segunda-feira, 27 de junho de 2022

LILIAN PESTRE DE ALMEIDA | La longue durée, la mémoire collective et le retour au pays natal ou En relisant encore Lautréamont entre deux langues



à Edson Rosa da Silva, in memoriam

et à Milton Torres, [1] en remerciement

 

El sabor de lo oriental/ con estas palabras pinto: es el sabor de lo que es / igual y un poco distinto. [2]

BORGES, Jorge Luís, “Milonga para los orientales”, in Para las seis cuerdas, 1965.

 

 

Entrant en matière

À la suite d’un compte-rendu publié dans les Cahiers de Lautréamont, sur l’essai Vampire liminaire. De Lautréamont aux Césaire (Königshausen & Neumann, 2019), Kevin Saliou m’avait proposé de reprendre Isidore Ducasse dans son rapport aux langues, pour réévaluer son bilinguisme, l’étendue de ses connaissances de l’espagnol et de la culture hispanophone.

Je pourrais partir – me suggérait-il encore –, non seulement de mon expérience personnelle d’avoir vécu, enfant, entre deux langues mais surtout de l’analyse comparatiste déjà entreprise sur d’autres écrivains francophones, qui créent dans des cultures métissées en régime de diglossie.

Pour essayer de répondre à ce qui m’a été suggéré, il est indispensable de faire appel tout d’abord à une autre notion, fondamentale ici, celle de la longue durée dans un espace géographique complexe, donnée souvent méconnue par ceux qui prennent position, pour ou contre la thèse du bilinguisme de Lautréamont, sans autre type de considération sur l’espace-temps. Et pour ce, en plus de faire appel à des linguistes, faut-il en faire à des historiens, en particulier à Fernand Braudel et à l’école des Archives.

Enfin, pour comprendre, sur un espace de frontière aussi instable que l’Uruguay, le vécu et la compétence langagière d’un individu, partagé entre deux langues, – l’une visible et assumée comme langue de création et l’autre, pendant longtemps, à peine soupçonnée –, occupant d’ailleurs des lieux et des imaginaires différents, mieux vaut éviter les généralités et considérer le cas d’Isidore Ducasse (1846-1870) dans sa complexité en pâte feuilletée.

Isidore a traversé, pendant sa très courte vie – 24 ans –, trois espaces forts différents: l’enfance à Montevideo assiégée, l’adolescence dans la France provinciale du Sud-Ouest comme étudiant en internat (à Tarbes et à Pau) et jeune adulte vivant à Paris à la veille de la Guerre Franco-Prussienne. Il meurt, à Paris, le 24 novembre 1870. Mais il a fait, à 21 ans, un retour au pays natal, de plusieurs mois, en 1867. Essayons de décrire l’espace-temps initial, selon la perspective de Fernand Braudel.

 

1. Un espace-temps à décrire et à comprendre

 

tiempo anchísimo que nunca picanearon los relojes y que midieron despacito los mates. [3]

BORGES, Jorge Luís, “La tierra cárdena”, in El Tamaño de mi esperanza, 1926.

 

En France, des lecteurs imaginent encore, assez souvent, l’Uruguay du XIXe siècle et surtout sa capitale Montevideo comme un espace “cosmopolite”, grâce en grande partie à la critique littéraire publiant sur Lautréamont. C’est l’épithète qui revient le plus souvent lorsqu’il s’agit de Montevideo. Et dans l’adjectif se projettent, sans qu’on se le dise clairement, images et connotations de présence non seulement de grand nombre d’étrangers, [4] certes, mais aussi, implicitement, activités culturelles diversifiées, échanges multiples, voire salons et commerce intense, à la limite, luxe mondain ou séduisantes belles mondaines etc. C’est se tromper, me semble-t-il, sur l’espace-temps du pays américain “Oriental” tout au long du XIXe siècle. Le panneau de fond, ou si l’on veut, la basse profonde, est celle de la guerre [5] battant tambour ou sonnant el toque a degüello partout, sur terre et sur mer, sur l’eau des fleuves surtout. Le mythe idéalisant du cosmopolitisme de l’Uruguay – mythe compensatoire – se prolonge encore de nos jours avec les stéréotypes courants sur le pays, vu comme la Suisse du Nouveau Monde…

