Celui qui voit éclaire. [1] Cette déclaration de Joyce
Mansour, poète surréaliste, à propos d’Henri Michaux rend hommage à son travail
poétique et pictural. “Le noir centrifuge éclate sur le papier” [2] écrit-elle encore, évoquant ici ses peintures
à l’encre de Chine, ou plus loin, ses aquarelles: “Voilà l’eau de l’aquarelle /
L’itinéraire du rêve dirigé au crayon”. [3]
Joyce Mansour, poète révélée par Breton, observe les œuvres des peintres qui gravitent
autour d’elle en cette seconde partie de XXème siècle. Elle écrit des textes poétiques
qui deviennent notamment les préfaces des livres ou des catalogues d’exposition
d’Enrico Baj, Camacho, Pierre Molinier, Wilfredo Lam, ou Matta pour ne citer qu’eux.
Peintre et poète, Henri Michaux attire celle qui écrit des poèmes sur les peintres
et qui, dans “Le Grand jamais”, rend hommage à ses pouvoirs rimbaldiens d’éclaireur
et de voyant.
Dans un livre-objet fascinant, intitulé Le Bleu des Fonds,publié en 1968 aux éditions du Soleil
Noir, avec le peintre Alechinsky, Joyce Mansour devient à son tour celle qui voit
et qui éclaire. C’est donc à la lumière de ce Bleu des Fonds que nous
nous proposons de relire l’autobiographie picturale et poétique d’Henri Michaux, Émergences-Résurgences publiée en 1972. Car lorsque Joyce
Mansour affirme dans un poème dédié à Henri Michaux “celui qui voit éclaire”, elle
noue un dialogue singulier aux allures de jeux de miroir entre le “voir” et le “lire”,
l’ombre et la lumière: éclairée par ses peintures et ses poèmes, elle devient à
son tour celle qui l’éclaire.
En devenant peintre pour Henri Michaux et en multipliant
les collaborations avec les peintres pour Joyce Mansour, les deux poètes tendent
à se faire “voyants”. C’est dans le livre, réinventé dans Le Bleu des fonds et Émergences-Résurgences,
que semble apparaître l’espace idéal de cette mue du poète vers la peinture, ouvrant
un dialogue complexe entre le “voir” et le “lire”. L’espace-livre est en effet recréé
par Henri Michaux et Joyce Mansour comme un espace d’exploration des fonds et d’éclairage
des profondeurs du “moi”, envisagé comme “position d’équilibre” [4] par Michaux, nécessitant l’invention
d’un langage corporel à la fois pictural et poétique. La notion de fond, au sens
pictural, comme arrière-plan, champ du tableau duquel la figure se détache, mais
également, dans un sens plus abstrait, comme élément essentiel d’une personne ou
d’une chose, sera la clé de voûte de ce travail qui tente de rassembler deux poètes
encore très peu évoqués de concert par la critique littéraire. [5] Le livre-objet, dans lequel s’associent
les mots et les images picturales et où s’invente un autre langage, apparaît comme
l’espace pour Henri Michaux et Joyce Mansour d’exploration des profondeurs du moi
(“position d’équilibre” mais aussi instance de l’appareil psychique recouvrant l’inconscient
et les rêves) et de l’intime (du latin intimus, soit ce qui
est le plus en dedans, ce qui est “au fond de”).
Le Bleu des fonds, livre-objet réalisé par Pierre Alechinsky avec Joyce Mansour, et Émergences-Résurgences d’Henri Michaux se présentent comme
des livres-espace marqués par les passages entre peintures et poèmes. Cet espace
apparaît comme le lieu dans lequel s’exprime la difficulté à dire l’intime par les
mots et la nécessité de faire alliance avec la peinture, voire d’inventer un nouveau
langage corporel poétique et pictural, parvenant à toucher les profondeurs du ou
des “moi”.
1. Le bleu des fonds et Émergences-Résurgences:
passages dans deux livres-espaces
Le Bleu des fonds, livre-objet et poème-pièce de théâtre, se déroule “dans une chambre pelée
aux murs trop nus” [6] dans laquelle
trois personnages errent désemparés: Maud, Jérôme son mari et le Flotteur, le Père.
Ce livre hybride occupe une place particulière et originale non seulement dans l’œuvre
de Joyce Mansour puisque c’est sa seule et unique expérience d’écriture théâtrale,
mais aussi dans l’espace, comme en témoignent les images suivantes.
Le Bleu des fonds est constitué d’un cylindre de polyester transparent dans lequel apparaît
une eau-forte orange et rouge sur fond blanc de Pierre Alechinsky. Sur cette eau-forte
des méandres de traits qui s’entremêlent apparaissent. Ce rouleau paraît mimer les
rouleaux de papyrus, les volumens égyptiens, mais il est impossible de toucher l’eau-forte,
emprisonnée dans le polyester et qui ne peut donc qu’être vue, à travers la vitre.
