sábado, 14 de julho de 2018

LILIAN PESTRE DE ALMEIDA | Mémoire d’Alexandre aujourd’hui



Au jeune Alexandre Skapinakis, en remerciement


ENTRANT EN MATIERE | De très nombreux récits se créent et se multiplient tout au long du Moyen Âge autour d’Alexandre de Macédoine (356 av. J.C. - 323 av. J.C.) et de ses conquêtes. Nous n’en détachons initialement que deux fils narratifs: a) Alexandre monte au ciel sur un char tiré par des griffons, motif fréquent dans l’iconographie médiévale chrétienne en Occident et en Orient et b) le dialogue, inattendu, du grand conquérant macédonien avec les sages du Néguev dans le Talmud de Babylone, commenté par un philosophe[1].
Le premier fil narratif est bien étudié par des critiques, européens en général, italiens en particulier; le second fait l’objet d’une des leçons talmudiques d’Emmanuel Lévinas (1906-1995) peu avant sa mort. Mais on articule assez rarement ces deux fils narratifs prenant en considération à la fois la tradition chrétienne et la tradition juive. Il y aurait encore une troisième perspective, celle-ci dûment laïque, contemporaine d’ailleurs comme celle de Lévinas, mais ad usum Delphini.
Il y a une quinzaine d’années, en 2001, le dramaturge Dario Fo (Sangiano, 1926 - Milan, octobre 2016) publie un petit livre illustré reprenant la figure d’Alexandre de Macédoine, son récit éliminant toute connotation religieuse: son texte constitue une leçon politique adressée à un public jeune[2]. Ce faisant, Dario Fo renoue avec une tradition fort importante dans la Péninsule, celle du conte en apparence pour enfants. Cette tradition nous a déjà donné un chef-d’œuvre, celui de Giambattista Basile, Lo cunto de li cunti ou Le Pentamerone (1634-1636)[3] et un recueil fort important, celui d’Italo Calvino, Le Fiabe italiane (1956) en cinq volumes. Nous reproduisons en annexe le conte de Fo dans une traduction en français dont le seul but est d’aider le lecteur à suivre l’analyse du texte italien. Dario Fo ne propose guère de réflexion métaphysique: son récit est un apologue avec des animaux ‘imaginés’ et ‘créés’ par le conquérant, le portrait moral (ou plutôt, amoral) d’Alexandre uniquement centré sur lui-même et un dénouement ironique avec un paysan ignare devenu son double officiel dans les cérémonies publiques après le retour de l’empereur sur terre, complètement fou après son voyage au ciel.
Cet apologue ‘carnavalisé’ pour enfants, et pas uniquement, bien entendu, témoigne néanmoins de la persistance du thème du vol d’Alexandre en Italie et dans la littérature italienne de nos jours. Cette mémoire dans la longue durée, alimentée par une iconographie abondante, est confirmée encore, de façon assez savoureuse et disons-le: gastronomique, par le nom d’un vin rouge de la région de Castel di Salve, dans les Pouilles, Il Volo di Alessandro. En buvant le vin de Castel di Salve l’amateur de cuisine italienne s’élèverait au ciel du palais[4].
Du point de vue juif, Alexandre rencontre à Jérusalem le grand Prêtre ou le roi Salomon, le ‘pacifique’, le conquérant se convertissant, dans certains récits du Talmud, au Judaïsme: des textes savants signés soit par des rabbins, soit par des universitaires ont déjà exploré ces face à face pour le moins surprenants. Mais nous nous concentrons sur le commentaire de Lévinas à propos du dialogue incisif entre Alexandre et les sages du désert d’Israël[5]. On y traite de l’État et du colonialisme.

VOLANT AU-DESSUS DES NUAGES | Dans la littérature occidentale classique et orientale il n’est pas rare de rencontrer des vols vers le ciel: en plus du très célèbre vol d’un père architecte et de son jeune fils imprudent, qui a essaimé dans tout l’Occident[6], le beau Ganymède vole sur le dos d’un aigle pour rejoindre le ciel; Sindbad le marin s’attache à une patte de l’oiseau Roc et s’élève à des hauteurs vertigineuses descendant sur une montagne qui surplombe une grande vallée pleine de pierreries; le paladin Astolfo, venu aider Orlando (Chants XXXIV, 44-92, XXXV, 1-31) contre les Harpies, survole l’Éthiopie sur son cheval Ippogrifo montant jusqu’à la Lune, etc., etc. Plus surprenant de tous est sans doute le vol d’Alexandre Magne dans une nacelle tirée par deux griffons, thème connu et répandu au moins depuis le Xe siècle en Occident et en Orient à travers des œuvres plastiques (chapiteaux, linteaux et mosaïques d’églises ou tapisseries du XVe ou XVIe siècles dans des palais) ou des miniatures dans des miroirs des princes.
D’après ces textes et leurs transpositions plastiques, le conquérant veut soit voir encore des pays, soit escalader le ciel, soit traverser le pays des ténèbres en essayant de trouver la terre des bienheureux où se trouve un puits d’eau vive. De grands oiseaux l’élèvent sur les airs où il croise une créature ailée qui lui ordonne de regarder en bas: paralysé de terreur, Alexandre obéit et voit l’Océan enroulé, tel un serpent, autour de la Terre.
Ce qu’on appelle le Roman d’Alexandre est un recueil de légendes concernant les exploits et conquêtes d’Alexandre le Grand. Le conquérant vit de nombreuses aventures: rencontre et combat des monstres, descend au fond de l’Océan, monte au ciel. Source de différents miroirs des princes médiévaux, le Roman d’Alexandre fut l’un des livres les plus répandus au Moyen Âge, objet des premières traductions dans les langues vernaculaires[7]. Il y a quatre grandes traditions des vies d'Alexandre dans l'Antiquité: on les désigne par les lettres grecques α, β, γ et ε. On suppose aussi l'existence d'une cinquième tradition, δ, dont il ne semble subsister aujourd'hui aucune version mais qui serait à l'origine des variantes de la version syriaque du VIe siècle[8].
Le vol d’Alexandre Magne peut encore s’articuler avec un autre vol, démoniaque celui-ci, présent dans les Actes des Apôtres (VIII, 9-24), celui du Mage Simon[9] lors de sa dispute devant l’empereur romain avec l’Apôtre Pierre, celui qui a reçu du Christ les clés du ciel, vol mortel pour l’imposteur représenté dans une fresque de Cimabue[10] dans la basilique supérieure de San Francesco, à Assise, et dans de nombreux chapiteaux romans en Italie et en France. Le mage Simon apparaît également sur la très belle porte Miègeville de la cathédrale de Saint Sernin à Toulouse, entouré de deux démons et à côté de la naissance de la vigne.