Montevideo était, au XIXe siècle, par rapport à Buenos Aires, une ville assez marginale, chef-lieu (plus tard capitale), au fond, d’une “marca” au sens latin, une grande plaine près d’une frontière poreuse et instable, menacée pendant longtemps, – depuis au moins la fin du XVIIe siècle – avec la fondation d’une “colonie” agressive, nommée, en portugais, Colonia do Sacramento: celle-ci est, d’ailleurs, classée Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO depuis 1995, ce qui n’est pas le cas de Montevideo. Et il faudrait encore considérer une autre ville argentine, – Corrientes –, au Nord, à l’intérieur des terres, sur la même marge gauche du fleuve, à 800 km de Buenos Aires, qu’on a voulu capitale d’une province qu’on appellerait “Mésopotamie”: nous y reviendrons.

En d’autres termes: en 1680, Sacramento est une fondation clairement expansionniste de la couronne luso-brésilienne qui n’a pas, selon l’accord du méridien de Tordesillas, droit légal à ce territoire: fondation franchement menaçante à l’égard de Buenos Aires en face et partant pour ce qu’on appelle, en espagnol, “la banda oriental”, et forcément pour Montevideo, bien entendu. Sacramento porte un témoignage – même du point de vue architectural [6] – plus riche et diversifié que celui de la capitale, sur le passé de l’Uruguay.

Sur le territoire, la mémoire historique dans la longue durée, comme dans tous les pays d’Amérique Latine, – la seule exception, dans ce cas, étant le Brésil –, est celle du démembrement progressif de l’espace colonial hispanophone. Et les différences entre le Brésil qui n’a cessé de repousser ses frontières depuis la fin du XVIe siècle et les pays de l’ancien Vice-Royaume de la Plata ne sont pas anodines, loin de là, ni du point de vue historique ni du point de vue culturel-linguistique: elles ont des conséquences qui perdurent sans doute jusqu’à nos jours.

Dans ce démembrement austral, les lignes de cassure sont essentiellement les fleuves. Démembrement donc du Vice-Royaume de la Plata (en espagnol: Virreinato del Río de la Plata) en quatre pays différents qui entrent bientôt en guerre (guerres civiles et guerres contre les voisins, féroces et sans quartier), et ce pendant presque un siècle: l’Argentine (indépendante en juillet 1816), la Bolivie (indépendante en août 1825), l’Uruguay (indépendant en octobre 1828) et le Paraguay (en rébellion et sécession dès mai 1811, officiellement indépendant en novembre 1842). En gros et pour résumer, on a, si l’on regarde la carte: un pays, – la Bolivie –, situé au Nord du Vice-Royaume de la Plata, proche du Pérou, dans un espace de transition vers les Andes et trois pays qui se déchirent en querelles sans fin, tout en employant d’ailleurs les mêmes termes, sur le fédéralisme (los federales ou colorados, qui portent au cou un mouchoir rouge) et sur le centralisme (los unitarios ou blancos, au mouchoir blanc), discussions soutenues et exacerbées par les interventions navales (sic) de l’Angleterre et de la France et sous la menace permanente de l’Empire luso-brésilien (d’abord portugais et ensuite, à partir de 1822, du Brésil). D’ailleurs, les mêmes oppositions se répètent, dans tout le Sud du Brésil, entre “colorados” et “brancos” jusqu’à la toute fin du XIXe siècle avec la Révolution fédéraliste de 1893-1895, les belligérants de tous bords se refugiant et reprenant souffle pour d’autres attaques, après des incursions et des défaites, de l’autre côté de la frontière, pour eux, inexistante.