Tel une ancre à son bateau – la métaphore marine est omniprésente dans Le Bleu des fonds – le volumen est relié et
attaché par un cordage à un étui de liège contenant le livre, lui-même illustré
d’autres eaux fortes. Le livre est donc ici composé de trois parties liées entre
elles: l’étui relié au tube de polyester par une corde, et le livre lui-même qui
contient la pièce de théâtre. C’est donc un véritable volume, un objet matériel
en plusieurs dimensions qui réinvente les quatre dimensions traditionnelles du livre
classique (dos / tranche / première de couverture / 4ème de couverture). Ici, le
livre apparaît comme une sculpture maritime fragile qui semblerait pouvoir flotter.
Abrité des regards, serré dans son étui, il éveille la curiosité du lecteur devenu
spectateur et acteur: il doit en effet, pour accéder au livre, le sortir de sa gangue
de liège imperméable.
Joyce Mansour, grande amie d’André Breton, longtemps
considérée comme la femme-poète du mouvement surréaliste, inscrit ainsi Le Bleu des Fonds dans les recherches de “poème-objet” du
chantre du surréalisme. Dès 1929, celui-ci réalise son premier poème-objet qu’il
définit comme une “composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et
de la plastique en spéculant sur leur pouvoir d’exaltation réciproque”. [7] En évoquant la notion de “plastique”,
Breton fait de la poésie un objet relatif aux formes dans l’espace. Joyce Mansour,
avec Pierre Alechinsky, dans ce livre-objet qu’est Le Bleu des fonds donne
de nouvelles formes à la poésie: ensemble, ils donnent forme à un livre qui à son
tour prend celle de l’objet. Tous deux, ils combinent ainsi, pour reprendre les
termes d’André Breton, les ressources de la poésie et de la plastique, et spéculent
sur “un pouvoir d’exaltation réciproque” qui est ici pouvoir de transformation et
de déplacement du poétique. Dans son essai, La plasticité au soir de l’écriture,
la philosophe Catherine Malabou souligne toute l’ambivalence du terme de plasticité
qui ”désigne à la fois la capacité à recevoir la forme (l’argile, la terre glaise
par exemple sont dites “plastiques”) et la capacité à donner la forme (comme dans
les arts ou la chirurgie plastiques).” [8]
Joyce Mansour pousse plus loin encore l’exaltation par la confrontation du poème
à l’espace de la scène de théâtre. Comme l’écrit Octavio Paz dans la préface du
catalogue de livres objets de Breton Je vois, j’imagine, ”Le
poème-objet est un cas privilégié de passage”. [9] Dans Le Bleu des Fonds, le cordage qui relie
le tube de polyester à la boîte au livre symbolise ce passage de l’objet (le tube
et l’image qu’il renferme) au livre et aux mots et images qu’il renferme. Passage
du mot à l’image, de l’art visuel à l’art verbal, de l’espace de la page à l’espace
de la scène.
“Passage” écrit Octavio Paz pour définir ces poèmes-objets.
Passages, c’est aussi le titre d’un recueil de Michaux,
qui cherche à révéler dans toute son œuvre ces passages entre plusieurs “moi”, et
plusieurs écritures. Ainsi, lorsqu’il donne à ce que l’on pourrait définir comme
son autobiographie poétique picturale, le titre d’Émergences-Résurgences,
c’est avant tout la notion de passages entre deux espaces indéfinis qu’il souligne.
Le terme d’émergence renvoie en effet au fait d’émerger, de sortir à la surface
de l’eau ou d’apparaître. De même, la résurgence renvoie au fait de réapparaître,
de ressurgir. En géologie, c’est une réapparition sous forme de source, d’une nappe
d’eau souterraine. Ces deux mots renvoient tous les deux à un mouvement complémentaire
d’apparition, à un passage d’un “espace du dedans” [10] à un espace du dehors, de l’écriture à la peinture qui sont pour
Michaux des lieux, des terrains d’exercice. Certes, Michaux ne crée pas ici un “livre-objet”
ni même ce que l’on appelle un “livre d’artiste” et sa forme extérieure est celle
du livre traditionnel, mais il se sert de l’espace du livre classique dans lequel
il insère les reproductions de ses tableaux pour dire sa recherche perpétuelle de
passages entre le “voir” et le “lire”, qu’il lie au récit d’instants de sa vie intime.