ENTRE ASCENSION ET CHUTE, UNE EXPERIENCE A MEDITER | Les vols vers le ciel peuvent avoir – on le constate aisément à partir de ces quelques exemples – une issue heureuse qu’elle soit passive (Ganymède enlevé par un aigle jusqu’à l’Olympe, métamorphosé ensuite dans la constellation du Verseau) ou active (Sindbad, l’audacieux débrouillard) ou encore malheureuse, à savoir, une chute mortelle en punition de l’imprudence (Icare), de l’hybris ou de l’imposture (Simon le Magicien). De l’hybris du conquérant affamé de nouvelles conquêtes, l’expression italienne ‘il peccato alessandrino’ en dit long. Mais les vols vers le ciel débouchent encore parfois sur un troisième résultat possible: ils constituent une expérience certes extraordinaire mais ambiguë, devenant objet de réflexion. Voire de négociation ou discussion morale ou religieuse. Tel est le cas de Dédale, l’astucieux, couvert de plumes, présent dans le campanile de Giotto à Florence représentant la Mécanique ou d’Alexandre de Macédoine dans la magnifique mosaïque pavimentale d’Otranto, objet de nombreuses lectures savantes.

LE CONTE DE DARIO FO POUR ENFANTS ET AUTRES | Le récit de Dario Fo prend ses personnages tout d’abord dans l’iconographie. Les formes difformes ou monstrueuses de son conte pour enfants sortent des miniatures du Roman d’Alexandre: des corps sans tête, des bêtes fantastiques, des mélanges hétéroclites d’humains et d’animaux.
Le texte a la rapidité du conte et se déroule par mouvements dans un rythme soutenu, interrompu par des scènes ludiques ou des dialogues divertissants.
Le premier mouvement décrit Alexandre dans sa passion dévorante de découvrir le monde mais il reste incapable de s’ouvrir ou de s’intéresser à l’Autre, ne reculant jamais devant un massacre. Connaître le monde pour lui, c’est le posséder, chaque conquête débouchant sur une autre conquête qui entraîne toujours la destruction. Il représente le désir en flèche incapable de gouverner ou d’administrer pour le bien commun. Il est le conquérant prédateur.
L’étape suivante couvre deux paragraphes: Alexandre tente de faire concurrence à la création divine. Destructeur certes mais aussi fabriquant de nouveaux êtres, non-prévus par la nature ou par Dieu, Alexandre collectionne des animaux pour en créer d’autres en faisant s’accoupler des bêtes différentes. Un passage assez comique du conte montre ses efforts et ses artifices pour accoupler les deux animaux les plus puissants de la terre et du ciel: une lionne et un aigle. Des danseurs hommes et femmes vont offrir, par la torsion de leurs corps, des modèles d’accouplement aux deux bêtes sauvages préalablement droguées. De cette union étrange naissent deux griffons jumeaux au corps de lion avec la tête et les ailes de l’aigle. Alexandre devient créateur de monstres vivants. Pour accélérer leur croissance, nouvelle infraction aux normes de la nature, Alexandre ordonne que les griffons soient allaités, en plus de leur mère lionne, par de jeunes nourrices qui succombent souvent dans leur tâche. Les frontières entre l’animal et l’homme, entre mammifères et oiseaux sont encore brisées.
Suit la troisième étape: une fois que les nouveaux animaux ont grandi, ils doivent servir. Alexandre est le dompteur et l’asservisseur. Il impose un joug aux deux griffons devenus forts, y suspend une nacelle où il s’assoit commodément et les fait voler à l’aide d’une longue canne où est suspendu le foie d’un cheval, leur l’aliment préféré. L’aigle et le lion sont des carnassiers. Alexandre transforme le dicton et l’image populaires – suspendre une carotte pour faire avancer l’âne – en suspendre un foie de cheval pour faire voler les griffons. Le conquérant vole au-dessus des nuages: c’est ce que représentent d’innombrables miniatures et des sculptures dans des églises romanes ainsi que la magnifique mosaïque d’Otranto. Il est ALEXANDER REX dans son apogée.
Le conte de Dario Fo fait un volte-face radical à la quatrième étape, car les deux griffons se mettent à parler comme les hommes et menacent Alexandre de le manger vivant[11]. Les monstres ont appris le langage humain en buvant le lait de leurs nourrices: “avec leur lait ils ont sucé aussi la parole”. La langue d’Alexandre est la leur. Les griffons interpellent le roi. Pourquoi le défi de conquérir le ciel? La faute du conquérant est la démesure, l’hybris, vouloir escalader le ciel et par là, il rejoint tous les révoltés sans qu’on y fasse allusion directement (Lucifer ou Sisyphe)[12]. Les griffons insultent Alexandre, désormais épouvanté. Pour se faire une contention, il tire sur la canne où est suspendu l’appât. Et là c’est l’horreur: les griffons avouent qu’ils se nourrissent surtout de chair humaine. Ce sont des ‘cannibales’. Leur prochain repas, ce sera Alexandre lui-même. Le conquérant pour la première fois de sa vie a peur. “Voi volete mangiarmi … divorare me chi vi ho creato”, tour ironique où se cache en filigrane le souvenir freudien du meurtre du Père par la horde primitive.
Dans le mouvement suivant, les griffons décident d’achever le voyage prévu et d’aller jusqu’à la Lune. Pour un lecteur italien, ce séjour se présente comme l’envers du voyage d’Astolfo sur la Lune. Tout le chant XXXIV de l’Orlando d’Arioste mène à une conclusion lucide: la folie est inexistante sur la Lune, car elle est tout entière sur Terre, jalousement entretenue par les hommes. Or ce que trouve Alexandre sur la Lune c’est la procession de tous ceux qu’il a massacrés et les monstres qu’il a créés. “C’étaient des hommes et des femmes qui ressemblaient à des statues mutilées, quelques-uns sans tête, d’autres sans bras”. Cette foule hallucinante en morceaux l’attaque et ceux qui ont encore une tête lui crachent dessus et ceux qui peuvent lui urinent dessus. Il y en a même ceux qui jettent leurs excréments sur le Roi. Renversé, Alexandre essaie encore de se justifier: toutes ces horreurs ne sont pas uniquement son œuvre à lui. Il n’est pas le seul au monde à s’amuser à créer des monstres.
Dans l’avant-dernier mouvement du conte, les griffons jettent le conquérant dans le vide et le reprennent juste avant qu’il ne devienne “une marmelade” en s’écrasant sur le sol terrestre. Maintenant, à l’inverse du voyage d’Astolfo qui récupère le ‘sens’ pour Orlando, Alexandre perd définitivement sa tête. Il a l’air, tout d’un coup, d’un pauvre idiot sénile. Ses courtisans sont obligés de l’enfermer dans une grotte où il vivra comme une bête jusqu’à la fin de ses jours.
La conclusion du conte de Dario Fo est une mise en scène pathétique: la cour d’Alexandre trouve un paysan physiquement assez semblable au héros déchu, qui deviendra son double dans les cérémonies officielles. Cette imposture évite pour un temps le délabrement total de l’Empire. Dans sa grotte, dans ses rares moments de lucidité, le vrai Alexandre peut méditer sur le danger de croire que connaître c’est posséder.
Ce bref parcours du texte décèle sa modernité et son intertextualité foisonnante. D’une part, Dario Fo connaît sans l’ombre d’un doute l’iconographie du vol d’Alexandre des églises romanes italiennes, voire la grande tenture du Quattrocento de la collection Doria Pamphili dans la Villa del Principe à Gênes; d’autre part, il joue habilement avec les souvenirs classiques de ses lecteurs, en particulier les aventures d’Astolfo de l’Arioste. Il propose une nouvelle lecture du trajet d’Alexandre selon le code de la gauche libertaire italienne faisant l’éloge d’une culture idéale ouverte à l’Autre et respectueuse de la différence. Il condamne le désir de conquête et la manipulation des espèces, suggérant la vraie connaissance comme une forme de co-naissance et non pas d’appropriation. Les parties les plus mémorables de son texte restent néanmoins: l’accouplement comique de l’aigle et de la lionne, le calvaire des pauvres nourrices[13], le dialogue entre Alexandre enfin apeuré et ses griffons-cannibales, la fin inattendue qui reprend la figure du double officiel du Roi des monarchies antiques où l’une des fonctions royales était celle de se montrer au peuple comme une icône.

