent plutôt avec leurs enfants qu’entre eux. Alors, on se revoit, mais plutôt pour retrouver la simple présence des autres. Et peut-être cette présence est-elle ce qui compte le plus, j’y crois en tous cas plus, aujourd’hui, qu’aux grands projets. S’il m’arrive toujours de pousser les échanges plus loin, c’est en parlant à des gens qui font des choses analogues à ce que je fais moi-même et avec qui, à partir de là, le dialogue peut déborder, aller jusqu’à l’effacement des cloisons, mais sans abolir la conscience de ses limites. Où, avant, on était tourné les uns vers les autres – prêts à se fondre les uns dans les autres – j’arrive à présent à des résultats similaires mais où, avec mon interlocuteur, on suit plutôt des chemins parallèles; on se fait des signes, mais comme d’un pont à un autre.
Vous savez, je crois que le surréalisme a raté son rendez-vous avec quelque chose d’essentiel, que je nommerais, moi, la métaphysique. Il l’a raté parce qu’il a depuis le début eu toujours très peur du vide, de tous les vides, et le silence en est un. Le silence n’est pas facile à fixer par l’écriture et bizarrement le surréalisme, qui se prétendait tellement opposé aux mots maîtrisés, ne s’en est pas moins noyé sous des mots au point d’oublier le silence qui parle dans les choses, et même dans les textes d’ailleurs. Paradoxalement, il s’est dès lors fermé à une partie importante de la communication, qui passe par l’indicible.

SD | Enfin, il y a aussi la relation d’un poète à son lecteur, qui n’intéressait pas beaucoup le surréalisme et qui est très présente chez vous. Dans La vie privée, après cet exergue de Montale qui est déjà tout un programme (“ on dit que mes poèmes n’appartiennent à personne, mais ils appartiennent à toi”), vous parlez aussi de cet être invisible et omniprésent, à travers qui, en vous lisant, j’ai eu l’impression d’entrer moi-même dans le texte; j’y ai vu l’idée d’une distance que l’auteur impose au lecteur mais qui serait en même temps la seule à pouvoir ressusciter la communication vacillante…

PK | Oui, mais justement: ce n’est plus l’objet d’une recherche programmatique, mais simplement une chance à ne pas laisser passer, le cas échéant.
Les poèmes, pour moi, ne sont pas toujours de simples objets esthétiques à admirer, quelque chose se révèle à travers eux qui permet aux autres de repenser certaines expériences, voire de les prolonger par de nouvelles promenades. Le plaisir, dans ce cas, n’est pas purement narcissique; ce qui me plaît, c’est que quelque chose qui n’était qu’à moi se mette à circuler, qu’elle éveille des échos dans une autre existence. J’ai un lecteur qui est devenu mon correspondant. Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois ou deux, mais nous nous écrivons régulièrement, à propos de poèmes, mais parfois on en vient à des confidences plus intimes; c’est ainsi qu’on a pu retrouver tous deux, grâce à notre dialogue, certains souvenirs “initiatiques” qui sont à la source même de notre goût pour la lecture…


*****

EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidado: Winsor McCay (Estados Unidos, 1869-1934)


Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 142 | Setembro de 2019
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
logo & design | FLORIANO MARTINS
revisão de textos & difusão | FLORIANO MARTINS | MÁRCIO SIMÕES
ARC Edições © 2019


Nenhum comentário:

Postar um comentário