Dans Émergences-Résurgences, voir et lire entrent en dialogue,
non pas seulement dans un rapport d’illustration mais de réflexion et de questionnement
comme on peut le voir dans les dessins et peintures dont on ne sait pas au premier
abord s’il faut les “voir” ou les “lire”. En témoigne notamment le premier dessin
intitulé “Narration”, réalisé en 1927, qui ouvre Émergences-Résurgences, plaçant
donc le recueil sous l’égide des passages indistincts entre dessin et écriture.
Ces passages entre peinture et écriture sont malgré
tout marqués dans ces deux recueils par une méfiance à l’égard des mots et de l’écriture
qui pourraient alors apparaître comme des barrages à l’expression du moi et de ses
profondeurs les plus obscures. Michaux y écrit en effet, alors qu’il évoque la mort
de sa première femme, Marie-Louise Ferdière: “Des mots? Je n’en veux d’aucun. À
bas les mots. Dans ce moment aucune alliance avec eux n’est concevable”. [11] Il n’est donc pas ici question pour
Michaux de “dialogue”, ni même “d’alliance” entre la peinture et l’écriture. L’usage
du terme d’“alliance”, qui résonne dans sa dimension politique et militaire, révèle
l’état émotionnel de Michaux qui distingue alors les deux modes d’expression. Michaux
semble dire ici un état proche de celui d’une guerre, ou en tout cas, d’un bouleversement
qui l’aurait fragilisé au point de se désunir des mots pour au contraire se fondre
et se mélanger avec la peinture. “Se fondre”, c’est d’ailleurs là l’une des étymologies
du verbe “s’allier” qui, aux XIIème et XIIIème siècles, renvoyait notamment au fait
de fondre des métaux (cf.TLFI).
De même, l’un des trois personnages du Bleu des Fonds, Jérôme qui est sans doute – Joyce Mansour
entretient à dessein un certain flottement des identités – le mari de Maud, affirme:
“Nous nous perdons dans des labyrinthes de mots porteurs de maladies étranges. (…) Les termes les plus simples qui tombent de mes
lèvres changent et deviennent animalesques, maléfiques. Je t’écoute, Maud; tes phrases
sont perfides, fourchues, je suis plus qu’une feuille arrachée d’un dictionnaire
sans traducteur”. [12] Les mots semblent
ici échapper à Jérôme qui ne les maîtrise plus et n’en est plus le sujet: ce sont
les mots “simples” qui tombent et changent. La langue qu’il parle devient étrangère
constituée de mots proches du langage des animaux (“animalesques”), qui toucheraient
à la sauvagerie de l’homme, à son “Mal” (maléfiques). Ses mots sont alors incertains,
hantés par le vide, rappelant ce que Lacan nomme “la parole vide”, [13] qui renvoie à un discours sans parole,
où le sujet s’absente. Jérôme, qui n’est plus ici qu’une feuille de dictionnaire
sans sens, est comme absent face à sa propre parole qui le dépasse et révèle une
intériorité menacée. Dans la pièce, les voix des personnages sont souvent qualifiées
de “neutres”, et les mots tremblent ou s’articulent difficilement. Face à cette
fragilité des mots, la peinture et les eaux-fortes d’Alechinsky, qui accompagnent
le texte, apparaissent comme des repères de couleurs et de formes, venant à la fois
éclairer et troubler plus encore le langage des mots, pour, peut-être, mieux dire
l’intime le plus douloureux et le dedans le plus étrange.
2. L’alliance des mots et de la peinture, pour dire et / ou
peindre les fonds du “moi”.
2.1. La peinture
alliée de l’écriture dans Le Bleu des fonds
Dans Le Bleu des fonds, le livre, considéré comme livre-objet
abritant les eaux-fortes et les illustrations de Pierre Alechinsky, constitue une
structure picturale pour soutenir et animer plus encore les mots de Joyce Mansour
qui eux, perdent peu à peu de leur force de signification. L’objet, dans sa matérialité,
associé aux peintures et aux illustrations en noir et blanc qu’il renferme, apparaît
comme un socle, un fond au sens de “base”, pour soutenir les mots et leur sens,
ou pour, au contraire, les perturber davantage.
La question du “fond” apparaît dès le titre du
texte de Mansour, associé à la couleur bleue. Du Bleu du ciel de Georges
Bataille, Joyce Mansour passe au Bleu des fonds, initiant
par là un mouvement descendant, du ciel azur vers la terre et ses profondeurs, mouvement
qui transparaît dès la première de couverture du livre, à travers la typographie,
où chaque lettre tombe à la verticale, flottant peut-être au-dessus des fonds marins.