LE COMMENTAIRE DE LEVINAS | Le texte de Lévinas est autrement subtil. Il part des textes du Talmud de Babylone et son commentaire il le présente à des maîtres du Judaïsme selon des formules pleines de respect. Le texte qui nous intéresse ici s’intitule “Au-delà de l’État dans l’État”, leçon donnée au 29e colloque des Intellectuels juifs, le 5 décembre 1988, publié dans Nouvelles lectures talmudiques (Lévinas, 2005, p. 43-76)[14].
Ce n’est certes pas la première fois qu’un philosophe s’occupe d’Alexandre.
Alexandre (le troisième du nom) est lié aux grands philosophes antiques. Son père, comme on le sait, lui donne pour précepteur Aristote (de 342 à 340 av. J.-C.). Celui-ci (384-322 av. J.-C.) est en fait le fils de Nicomaque, médecin d’Amyntas III, lui-même grand-père d’Alexandre et père de Philippe II. Mais Aristote ne se restreint pas au rôle de précepteur de l’héritier du trône. Il établit pour son élève une édition annotée de l’Iliade, récit épique sur l’expansion grecque, qu’Alexandre emporte avec lui lors de ses conquêtes et dont il s’inspire pour sa ligne de conduite. Mais pour former l'héritier de l'État le plus important de la Grèce, Aristote forge encore, chez son élève, la conviction que le pays peut être unifié sous l'égide de la Macédoine et faire triompher l'hellénisme à travers le monde, si la personnalité d'un vrai roi arrive à l'incarner. La marque décisive du philosophe se mesure au sentiment qu'a Alexandre, assez souvent, d'être investi d'une mission historique concernant l'ensemble du monde grec. Alexandre lit également Hérodote et Xénophon, auteurs qu’il sait exploiter plus tard lors de ses conquêtes.
Les historiens citent souvent encore sa rencontre avec Diogène de Sinope (413-327 av. J.-C.): plein de prévenance, Alexandre demande au philosophe cynique, nu dans son tonneau, s’il a besoin de quoi que ce soit. Diogène lui répond simplement: “Ôte-toi de mon soleil”.
Ces anecdotes et bien d’autres sont connues. Des miniatures médiévales représentent encore la rencontre d’Alexandre soit avec le Grand Prêtre juif, soit avec Salomon. Nul doute n’est possible, l’un ou l’autre porte la Table des Dix commandements, la scène se passant à Jérusalem. Cependant, le dialogue d’Alexandre avec les Sages du Néguev apparaît uniquement dans le Talmud de Babylone. Résumons donc ce passage.
Alexandre pose dix questions aux anciens du Néguev. Les trois premières sont des questions caractéristiques de la Cabbale hébraïque:

1. Il leur a demandé si la distance est plus grande du ciel à la terre que de l’est à l’ouest;
2. Qu’est-ce qui a été créé en premier, les cieux ou la terre?
3. Qu’est-ce qui a été créé en premier, la lumière ou les ténèbres? (Lévinas, 2005, p. 50-56).

Je laisse aux lecteurs le plaisir de découvrir les deux premières réponses dans l’ouvrage de Lévinas. Pour la troisième question, les anciens du Néguev ont décidé d’arrêter ce type d’interrogatoire:

Quand il a posé la question de la lumière et de l’obscurité, ils décidèrent de ne plus répondre, de crainte qu’il en vienne à leur demander, en effet, ce qu’il y a au-dessus et ce qui est au-dessous, ce qui est à l’intérieur, ce qui est à l’extérieur (Lévinas, 2005, p. 56-57).

Lévinas commente brièvement:

Il y a dans cet intermède motivation du silence du sage, il y a l’aristocratisme du vrai savoir et du vrai problème malgré le souci d’universalité. Il y aussi méfiance d’une politique qui se veut philosophie. Nécessité d’une pensée secrète, non pas pour se défendre contre la malveillance et les complots, mais à cause de sa subtilité qui la rend fragile et la veut discrète (Lévinas, 2005, p. 57).