Le nom d’ailleurs du Vice-Royaume est significatif: de très grands fleuves (si l’on pense aux fleuves du Vieux Monde) permettent de pénétrer profondément dans le territoire où les deux figures mythiques sont celles de l’homme à cheval, le cavalier rural (le gaucho) [7] et, de façon à première vue incongrue, celle de l’homme circulant/voyageant sur une barque ou un bateau, le marin (matelot, rameur, passeur, mousse, caboteur, batelier, marinier, canotier, piroguier, corsaire, marsouin etc.). Le cavalier et le marin évoluent dans deux paysages plats: la pampa sans fin où se fait l’élevage extensif et l’étendue liquide de très larges fleuves [8] qui, avec le réseau arachnéen de leurs affluents, est la principale voie de communication à longue distance. La barque sur le fleuve mène là où le cheval ne peut pas arriver. Elle transporte également de lourdes charges et toutes sortes de trafics.

Pénétrer au fond des territoires ou alors, – et ce pendant longtemps –, descendre du haut de la Cordillera, de la zone minière du Pérou et de la Bolivie vers les ports de l’Atlantique pour transporter ce qui fit la richesse de l’Espagne dans le continent: l’argent, le métal. Dans cette Amérique méridionale, traversée par le Tropique de Capricorne, ce n’est pas la ruée vers l’or, découvert au centre du Brésil (à Minas Gerais, à partir de 1699 et plus tard vers l’Ouest, à Mato Grosso), ni la ruée vers l’or de la Californie au XIXe siècle que l’on évoque dans les westerns, où l’on part toujours, par terre, vers l’Ouest, là où le soleil se couche. C’est la descente, vers le Sud et vers l’Est, du métal précieux, extrait des montagnes, en direction des ports de l’Atlantique, seule descente économiquement performante, grâce aux fleuves.

Le texte d’un savant français le dit d’ailleurs très tôt: Alcide Dessalines d’Orbigny (1802 – 1857) décrit les conditions de navigation sur le grand bassin fluvial de la Plata. [9] Son texte est souvent cité par des historiens et pratiquement ignoré par les littéraires. [10]

Le “Río de la Plata” constitue à la fois la porte de sortie et d’entrée sur l’Océan Atlantique, le second bassin fluvial de l’Amérique du Sud, après celui de l’Amazone: [11] environ 3,1 millions de kilomètres carrés. Plus de 97% de l’entrée de l’eau douce à l’estuaire provient des fleuves Paraná et Uruguay. Une bonne vingtaine de fleuves “mineurs” et de plus d’une centaine de rivières apportent leurs eaux aux deux marges du grand estuaire. La navigation dans la Plata, seule possible dans des canaux qui se maintiennent à cet effet, est non seulement une priorité vitale pour l’Argentine et l’Uruguay, mais aussi pour la Bolivie et le Paraguay, pays à l’intérieur des terres et riverains supérieurs du bassin de la Plata pour leur condition de pays méditerranéens, utilisant cette voie pour atteindre l’Atlantique grâce au système des fleuves Paraná et Paraguay. Le Brésil, de son côté, possède la majeure partie du bassin de décharge et utilise, comme les autres riverains, les cours d’eau qui l’intègrent. Le nombre de ports fluviaux dans toutes ces régions est assez impressionnant, même au XIXe siècle, et le Paraguay, pays intérieur, possède très tôt une marine (y inclus, de guerre). [12]

Il faut ne pas oublier que plusieurs des plus importantes batailles pendant le Grand siège de Montevideo (1843-1851) et, plus tard, pendant la guerre du Paraguay (1864-1870), sont des batailles, non pas sur terre ni sur l’océan, mais à l’intérieur des fleuves, donc des batailles fluviales: l’iconographie [13] là-dessus (photos ou lithogravures de l’époque et peintures d’histoire) ne ment pas. Et il y a eu, en plus, deux blocus des ports: le blocus du port de Buenos Aires, par les Français (pendant deux ans et demi: mars 1838-octobre 1840) et le blocus de tous les ports de l’estuaire, à l’exception du port de Montevideo, par les forces anglo-françaises (pendant cinq ans: en 1845-1850).