La mise en page toute en verticalité de la première
page du livre tend ici à révéler le mouvement vertical du haut vers le bas, du ciel
vers les souterrains, qui marque toute la pièce de théâtre où les personnages se
plongent dans les profondeurs de leur intériorité, leur passé, leur origine. Elle
contribue aussi à troubler le lecteur qui doit renverser ses habitudes et passer
d’une lecture de la couverture horizontale à une lecture verticale. Ce trouble –
terme qui, étymologiquement, renvoie au désordre et à l’agitation – de l’ordre traditionnel
de la mise en page souligne par ailleurs le désordre des mots dans la pièce qui,
au dire des personnages eux-mêmes, perdent leur sens initial.
De même, les dessins de Pierre Alechinsky, sous
forme de vignettes insérées en bandeau au haut ou au bas de la page, apparaissent
à la fois comme des socles, et des éléments perturbateurs pour un texte qui dit
sans cesse sa fragilité: “nous divaguons en râlant des mots enroués” [14] affirme Le Flotteur. Alechinsky joue
sur les fonds de ces illustrations, blancs ou noirs, vides ou pleins, d’où naissent
les formes souvent informes et indescriptibles, à l’image de ce que disent les personnages
de la pièce. Si ses dessins ne sont pas des illustrations à proprement parler du
texte, elles permettent au lecteur de se représenter visuellement le chaos qui règne
dans ce Bleu des fonds indistinct. La récurrence des formes et des
mouvements circulaires et tourbillonnaires, proches de ceux des astres du ciel,
souligne le bouleversement des personnages de la pièce soudain tourmentés par leur
origine et leur devenir “Nous sommes le noyau, l’origine de toute chose, nous huilons
de nos larmes la machine de la vie, tels les prophètes d’antan nous suons pour que
d’autres avancent.” et “D’où venons-nous?”. [15] Les images de Pierre Alechinsky signifient ainsi par leur foisonnement
de formes et de lignes le désordre intérieur des personnages tout comme le chaos
primitif d’un monde qui se transforme. Les phrases de Joyce Mansour, courtes et
interrompues, hantées par le silence et une certaine économie de la parole, contrastent
avec les illustrations d’Alechinsky. C’est pourtant au creux même de cette discordance
entre les dessins et les mots que l’on peut comprendre la force du lien entre les
mots et les illustrations. Elle souligne en effet l’empêchement des personnages
qui tentent de dire leur intimité chaotique sans arriver à la nommer: seule la représentation
picturale le permet. Le dessin et l’eau-forte, en mobilisant un autre médium que
celui de l’écriture, s’immiscent entre Maud, le Flotteur, Jérôme et leurs mots,
jouant à la fois un rôle d’intermédiaire et de “trouble-fête” que Pierre Alechinsky,
grand complice de Joyce Mansour, met délicatement en scène. La peinture, alliée
à l’écriture jusque dans ses turbulences mutuelles permet de dire le chaos de l’environnement
des personnages et les perturbations de leur intériorité.
Dans Émergences-Résurgences Michaux évoque lors de la mort accidentelle
de sa première femme, Marie-Louise Ferdière, son usage de la peinture, et plus particulièrement
de l’aquarelle qui lui permet de dire sa douleur et sa rage profonde. A l’inverse
de Joyce Mansour il n’est pas alors question pour lui d’allier peinture et écriture.
C’est la peinture elle-même qui devient langage, prenant la place des mots qui ne
peuvent en ce moment si particulier s’écrire et s’énoncer. L’image picturale, qui
apparaît et surgit d’un fond d’eau s’impose comme un outil d’apaisement de la douleur
face à la disparition de sa femme, morte brûlée. Image cathartique, c’est son processus
de formation et de transformation, à partir d’un travail du fond de la feuille,
qui intéresse Michaux dans Émergences-Résurgences. Il
évoque le phénomène de “dissolution” nécessaire à la constitution des formes: “Toujours
à la dissolution, comme à un préalable nécessaire, je dois avoir recours”. [16] Fidèle à la technique classique de l’aquarelle
qui consiste à mouiller au préalable entièrement sa feuille de papier, il peint
des formes qui se défont et qui laissent tout à coup apparaître, sur le fond d’eau,
des formes et des visages: “Papier troublé, visages en sortent”. [17] C’est le trouble initial de la feuille
qui permet l’émergence de la forme, ici peut-être une trace des visages blessés
et traumatisants de l’hôpital où était soignée Marie-Louise Ferdière, visages de
souffrances qui sont aussi, peut-être, les reflets de celui de la femme d’Henri
Michaux et la projection de sa propre douleur, de son propre visage diffracté. Il
évoque aussi les “arrivées de liquide lancées à la diable” [18] dont il n’est pas entièrement maître
et qui semblent s’inscrire dans un processus défensif et combatif d’émergence des
formes. C’est donc ici le fond d’eau lancé comme une arme sur la page qui se gondole
et se trempe, qui, dans l’imprévisibilité des formes qu’il suscite, semble pouvoir
faire apparaître et représenter la douleur intime de la disparition de l’être aimé.