Alexandre continue à poser des questions aux sages:

1. Il leur a demandé: quelle est la définition du sage?
2. Il leur dit: Qu’appelez-vous fort?
3. Il leur dit: Qu’appelez-vous riche?
4. Il leur a demandé: que doit-on faire pour vivre? – Se faire mourir. Et que doit-on faire pour mourir? – Se laisser vivre.

La septième question a une réponse si laconique, passablement stoïque d’ailleurs, que nous la citons et nous renvoyons nos lecteurs au commentaire de Lévinas.
La huitième question du conquérant envisage enfin l’usage du pouvoir et de la séduction dans l’État. Pour la première fois, Alexandre, qui s’était jusqu’ici contenté d’interroger les sages du Néguev, acceptant leurs réponses sans commentaire, réplique en contestant leur réponse:

Il leur a demandé:
Que doit-on faire pour se rendre populaire? – Haïr le pouvoir et l’autorité.
– J’ai une meilleure réponse que la vôtre. Il faut aimer le pouvoir et l’autorité pour accorder des faveurs aux gens.

Lévinas note avec lucidité:

Question et réponse et réplique de celui qui questionne à la réponse qu’il a reçue. Réplique unique dans tout ce questionnaire, ce qui indiquerait un acquiescement aux réponses jusqu’ici données.
Le problème de popularité qu’introduit Alexandre par sa question témoigne qu’à ses yeux l’autorité politique implique un pouvoir irréductible aux attraits du Bien en soi, irréductible au dynamisme éthique comme celui par exemple qui emplit les valeurs évoquées au début du dialogue. Alexandre penserait fermement que l’autorité politique recèle par essence un noyau de tyrannie irréductiblement arbitraire, comme celui que le prophète dénonce dans Samuel I, 8, 11-17. Alexandre le Grand se demande si cette violence royale essentielle ne pourrait pas cependant se rendre aimable par quelque séduction comme celle qu’il propose lui-même en guise de ‘meilleure réponse’. La réponse des anciens du Néguev consiste à refuser précisément la tyrannie, même aimable, et à réserver la suprême popularité à la haine de cette tyrannie irréductible et de l’État qui s’en réclame. Moment peut-être central de tout notre dialogue (Lévinas, 2005, p. 65).

Cette réponse ne signifie pas que, pour Israël et les sages du Néguev, l’État équivaut à l’anarchie. Elle voudrait dire, d’après Lévinas, que l’ordre acceptable ne peut venir à l’humain qu’à partir de la Thora, de sa justice pleine de précautions, de ses juges et de ses maîtres savants. “Attente, attention extrême et histoire en guise de veillée” (Lévinas, 2005, p. 63). Refus profond, haine même du tyrannique, ‘innervant’ toujours le pouvoir politique. Haine que les commentateurs du texte du Talmud le long des temps interprètent comme due “aux amis des hommes au pouvoir”, au fond, la clientèle du maître, objet d’une fausse amitié faite de flagornerie, de soumission feinte et de délation constante, “zone de toute corruption” (Lévinas, 2005, p. 64):

Mais cette haine qui peut s’entendre d’une façon plus profonde, comme un degré élevé de critique et de contrôle à l’égard du pouvoir politique en soi injustifiable, mais auquel une collectivité humaine, par sa multiplicité même – en attendant mieux –, est pragmatiquement astreinte. Critique et contrôle sans merci par lesquels cette autorité politique de fait, injustifiable mais inévitable, peut exercer son pouvoir de fait. Mais pouvoir toujours révocable et provisoire et soumis à d’incessants et réguliers remaniements (Lévinas, 2005, p. 64).

Lévinas nous pose alors la question qui lui tient à cœur: n’est-ce pas là une ébauche de la démocratie? Ou du projet, toujours à poursuivre, démocratique?

N’est-ce pas ainsi que se dessinent, dans ce refus du politique de pure tyrannie, les linéaments de la démocratie, c’est-à-dire d’un État ouvert au mieux, toujours sur le qui-vive, toujours à rénover, toujours en train de retourner aux personnes libres qui lui délèguent sans s’en séparer, leur liberté soumise à la raison? Et le mot excessif de ‘haine’ – haine du pouvoir et de l’autorité politique contrainte – ne signifie-t-il pas l’État démocratique comme faisant précisément exception à la règle tyrannique du pouvoir politique qui, d’après les anciens du Néguev, ne mériterait que haine? (Lévinas, 2005, p. 64-65).

Si cela a un sens, on comprend alors la réplique du grand conquérant. Il propose une ‘meilleure solution’. Il maintient un État qui repose sur la contrainte tyrannique mais la faveur populaire lui est aussi nécessaire. Il pense l’obtenir par la médiation de quelques philanthropes, les amis des hommes. Ces amis sauraient déterminer une politique aimable aux hommes. Et l’État bâti sur un fonds dépourvu de générosité, accorderait aux hommes (les sujets du Maître ou du Roi) des effets bénéfiques. En somme la sécurité sociale, dirions-nous aujourd’hui. Si l’on fait attention à une phrase qui clôt le texte des sages du Néguev au propos d’Alexandre, on comprendrait mieux: nous y reviendrons plus tard à ce qui serait la onzième question dans un dialogue de dix questions.
Mais suivons la liste des questions. En voici la neuvième: “Vaut-il mieux habiter sur mer ou sur terre?” (Lévinas, 2005, p. 65). Lévinas commente cette question et la réponse en paraphrasant la situation de l’Europe, “toujours inquiète sans la paix, effrayée de ses rêves et de ses armes” (Lévinas, 2005, p. 66), e cherchant sans fin.
Dixième question:

“Lequel d’entre vous est le plus sage? – Nous sommes tous égaux, puisque nous vous avons répondu à tes questions comme un seul homme” (Lévinas, 2005, p. 66).

L’intelligence humaine ne peut se penser comme excellence d’un homme particulier. Alexandre cherche le plus sage pour le détacher du groupe, les sages se déclarent tous égaux. Lévinas commente autour du goût de la discussion entre juifs et dans le judaïsme dispersé, où il n’y a point de centre:

La raison générale doit partir d’un ensemble humain et doit pouvoir rejoindre les autres et l’universalité. Il participe à la gloire du génie. L’intelligence est par essence enseignante et nourrie par sa communication même. Les questions des élèves sont indispensables à la réponse du maître. Telle est du moins la voie de la Thora toujours étudiée dans un groupe, et entre hommes qui, penchés sur le texte, ne se ménagent pas: objections, réfutations, attaques, défense – ‘guerres de la Thora’ où impitoyablement père et fils s’affrontent, se repoussent et se heurtent. Voilà, contre tout dogmatisme, les dialogues, véhéments s’il le faut, nécessaires à l’unité du judaïsme dispersé. Le début du verset Jérémie, 50, 36 dont le sens obvie se traduit: ‘Guerre aux trafiquants de mensonge, ils perdront la tête’ devient, dans la traduction midrachique[15] du traité talmudique Berakhot 63a – grâce à l’ambiguïté du mot hébraïque badim, signifiant et ‘trafiquants du mensonge’ et ‘isolés’–: “malheur à ceux qui dans l’étude de la Thora s’isolent, il deviendront stupides” (Lévinas, 2005, p. 67).