Et c’est justement pour cela que Giuseppe Garibaldi est, par excellence, le héros de la région: fils de marin, corsaire tout d’abord dans la Méditerranée, ayant reçu des lettres de course de Mazzini lui-même, luttant donc à bord de navires en tant que marin et commandant des marins, il descend à terre [14] et apprend à monter à cheval dans les révoltes du Sud du Brésil avec celle qui deviendra sa femme, Anita, avant de descendre encore plus au Sud, vers la région de l’estuaire de la Plata pour organiser la résistance au siège et participer aux batailles navales, à l’intérieur des terres. Jetons un coup d’œil au monument élevé à Montevideo, à Garibaldi: au pied de la stèle surmontée par le héros debout, une épée à la main, une grande ancre l’identifie clairement comme “marin” et l’inscription le confirme: “Montevideo a Garibaldi. Jefe de las fuerzas navales de la República 1842-1848.

Un regard encore sur des photos par satellite de la grande région dite de La Plata permet de mieux comprendre la position des deux villes, la grande ville («Buenos Aires, la reine du Sud”) sur la marge occidentale du fleuve et la petite ville («Montevideo la coquette”) sur la marge orientale, sur un mont, à l’entrée de l’estuaire. [15]

Et malgré ce que laisse supposer Lautréamont, les deux villes ne se mirent pas et ne se tendent la main qu’à distance. Elles ne sont pas face à face, plus de 240 km les séparent par la route ou 213 km par le ferry. [16] Il suffit de regarder les cartes.

Enfin, petite parenthèse obligatoire, sur les éclats mortifères de ce démembrement d’un Vice-Royaume de l’Empire espagnol en Amérique, nous ne nous attarderons pas longtemps sur la terrible guerre du Paraguay [17] mais il est impossible de l’oublier. Elle commença en novembre 1864 avec l’invasion paraguayenne du Mato Grosso, au Brésil, devint la guerre de la Triple Alliance au début de 1865 et ne termina qu’en 1870, l’année même du siège de Paris et de la mort d’Isidore. La défaite du Paraguay [18] est dévastatrice et sa population, surtout masculine, se trouva brutalement décimée. Littéralement exsangue.

L’invasion du Mato Grosso en 1864 provoqua un de ces faits hors-norme si caractéristiques du Nouveau Monde: l’envoi par terre d’un contingent militaire brésilien [19] pour lutter contre l’envahisseur qui se termina presque deux ans plus tard avec la Retraite de Laguna, texte écrit par l’un de ses chefs, Alfredo d’Escragnolle Taunay (1843-1899) d’origine française, [20] en français et publié en France dès 1871.

Le lieu donc où naît Isidore est, de tous côtés, en guerre depuis longtemps et celle-ci est brutale, sans fin, même lorsqu’on ne la voit pas, car habitant une ville bouclée par un siège. Ce sentiment a dû l’accompagner sa vie durant. Le siège a donc précédé l’internat, deux formes d’enfermement. Mais n’anticipons pas…

La ville qui se situe juste en face de Buenos Aires est ainsi Sacramento, plus précisément Colonia do Sacramento, au sud-ouest de l’Uruguay, fondée par les Portugais en 1680 sous le commandement du gouverneur de Rio de Janeiro, pendant le règne de Jean V du Portugal. Cela permet de comprendre que, dès le XVIIe siècle, l’empire portugais pense étendre sa mainmise, même en trichant à l’aide de ses cartographes, jusqu’à la frontière qui lui semble “naturelle”, celle des fleuves justement, l’estuaire et le fleuve Uruguay, et lutter contre l’Espagne, sa voisine en Europe, en occupant ses territoires en Amérique.

Comment connaître cet espace-temps? La première réponse serait sans doute: par l’image (d’une part, photos de satellite; d’autre part, dessins et photos de l’époque, gravures et peintures d’histoire, car il y en a beaucoup) et également la littérature contemporaine au double sens du mot, contemporaine du XIXe siècle et contemporaine pour nous. Dans ce cas, les contes et poèmes de Borges qui se pense à la fois Argentin et Oriental (donc Uruguayen) ainsi que El Gaucho Martín Fierro, de José Hernández, essentiellement. Et sans doute encore El Matadero, texte attribué à Ernesto Echeverría. Le texte littéraire devient prospection historique. La littérature de Borges est aussi une littérature de frontière et sur la frontière. Extrêmement cultivé, Borges a des liens personnels avec les quatre pays [21] et son effort de repenser le passé collectif, le territoire et la culture de la région ne peut être ignoré. Et en plus, Borges est capable d’aborder et de dire ce qui reste tabou.