Dans un même mouvement, ce geste suggère une attaque contre ces visages. Il s’agit
aussi bien de les faire apparaître que de les blesser pour les faire disparaître.
Ce travail sur les fonds dont émergeraient des
formes particulières s’inscrit aussi dans sa série de peintures sur fond noir, couleur
inverse à la page blanche de l’écriture, couleur qui selon lui “ramène au fondement,
à l’origine” [19] et où l’on peut trouver,
entre autres, une des origines d’apparition, de surgissement, du et des “moi” comme
“position d’équilibre” et “mouvement de foule”: [20] “Obscurité, antre d’où tout peut surgir, où il faut tout chercher.”
[21] écrit-il encore. Le fond noir se
transforme ainsi en “antre”, soit en cavité ou en trou d’où peuvent émerger les
apparitions et les disparitions, considérées par Michaux comme des mouvements poétiques
qui appellent l’écriture et la peinture. “Je suis né troué” écrit Henri Michaux
dans le recueil Écuador. Le fond noir incarnerait ce
trou originel, ce vide fondamental et cette infirmité intime et paradoxalement nécessaire
pour se construire: “Je me suis bâti sur une colonne absente” écrit-il encore. [22] Le vide et le trou (noir) constitueraient
cette colonne absente, ce socle, indispensable à l’émergence des formes et à l’expression
de la foule de ses “moi”. Dans le tableau “Tropiques”, qui appartient à cette série
lumineuse des paysages sur fond noir, des formes végétales semblent surgir de la
nuit noire aux reflets bleutés. Le fond noir fait apparaître les formes, révèle
toute l’intensité de leurs couleurs primaires et agit comme une véritable “colonne
absente” pour ces formes de vie végétales qui pourraient représenter un fond marin
– seraient-elles aussi une image de “l’origine”, du “fondement” du “moi”? – qui
ne tiennent que grâce à lui.
De même, chez Joyce Mansour, l’origine et le fondement
résident dans le fond sombre, qui n’est pas noir, mais bleu. Dans ce fond presque
océanique Joyce Mansour, qui semble s’attacher dans ses écrits à une conception
plus freudienne du “moi”, découvre l’inconscient, la partie immergée de l’iceberg,
le “ça”, évoqué par Alain Jouffroy qui écrit dans la préface du Bleu des Fonds: “Il convenait d’y aller revoir au fond,
pour découvrir le lieu inconscient, le lieu noir d’où naissent les ambiguïtés, les
mensonges et les revirements toujours stupéfiants de la femme qui se laisse porter
par le bleu de cette marée… devant laquelle Artaud lui-même a reculé.” [23] Joyce Mansour parvient à explorer les
profondeurs les plus étranges du moi, jusqu’à son inconscient, révélé par exemple
dans la pièce dans le triangle amoureux et les relations incestueuses qui se dessinent
entre Maud, son mari Jérôme et son père Le Flotteur. On peut par ailleurs noter
la dimension picturale ajoutée par Joyce Mansour à ce fond qu’elle désigne avant
tout par sa couleur, le bleu, traditionnellement associé à l’eau et au rêve. Ainsi,
pour mieux explorer ce fond océanique et pictural du moi que les personnages peinent
à reconnaître et à dire (“Elle trébuche, la pauvre langue”) [24] Joyce Mansour fait appel à un peintre,
Alechinsky, qui choisit le médium du livre-objet et de peintures en noir et blanc,
hantées par les fonds vides et pleins, paradoxalement sans “bleu”. Ce “bleu des
fonds” n’est jamais représenté tel quel par Alechinsky qui préfère évoquer les échos
maritimes du livre à travers le dispositif matériel de l’objet et le simple cordage
qui relie le cylindre à l’étui de liège imperméable contenant le livre, comme une
bouteille à la mer dont il faudrait décoder le message, ou une ancre attachée à
son bateau. On y perçoit la question de l’origine et le tube de polyester, que l’on
pourrait plonger dans l’eau sans détériorer l’eau-forte qu’il abrite, semblerait
alors représenter cette “partie immergée de l’iceberg” que le livre (partie émergée)
permettrait de comprendre.