Reste une onzième question, inattendue. Imprévue de la part d’Alexandre:

Pourquoi vous opposez-vous à nous?
À moins que cette question [ … ] – suppose Lévinas – ne découle des réponses données aux dix premières et ainsi ne serve en quelque façon de conclusion à tout le dialogue.

Deux solutions sont possibles: a) c’est une question pro forma qui se nie d’ailleurs en tant que question, car après ce dialogue qui semble attester un accord sur les principes des interlocuteurs – les sages et le conquérant – une convergence entre la culture d’Israël et l’hellénisme s’affirme ou alors b) un retour à la huitième question où il était justement question de l’État. Selon Lévinas, l’opposition se serait maintenue et l’opposition entre les interlocuteurs aurait conservé un sens strictement politique, quelque chose du genre: “au nom de quoi vous opposez-vous à la puissance politique qui vous domine?” (Lévinas, 2005, p. 68): “Ils répondirent simplement: le Satan[16] est vainqueur. Il est toujours vainqueur” (Lévinas, 2005, p. 68-69).
Alexandre réagit immédiatement: “Je peux vous faire exécuter par un décret royal! – le pouvoir est entre les mains du roi, mais il convient mal à un roi de mentir” (Lévinas, 2005, p. 69).
La menace du roi surprend à la fin d’un entretien mené jusqu’alors en toute liberté dans l’esprit de la paix. Le conquérant se trouverait-il attaqué par l’évocation du Satan? Serait-il indigné par la brièveté et la violence de la riposte des sages? Et pourquoi encore la reconnaissance de son pouvoir par les sages mène à l’apaisement? Sans nous y attarder – nous renvoyons le lecteur aux commentaires de Lévinas aboutissant à l’éloge du compromis et aux possibilités toujours ouvertes pour un discours avec le pouvoir[17] – les interlocuteurs s’apaisent:

Apaisement pourtant assez profond puisqu’il devient l’entrée des anciens du Néguev parmi les dignitaires de l’empire d’Alexandre: “Aussitôt il les a revêtus de pourpre et a accroché à leur cou des ornements d’or” (Lévinas, 2005, p. 70).

Mais le texte du Talmud continue encore. Alexandre cherche une autre aventure et annonce aux sages du Néguev qu’il veut descendre en Afrique et leur demande le chemin d’aller et de retour! Ironiquement, Lévinas commente: “Déjà l’entreprise coloniale!” (Lévinas, 2005, p. 71).
Cette marche conquérante d’Alexandre vers l’Afrique reprend d’une certaine manière ce que nous avons déjà trouvé dans le petit conte de Dario Fo. Malgré les avertissements des sages du Néguev, Alexandre part, non pas à la conquête du ciel mais à la conquête des terres inconnues d’Afrique. Et là s’insère un autre apologue, lui aussi imprévu, du Talmud de Babylone. Alexandre descend en Afrique et arrive dans une ville où n’habitent que des femmes.
Lévinas commente le nouvel épisode, fictif comme le premier, bien entendu, l’articulant avec la réalité historique toute proche:

Des femmes! Humains qui ne seraient pas des hommes! Les ‘indigènes’ des conquêtes coloniales, visages toujours ambigus, sous un masque. Êtres humains qu’on n’interpelle pas comme des hommes véritables. Et voilà qu’Alexandre le Grand reçoit chez ces femmes – chez ces humains mais pas hommes, chez cette masse d’ ‘indigènes’ – une leçon. Sagesse qu’à un sage tout homme, comme un maître, apporte, selon Pirké-Avoth.
Il voulait envisager un combat avec elles, mais elles lui dirent: Si tu nous massacres, les gens diront que tu as massacré des femmes. Si c’est nous qui te tuons, on dira qu’on roi a été tué par des femmes.
Le combat colonial comme indigne de gloire! Le combat de conquête comme indigne de gloire! La passion impériale de l’État appelée aux réserves les plus grandes (Lévinas, 2005, p. 72).

Alexandre rentre de son expédition en Afrique plus sage. Il a appris avec les sages du Néguev et avec l’ironie des femmes africaines. Le texte du Talmud s’achève: le conquérant est rentré probablement en suivant les cordes dont il avait déroulé les bobines le long des chemins en partant en Afrique, d’après le conseil des anciens. Il ne risque pas de se transformer en marmelade comme dans le conte de Dario Fo en tombant de la lune. Un premier épilogue commence: Alexandre arrive à une des sources l’Éden en rêvant de paix. La source exhale un parfum exquis. C’est une des versions de notre récit sur Alexandre. Il s’arrête de vouloir l’expansion sans fin, il arrête la violence politique.
Mais, continue encore une autre version: “selon certains, il remonta le long de la source jusqu’à l’entrée du Jardin de l’Eden ”. L’odeur ne lui suffit plus, il veut l’Éden. “Il arrive et dit: ouvrez-moi la porte. On lui répondit: “c’est la porte de l’Éternel: les Justes la franchiront” (Psaumes 118, 20)” (Lévinas, 2005, p. 74).

Alexandre proteste au nom de sa dignité royale, tyrannique:

Je suis roi, je suis un homme important! Donnez-moi quelque chose, dit Alexandre. On lui donna un globe oculaire.
Il pesa avec tout son argent et tout son or, mais l’ensemble ne pesait pas autant que le globe oculaire.
– Que se passe-t-il? demanda Alexandre aux rabbis.
– C’est l’œil d’un être humain, qui n’est jamais rassasié.
– Comment savez-vous qu’il en est ainsi? – Recouvre-le avec un peu de poussière et il deviendra léger, car il est dit: “Le séjour des morts et l’abîme sont insatiables: Les yeux des hommes également” (Proverbes 27, 20) (Lévinas, 2005, p. 75).

Au bout de cette petite exploration sur Alexandre dans le Talmud de Babylone, le lecteur comprend qu’on lui a raconté trois histoires qui s’enchaînent ou s’articulent, chacune d’elles suivie soit d’une frustration apparemment acceptée, soit d’un compromis de la part d’Alexandre: apaisement du Roi devant les sages du désert qui lui résistent et qu’il investit comme des dignitaires de sa cour; reconnaissance de sa folie de vouloir conquérir une ville de femmes en Afrique; la découverte de la mort avec la petite boule de l’œil humain. Comme le commente Lévinas: “La mort réduisit à son poids véritable les splendeurs de l’œil insatiable” (Lévinas, 2005, p. 75).

EN GUISE DE CONCLUSION OU EN RENOUANT LES FILS | Conquérir le ciel c’est plus spectaculaire, essayer de conquérir une ville africaine habitée rien que par des femmes est apparemment plus modeste, mais plus proche de notre expérience humaine et historique. La conquête du ciel ou le vol jusqu’à la Lune à l’aide des griffons apparaît dans des textes ou romans de fiction du Moyen Âge et dans l’iconographie des églises romanes ou dans les miroirs des princes, la discussion d’Alexandre avec les sages du Néguev reste un texte oral elliptique, passé tard à l’écrit, pour discussion entre maîtres et élèves: autrement dit, pour l’incessante relecture et la constante réactualisation de l’insondable. On ne trouve pas d’iconographie à propos de ce dialogue, objet de discussions continuelles mais pas d’illustrations.
À l’intérieur de chacun des textes que nous avons parcourus, l’attitude à l’égard d’Alexandre le Grand est différente: le conte de Fo punit sévèrement le conquérant avec l’imbécilité précoce et l’enfermement secret dans un trou à bêtes sauvages; les contes sibyllins du Talmud humanisent Alexandre et l’enseignent. De toutes les façons on lui fait savoir que l’accès de l’Éden est pour les Justes, pas pour les politiques.
Mais jetons encore un dernier regard à notre bouteille de rouge des Pouilles, de Castel di Salve, au Sud de l’Italie, Il Volo di Alessandro: tout y chante l’apothéose du grand conquérant. L’élan vers le haut du grand V sur les étiquettes des bouteilles signifie Victoire et le dessin en grisaille de la tête du toujours jeune vainqueur macédonien mélange et les Chérubins chrétiens et la Niké grecque.
Pour accompagner la lecture de ce petit texte, nous suggérons la consultation des deux Annexes:
a) d’une part, la traduction en français du conte de Dario Fo qui vient de mourir à Milan ce début d’octobre 2016. Avec lui disparaît le dernier ‘jongleur’ de la Péninsule, héritier des farces du Moyen Âge, le continuateur de la commedia dell’arte et du gros rire ‘contadino’;
b) d’autre part, quelques exemples européens d’iconographie médiévale sur le thème ‘le vol d’Alexandre’ et sa persistance jusqu’à nos jours même dans la publicité d’un vin rouge de l’Italie du Sud et
c) enfin, comme il n’y a pas d’illustration, du moins à ma connaissance, sur les trois histoires de la rencontre d’Alexandre avec les sages du Néguev dans le Talmud de Babylone, on propose simplement une image du désert, source traditionnelle de méditation et de spiritualité depuis l’Antiquité.

ANNEXE

Dario Fo, L'ascension d’Alexandre Magne porté au ciel par deux griffons (traduction en français par Lilian Pestre de Almeida)