L’absence de “bleu” dans le livre évoque sans
doute aussi l’impossibilité de représenter ces profondeurs du moi, l’impuissance
du peintre à trouver la bonne couleur, trop intime pour être représentée. L’inconscient,
cette “grande antichambre” selon l’expression de Freud [25] serait alors peut-être cet inconnu et cet irreprésentable, dans
le livre-objet comme sur la scène. Alechinsky, en refusant de trouver la couleur
adéquate, retrouve en effet Joyce Mansour et ses personnages errant sans trouver
les bons mots, dans “cette chambre pelée aux murs trop nus” qui pourrait symboliser
la grande antichambre freudienne. Ainsi, c’est l’écriture, accompagnée par la peinture,
qui permet à Joyce Mansour et Henri Michaux, en inventant chacun une alliance particulière,
d’explorer les profondeurs du moi. C’est pourtant au-delà d’une simple alliance
que les deux poètes parviennent, à travers leur propre expérimentation de la peinture,
à inventer un langage neuf, une écriture-peinture corporelle.
Pour explorer ce “bleu des fonds”, et pour provoquer les “émergences-résurgences”,
Henri Michaux et Joyce Mansour, vont cependant au-delà de l’alliance des mots avec
la peinture et inventent un nouveau langage unique où l’écriture et la peinture
viennent se troubler mutuellement. C’est un langage corporel, évoqué par Joyce Mansour
dans Le Bleu des Fonds à travers le personnage du “Flotteur”,
incarnant le père de Maud: “L’artiste écrit avec ses yeux, moi c’est avec ma voix.
Concentre ton regard sur les images que je dépeins et tu ne sentiras plus la brûlure
acide du vide sur ta peau”. [26] Les
images émanent donc du corps, à la fois de la voix et des yeux, venant emplir son
vide ou du moins, sa surface (“sur ta peau”). Elles proviennent de la voix des personnages
et des yeux de l’artiste qui ne “peint” pas avec ses yeux mais qui ”écrit avec ses
yeux” tout comme le personnage ne “parle” pas avec sa voix, mais “écrit”, pour “dépeindre
des images” avec sa voix. C’est donc la voix qui écrit et dépeint une image. Si
le verbe “dépeindre” renvoie à la représentation par le discours, il signifie aussi
la représentation par les couleurs et les formes. De plus, le verbe résonne avec
le fait d’enlever la peinture et de la faire disparaître. Joyce Mansour joue ici
sur l’ambiguïté du verbe pour souligner le lien ténu entre l’écriture et la peinture,
à travers l’image qui se fait alors cathartique.
Que cela soit avec la voix ou avec les yeux –
les deux éléments sont interchangeables – l’écriture des images ou les images de
l’écriture guérissent le corps du personnage qui peine à parler, soignant les brûlures
corporelles du “vide”. A travers cette guérison par la représentation et l’écriture
d’images, on peut apercevoir un dispositif psychanalytique bouleversé où celui qui
parle et mobilise des images (l’analysé) viendrait apaiser celui qui ne parle pas
(l’analysant), et où l’analysé et l’analysant échangeraient mutuellement leur rôle.
L’usage de l’expression “concentre ton regard” renvoie également à un dispositif
singulier d’hypnose où la voix de l’autre cherche à maîtriser le regard de l’autre,
et à le fasciner, verbe qui, dans son sens premier renvoie au fait “de soumettre
à sa domination par la puissance du regard” (TLFI). L’écriture des
images par la voix et les yeux d’un autre semble ici venir guider et soutenir la
parole vide du personnage. L’image alors formulée par un tiers permet à la parole
de s’incarner et d’atteindre une forme de plénitude. Ce nouveau langage, cette écriture-peinture
corporelle souligne la complémentarité du corps de l’artiste qui semble désigner
à la fois le peintre et l’écrivain (celui qui écrit des images avec ses yeux) et
du personnage (celui qui parle, et qui, en parlant, écrit et dépeint des images
avec sa voix). Mais Joyce Mansour ne décrit-elle pas également ici un au-delà du
langage, où l’image dépeinte par la voix ( à la fois peinte et dé-peinte) n’est
plus traduisible en mots ni en peinture et se transforme en baume ou pommade apaisant
la peau blessée de l’autre? C’est à ces limites du langage que Joyce Mansour nous
confronte.
Si l’on considère jusque dans ses confins les
plus lointains ce langage pictural, plastique, et corporel c’estdans la profusion
d’images, de métaphores, de comparaisons et de personnifications, où le langage
est image, que son sens semble à la fois persister et vaciller. Il s’impose dès la mention des indications scéniques
“Une chaise sans jambes accoudée dans un coin”, “Une fenêtre haut perchée qui ne
voit que d’un œil”. [27] La chaise et
la fenêtre sont personnifiées, comparées implicitement à des corps et renvoient
ainsi à des personnes mutilées “sans jambes”, “que d’un œil”. Ces éléments spatiaux,
irreprésentables, apparaissent aussi comme des éléments visuels et corporels vivants,
en mouvement. De même, lorsque Jérôme affirme à Maud “Ne sois pas si influençable;
tu te plies comme un roseau chaque fois qu’il nous lance une idée au visage. Il
crée une diversion. Il élève des barrages entre nous, des barrages d’insanités qui
éclatent en mûrissant et qui vous laissent pantelants, les lèvres sanglantes.” [28] Les idées qui sont “lancées au visage”
sont ici vivantes (elles “murissent”) et “éclatent” sur les corps. La métaphore
filée par Jérôme révèle à Maud une autre image de leur monde. Il apparaît ici comme
celui qui “dépeint des images” pour apaiser les “brûlures du vide” sur la peau de
Maud. En effet, en faisant de ces idées des éléments visibles, presque palpables
et en comparant Maud à un roseau, il rend visible, fait voir, la fragilité
du personnage, soulignant aussi son rapport à l’eau, au sol instable et aux profondeurs
humides. L’image incarnée dans un corps (rappelant alors l’inscription de Joyce
Mansour dans le mouvement surréaliste fasciné par les pouvoirs de l’image, de la
comparaison et de la métaphore notamment) déstabilise le lecteur et le spectateur,
et contribue à rendre visibles les profondeurs du “moi” des personnages, pour évoquer
implicitement tout ce qui leur échappe, leur inconscient et leur fragilité inavouée.
De même, Michaux, dans Émergences-Résurgencesnotamment, invente un langage proprement
pictural corporel, plus à même de dire les profondeurs et les trouées du ou des
“moi”. Ainsi, dans Émergences-Résurgences, en ne recourant
quant à lui que très peu aux comparaisons et métaphores, son écriture est comme
peinte. L’écriture est avant tout un geste qui doit faire
et être image, pour donner à voir picturalement l’évènement,
ici celui de la disparition. L’écriture elle-même devient peinture, comme en témoigne
cet extrait d’Émergences-Résurgences:
“Amenées par les gestes saccadés, désordonnés, par les arrivées de liquide
lancées à la diable sur les couleurs aussitôt dispersées en gerbes ou en dégoulinades,
par le souvenir des malades livides, décharnés, dans des salles abominables du piteux
hôpital, entrevus dans la journée (et par le récit que j’avais écouté de leur cas
tragique), des têtes malheureuses, au comble de la détresse, apparaissent sur le
papier, têtes ou fragments de têtes, désolations d’être, comme si elles avaient
été toutes prêtes, n’attendant que mon geste brouillon d’homme affolé pour venir,
apportant leur misère à elles, en vrac, me rejoignant, en lambeaux”. [29]
Michaux souligne ici l’importance de la dimension
corporelle et gestuelle (“gestes saccadés”, “geste brouillon”) de sa peinture qui,
elle-même, naît de la vision de têtes et de corps malades, à l’hôpital. Au-delà
de la corporéité de sa peinture, c’est ici l’écriture, la phrase, qui épouse la
forme picturale décrite: la dégoulinade.
Le terme implique une coulée continue et les sonorités
du début de ce paragraphe semblent la créer. On peut entendre des allitérations
en [d] et des échos phoniques dans les mots “saccadés”, “désordonnés”, “liquide”,
“diables” et noter la présence des phonèmes consonantiques liquides [l] et [r] qui
donnent à la phrase un caractère liquide. La syntaxe de la phrase semble reproduire
les saccades affolées du peintre: le sujet “des têtes malheureuses au comble de
la détresse” n’arrive qu’au milieu de la phrase, après une accumulation de trois
propositions: “par les arrivées de liquide (…), par le souvenir des malades livides,
(…) (et par le récit que j’avais écouté de leur cas tragique)”. La phrase s’amplifie par saccades désordonnées,
épousant ainsi les gestes du peintre. Tout comme la peinture à l’eau qui l’accompagne,
l’écriture corporelle trace mot à mot dans la précipitation et la vitesse l’évanouissement
du sujet de la phrase. L’écriture, à l’image du papier troublé qui laisse sortir
des visages, se trouble et se fait peinture. Elle est image et corps en mouvement
comme les formes picturales le sont. Sans nous mener comme Joyce Mansour aux confins
du langage à travers l’usage des comparaisons et métaphores, Henri Michaux, dans
Émergences-Résurgences, fait du langage qu’il soit pictural
ou scriptural un corps à part entière, où l’écriture incarne la peinture et vice
versa. Le langage n’est pas seulement une image d’un corps, il est un corps à part
entière qui permet ici à Michaux de dire toute la fragilité de ses “moi”, sans cesse
menacés de s’évanouir, de dégouliner sans force jusqu’à n’être que lambeaux. L’écriture
scripturale et picturale de Michaux exprime alors les “émergences-résurgences” des
profondeurs des “moi”, fait voir et donne corps à ses “positions d’équilibre” dans
ses intenses moments d’affolement, et d’immense instabilité.