Alexandre Magne était un empereur très puissant. Sa passion était de découvrir le monde, mais il ne faisait pas du tourisme normal lui donnant la possibilité de connaître de nouveaux pays, des gens nouveaux. Son tourisme était assez particulier; il voulait tout découvrir pour conquérir, posséder au risque de détruire. Pour lui la connaissance signifiait pouvoir, signifiait imposer la soumission. Là où il trouvait un obstacle, il le résolvait par un massacre, un carnage.
À vrai dire, peu lui importait de gérer, de gouverner un royaume – il lui suffisait de pouvoir dire “je le possède!”, mieux, “je l’eus, il fut à moi!”. Ainsi, souvent après les avoir volés pour de bon, il abandonnait ces lieux pour se jeter dans de nouvelles conquêtes; donc, de la Perse – son principal royaume – il conquit l’Égypte et descendit jusques en Inde.
Sur les cartes, il possédait le plus grand empire jamais conquis par un homme. Mais pour gérer et gouverner un tel empire Alexandre aurait dû résider longtemps sur chaque territoire: connaître les problèmes, organiser l’administration, les voies de communication, les marchés; s’occuper des terrains agricoles, donc des eaux, de l’irrigation et des cours navigables; pour ne pas dire promulguer des lois et les faire respecter. Mais Alexandre n’avait pas le temps, il devait toujours aller de l’avant, plus loin, à la conquête d’autres terres; soumettre d’autres peuples, abattre des murailles et des tours, subjuguer.
Encore jeune et ayant collectionné un immense empire, bien qu’aléatoire, il se dévoua à la récolte et sélection des animaux de tous types et races. Il s’amusait à croiser des animaux de différentes espèces, obtenant d’étranges créatures, souvent élégantes et curieuses, parfois des chimères et des monstres.
Son rêve était de réussir à croiser les deux animaux considérés les plus puissants: le lion et l’aigle. Il essaya avec mil expédients, mais il était difficile de les obliger à faire l’amour: ces deux animaux n’éprouvaient aucune attraction sexuelle entre eux. À la fin, il les gorgea d’aliments et de boissons fortement aphrodisiaques, alors il ordonna à une troupe de danseurs mâles et femelles, spécialisés dans des figurations d’embrassements à la limite de l’obscénité, de s’exhiber à ces deux bêtes, impliquant tous les deux dans le jeu d’accouplements tordus et acrobatiques. Et là les choses commencèrent à fonctionner: la lionne se démenait sur ses pieds comme une odalisque; l’aigle volait tout au tour battant les ailes comme des manteaux entourant la lionne qui crachait des plumes à chaque étreinte.
“J’en ai maintenant un désir bestial! – pépiait rauque le roi des oiseaux – Je me roulerai comme une pute a côté de toi, belle souillon … mais pour l’amour de Dieu, tu pues comme un égout!”
“Elle est belle ta puanteur … à part que, avec tes plumes qui s’agitent autour de moi, tu me donnes envie de vomir”.
Mais peu à peu, les deux animaux, à la fin, s’accouplèrent, avec des rugissements et hululements de plaisir. De cette folle étreinte, naquirent deux griffons, les êtres mythiques au corps de lion, à tête et aux ailes d’aigle. Chacun d’eux exhibait quatre splendides ailes. Les deux exemplaires, encore petits, étaient déjà assez imposants et terrifiants.
Alexandre avait un programme: les faire grandir rapidement et ensuite s’en servir pour se faire transporter en vol le plus haut possible vers le ciel. La mère lionne les allaitait, mais la nourriture que ces deux oiseaux réussissaient à téter dans les six mamelles n’était pas suffisante pour satisfaire leur appétit. Alexandre donna l’ordre qu’ils viennent allaités aussi par des femmes; chaque jour, deux à deux, des dizaines de jeunes nourrices offraient leurs seins aux deux oiseaux-monstres. La plupart d’entre elles s’évanouissaient pendant l’alimentation. Après un an les griffons étaient grands et puissants, chacun d’eux battait ses quatre ailes et s’élevait en vol facilement. Alexandre imposa un large joug au col des deux griffons côte à côte, y suspendit au centre un grand panier dans lequel commodément il s’installa. Il s’était procuré une canne très longue, au bout de laquelle il avait enfilé un foie de cheval, – c’était un des aliments préférés des griffons – et depuis son panier la leva vers le haut, au-dessus de la tête des bêtes, qui allongèrent goulûment le cou vers le morceau de foie, battant des ailes, pour l’atteindre. Ainsi les deux monstres volants transportèrent vers le haut, toujours plus haut, le sournois Alexandre.
Désormais l’étrange carrosse avait dépassé les cimes des montagnes plus élevées … Alexandre Magne scrutait l’horizon et admirait les terres pour lui encore inconnues … Il pensait pour soi :
“Splendides en vérité, mais j’en ai assez de royaumes, territoires, guerres et conquêtes … ”
“Certes … quel avantage en avez-vous tiré, après? Une voix imposante lui fit écho”.
“Mais qui parle?” Alexandre regardait tout autour et ne voyait personne.
La voix mystérieuse continuait: “Je te comprends. Celui qui ne détesterait pas de faire massacrer sa propre armée seulement pour réussir à anéantir deux ou trois des ennemis”.
“On peut savoir qui parle?”, hurlait Alexandre presque hystérique.
“Nous!” répondirent à l’unisson les deux griffons.
“Vous? Qui vous a appris à parler avec la voix et le langage des humains?”
“Nos nourrices, elles, avec leur lait nous avons tété aussi les paroles … De toute façon … Nous te disons, cher empereur … Vu que tu te sens désormais blasé de conquérir des terres, après les avoir gorgées de sang, alors il t’est venu le défi de conquérir le ciel?”
“Non, à vrai dire j’étais seulement curieux de voir … d’observer d’en haut le monde … ”
“Tais-toi, imposteur – l’insultèrent en unisson les deux griffons – et pour commencer tire vers le haut cette canne avec cette cochonnerie de foie pendu!”
“Quelle cochonnerie? Ce n’est pas votre aliment préféré?”
“Mais non, nous te l’avons fait croire … Notre aliment préféré ce sont les hommes”.
“Comment?”
“Si! Nous nous alimentons seulement de la chair des hommes. Et notre prochain repas nous le ferons avec toi! Ça ne te plaît pas?”
Le visage d’Alexandre blanchit d’épouvante et, sans doute pour la première fois de sa vie, il se sentit trembler: “Vous voulez me manger … dévorer celui qui vous créa?!”
“Tu as raison – répondirent les griffons – tout d’abord il nous paraît juste de te permettre d’achever ton voyage. On te portera jusqu’à la lune!”
Aussitôt dit, aussitôt fait, battant des ailes à un rythme effréné, les griffons arrivèrent sur la lune et firent un vol plané sur un grand espace de poussière. Vint alors à leur rencontre une vociférante procession d’êtres étranges. Des hommes et des femmes qui ressemblaient à des statues mutilées, quelques-uns sans tête, d’autres sans bras … d’autres encore aux corps endommagés, déchirés, et cependant ils se mouvaient presque sans difficulté.
“Mais qui sont-ils? Qui les a réduits ainsi?”, demanda bouleversé Alexandre.
“Tu ne les reconnais pas? En grande partie c’est ton œuvre à toi et à d’autres magnifiques conquérants comme toi. Peut-être tu as oublié combien de têtes tu as fait décapiter? Et combien de femmes mises en pièces avec leurs petits enfants?”
Les tronc … s d’hommes, presque en dansant, se mirent autour des trois et, celui qui possédait encore une tête cracha sur la face d’Alexandre. D’autres urinèrent sur lui, d’autres encore, de leurs fesses, jetèrent sur lui des merdes horribles. Alexandre se trouva tanné et souillé de toutes les saletés. Mais la procession n’était pas finie. Des monstres horribles s’avancèrent, des bêtes aux têtes humaines, des hommes aux carapaces d’animaux et d’étranges créatures à deux têtes, des troncs de bouc aux seins de femme et groin de porc. Des bêtes qui glissaient sur le ventre comme des serpents mais avaient des visages de singe et, sur le dos, des bosses de chameau.
“Mais cette œuvre n’est pas uniquement à moi!” essaya de se défendre Alexandre.
“À vrai dire tu n’es pas le seul au monde à s’amuser à créer des monstres. Mais regarde avec tes compères fous fanatiques, ce que vous avez combiné!”
Ainsi, ricanant, les deux griffons soulèvent Alexandre et le flanquent dehors de la lune.
L’empereur roula dans le vide, disparaissant de temps à autre dans les nuages. Il était tellement terrorisé qu’il ne réussissait à faire sortir un gémissement. La terre venait à son encontre à une vélocité incroyable … il était sur le point de s’écraser sur le sol … quand les deux griffons l’attrapèrent et le saisirent, évitant qu’il devienne une marmelade. Mais à cause de tant d’épouvante désormais Alexandre était devenu fou: les yeux vides comme du verre, il bredouillait des mots sans sens apparent, se mouvait rigide, fatigué. Il était désormais un vieillard chenu. Où étaient le feu puissant et la magie du regard du divin empereur? À part quelques fidèles officiers, personne désormais ne le reconnaissait dans cette ruine. On le cacha dans une grotte où il vécut comme un animal en prison jusqu’à la fin de ses jours.
Afin que l’Empire ne s’écroule et ne soit envahi par tant d’ennemis qu’Alexandre s’était créés avec ses guerres et ses invasions, on a dû mentir et dire qu’il était en parfaite santé. On trouva un paysan qui lui ressemblait vaguement, pas cultivé du tout, mais sournois et très habile à réciter les gestes et les comportements de l’empereur. On le mit sur la selle du cheval royal et on le fit défiler par les villes pour monter que l’empire de Perse avait encore son chef. De son antre, observait celui qui l’avait été l’état de son royaume et dans les brefs moments de lucidité qui lui restaient, méditait sur la tragique erreur d’avoir confondu connaissance et pouvoir.



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Agulha Revista de Cultura
Número 115 | Julho de 2018
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[1] Le Talmud de Babylone est l’un des deux Talmuds existants (avec le Talmud de Jérusalem) compilé autour du VIe siècle au sein de la diaspora juive de Babylone.
[2] L’Ascensione di Alessandro Magno, par Dario Fo, conte indiqué par l’éditeur italien pour les enfants de 8 ans. Fo indique d’ailleurs sa source immédiate: dal romanzo greco dello pseudo-Callistene vissuto ad Alessandria d'Egitto nel IV sec. d.C.”.
[3] Le film récent de Matteo Garrone, Il raconto dei raconti, de 2015, a remis à la mémoire collective le charme incantatoire de l’œuvre de Basile. Selon Benedetto Croce, le Pentamerone est le plus beau livre baroque italien.
[4] De façon révélatrice ‘le palais de la bouche’ se dit en portugais ‘o céu da boca’.
[5] En hébreu biblique, Néguev signifie ‘Sud’.
[6] Du passage connu d’Ovide dans les Métamorphoses (VIII, 152-259) aux magnifiques et problématiques transpositions signées par le peintre flamand Breughel l’Ancien et le poète anglais W. H. Auden – l’une picturale, l’autre poétique sous forme d’ekphrasis – ces œuvres modernes mettent en scène un vol qu’on ne veut plus voir ou qu’on ignore simplement. Chez Breughel l’Ancien (c. 1525-1569) ou chez Auden (1907-1973), le spectateur détourne les yeux du ciel, distrait par des activités quotidiennes.
[7] Concernant la littérature française, le poème d’Alexandre de Paris marque l’apparition du vers de 12 syllabes, nommé depuis ‘l’alexandrin’.
[8] Cf. Le roman d'Alexandre”, Babelio; Alexandre d'Albéric de Pisançon, bibliotheca Augustana; “A Companion to Boethius in the Middle Ages; “Bulletin codicologique”.
[9] Le mage Simon, en plus des Actes et du texte de Voragine (XIIIe siècle), est cité par Dante, dans la Divine Comédie, dans l’Enfer (XIX, 1-6), où il se trouve parmi les simoniaques. Dans la littérature française contemporaine, le poète Guillaume Apollinaire évoque également Simon le Magicien dans le poème “Zone”, du recueil Alcools (1913). Dans ce poème, en plus des exemples classiques de vols, Apollinaire ajoute des exemples bibliques ou grecs à l’Ascension du Christ, le vol vers le ciel par excellence du point de vue chrétien. Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder: “ils disent qu'il imite Simon Mage en Judée; / ils crient qu'il sait voler qu'on l'appelle voleur; / les anges voltigent autour du joli voltigeur; / Icare Énoch Élie Apollonius de Thyane; / ils flottent autour du premier aéroplane ”. Enfin Jean-Claude Carrière fait de lui le personnage central de son roman Simon le Mage, dont l'action est située au Ier siècle.
[10] La fresque de Cimabue fait partie des histoires des saints Pierre et Paul sur le transept droit.
[11] Du point de vue littéraire de nombreux mythes grecs font allusion à l’anthropophagie: Cronos dévorant ses enfants, le Cyclope Polyphème mis en échec par Ulysse, le peuple anthropophage des Lestrygons cité dans l’Odyssée ou le roi Laomédon, le souverain mythique de Troie, qui y condamne des jeunes filles etc. Du point de vue moderne, le célèbre épisode des cannibales des Essais de Montaigne commente l’anthropophagie rituelle brésilienne qui a impressionné pendant longtemps les esprits aux XVIe et XVIIe siècles. Le souvenir de Montaigne réapparaît dans le personnage Caliban, de La tempête de Shakespeare, anagramme de cannibale.
[12] Voir à ce sujet, en particulier, les deux essais d’Albert Camus, Le mythe de Sisyphe (1942) et L’Homme révolté (1951).
[13] Le lecteur, ou plutôt la lectrice, songe surtout au bec de l’aigle des griffons.
[14] Cet ouvrage était présenté par Pasquier Sylvaine, dans L’Express ainsi: “Emmanuel Lévinas se voulait philosophe et juif – et non philosophe juif, insistait-il – héritier de deux traditions, de deux visions du monde, l'une occidentale, issue de l'antique Grèce, l'autre biblique, via la Torah et le Talmud. Il passait pour ‘le plus laïc des penseurs religieux et le plus religieux des penseurs laïcs’, sans que cette formule épuise un certain mystère. Lévinas veillait à séparer ses Lectures talmudiques de ses écrits philosophiques, en les publiant chez des éditeurs différents. Dernier message, signe dans l'absence, le cinquième volume de cette oeuvre distincte– trois leçons prononcées en 1974, 1988 et 1989 – souligne paradoxalement à quel point la place centrale que donne Lévinas à la ‘responsabilité pour autrui’ s'enracine directement dans la conscience juive”.
[15] Lévinas écrit midrachique, le dictionnaire registre midrashique: qui a trait au midrash, méthode d’exégèse herméneutique créée par des rabbins, lisant la Bible comme un énorme système de sens. Les Midrashim (pluriel de midrash) constituent la tradition orale, censée être enseignée depuis le don de la Torah au Mont Sinaï: elle est mise par écrit vers le IXe-Xe siècles.
[16] Probablement ce Satan n’a rien à voir avec Satan du Christianisme. Dans les deux premiers chapitres du livre de Job, le terme revient plusieurs fois, toujours précédé de l’article: le Satan, comme ici. Il ne s’agirait pas d’un nom propre, plutôt d’une fonction: l’antagoniste.
[17] Rappelons la vieille tradition de négociation dans les traités juifs le long de tout le Moyen Âge.

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