Dans sa biographie Joyce Mansour,
une étrange demoiselle, Marie-Laure Missir évoque la “correspondance
plastique” qui s’accorde à “la dimension picturale” [30] des poèmes de Joyce Mansour, et que l’on retrouve tout particulièrement
dans le livre-objet qu’est Le Bleu des Fonds. Cette
correspondance trouve donc sa place au sein de l’espace du livre qui apparaît, chez
Joyce Mansour et Henri Michaux, comme un lieu de passages où peuvent coexister peinture
et poésie, et où les deux formes peuvent s’allier pour former un langage neuf, émanant
du corps. Le langage au sein du Bleu des fonds et d’Émergences-Résurgences devient ainsi une matière plastique,
malléable, propre à “apaiser la brûlure acide du vide” [31] sur la peau des personnages du Bleu des Fonds, et à
dire l’intime, cet “espace du dedans” selon l’expression d’Henri Michaux. Ce langage
plastique, qui oscille entre peinture et poésie, apparaît dans l’espace renouvelé
du livre, comme un élément apaisant le bleu des fonds du “moi”, cet espace du dedans,
d’où émergent chez Joyce Mansour et Henri Michaux une multitude d’êtres et de “moi”
poétiques, mouvants entre les mots, les formes, et les corps.
NOTES
1 Joyce Mansour, Œuvres Complètes, Faire signe au machiniste,
“Le grand jamais”, 1977, Paris, Michel de Maule, 2014, p.519. Désormais abrégé:
Joyce Mansour, Faire signe au machiniste.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Henri Michaux, Œuvres Complètes, Plume, Paris, Gallimard,
La Pléiade, tome 1, 1938-1963, 1998 p.663. Désormais abrégé Henri Michaux, Œ.C.
5 On pourra cependant citer le travail
de thèse de Marie-Francine Mansour qui évoque les liens entre Joyce Mansour et Henri
Michaux, ainsi que leur rencontre dans les années 60. Marie-Francine Mansour, “Henri
Michaux et Joyce Mansour: le corps traumatisé”, in Le surréalisme à travers Joyce
Mansour, Peinture et poésie: le miroir du désir, Université Paris-1 Sorbonne,
2014, sous la direction de Philippe Dagen, p.399-406.
6 Joyce Mansour, Le Bleu des fonds, 1968, Paris, Michel de Maule, 2014 p.133.
7 André Breton, Le surréalisme et la peinture, “La crise de l’objet”, Paris,
Gallimard, Folio, 1942, 1979, p.365.
8 Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture, éditions Léo Scheer,
2005, p.26.
9 Octavio Paz, Préface “Poèmes muets,
objets parlants”, in André Breton, Je vois j’imagine, Paris,
Gallimard, 1991, p.VI.
10 Henri Michaux, Œ.C, tome 1, L’Espace du dedans, 1944-1966,
p.765.
11 Henri Michaux, Œ.C, tome 3, Émergences-Résurgences, 1972,p.568.
12 Joyce Mansour, Œ.C, Le Bleu des fonds, 1968,
Paris, Michel de Maule, 2014, p.133.
13 Jacques Lacan, “Fonction et champ
de la parole et du langage”, 1956, Ecrits, p.280.
14 Joyce Mansour, Œ.C, Le Bleu des fonds, p.121.
15 Idem. p.123-124.
16 Henri Michaux, Œ.C, Émergences-Résurgences,
p.573.
17 Idem. p.579.
18 Idem. p.571.
19 Idem. p.555.
20 Henri Michaux, Œ. C, Plume, p.663
21 Henri Michaux, Œ.C, Émergences-Résurgences, p.558.
22 Henri Michaux, Œ. C, Ecuador, “Je suis né
troué”, p.189-190.
23 Alain Jouffroy, préface du Bleu des fonds, Joyce Mansour, Le Soleil Noir, 1968.
24 Joyce Mansour, Œ.C, Le Bleu des fonds, p.130.
25 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, [1921], Payot poche, 2015,
p.275.
26 Joyce Mansour, Œ.C, Le Bleu des fonds, p.117.
27 Idem. p.116.
28 Idem. p.135.
29 Henri Michaux, Œ.C, Émergences-Résurgences,
p.571.
30 Marie-Laure Missir, Joyce Mansour, une étrange demoiselle, Paris, Jean Michel
Place, 2005, p.32.
31 Joyce Mansour, Œ.C, Le Bleu des fonds, p.117.
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