Il faudrait néanmoins, au départ, à la manière de Fernand Braudel pour la Méditerranée, décrire le territoire de l’ancien Vice-Royaume appelé de la Plata – non pas parce que ses eaux sont limpides et argentées –, [22] comme un espace historique complexe avec une temporalité qui lui est propre, distinct de celle des autres Vice-Royaumes hispanophones. En somme: il faut travailler sur la différence essentiellement. On a trop travaillé sur le Même et celui-ci peut être trompeur.

Les interactions entre l’économie de la “plata” (l’argent, choisi par la couronne espagnole au détriment de l’or, comme étalon monétaire de tout son Empire) et justement exploitée sur les hauteurs du Pérou et de la Bolivie, mais qui doit être transportée vers les ports situés sur la façade atlantique, l’histoire politique de la région ainsi que la mise en évidence du changement du centre de gravité au sein de l’Amérique Méridionale vers le Cône Sud.

 

1.1. De la Cisplatine à la République orientale de l’Uruguay

Mais avant d’avancer, explorons, rapidement, le passé récent de l’Uruguay, à l’intention du public francophone, à savoir, les luttes autour de ce territoire dans les années qui précèdent son indépendance, en 1828. Une “marca”, autrement dit, un territoire contesté de frontière, devant sans cesse se défendre, l’avons-nous défini au départ. Car il y eut encore une autre guerre – dite de la “Cisplatine” –, autre nom de cette province en dispute entre l’Empire Brésilien et la fédération (fragile) des Provinces réunies de la Plata, qui a donné naissance à l’Argentine.

Cet autre conflit dura trois ans (1825-1828) avec de nombreuses batailles terrestres et fluviales. Située à l’entrée de l’estuaire et entourée en quelque sorte par le fleuve Uruguay, la Cisplatine était une aire stratégique, car elle contrôlait la navigation et permettait l’accès à l’intérieur des terres, étant encore une voie de transport de la “plata”.

La région était disputée par les couronnes de l’Espagne et du Portugal (appuyé par les Anglais), depuis la fondation de Sacramento (1680), objet d’ailleurs de plusieurs traités qui se suivent sur les frontières: Madrid (1750), Saint Ildefonse (1777), de Badajoz (1801). La série des traités confirme évidemment l’instabilité permanente des frontières, lieux de trafic et de contrebande.

En 1816, la province est envahie par une armée luso-brésilienne: elle est occupée, devenant alors partie officielle du Royaume Uni du Portugal, Brésil et Algarve, en juillet 1821, sous le nom de Province de la Cisplatine (en portugais: Província Cisplatina). On y développe une assez intelligente politique d’occupation, avec la fondation des écoles “mutuelles” selon la Méthode Lancaster pour les “pauvres”. L’annexion est justifiée, à l’époque, par les prétendus droits de succession de la femme de Jean VI, Carlota Joaquina, princesse espagnole. Le couple royal, installé à Rio avec toute la cour portugaise en 1808, fait du Brésil la métropole, plutôt le centre, de son ancien colonisateur.

Qui plus est: la province de la Cisplatine non seulement accepta de faire partie de l’Empire brésilien comme envoya des députés à l’Assemblée Constituante de 1823 qui se tint à Rio de Janeiro, comme elle l’avait déjà fait, d’ailleurs, de même aux “Cortes portuguesas” de 1822. [23] Or, 33 natifs sous le commandement de Lavalleja (1784-1853) entrent en rébellion contre le Brésil et déclarent l’union de la Cisplatine aux Provinces Unies de la Plata (future Argentine). Dans ce cas, la communauté linguistique a joué en faveur des hispanophones qui tenaient à se réunir en un bloc plus homogène. Mais, il faut comprendre que l’indépendance de l’Uruguay se fait, non pas contre l’Espagne, mais contre le Brésil et renversant le schéma du démembrement, elle se fait aussi par adhésion à un ensemble de Provinces, plus ou moins désunies encore.

En 1828, le nouvel état dit “Oriental” accédait donc à l’indépendance avec des carences diverses dans des aspects fort importants: a) ses frontières avec le puissant Empire brésilien, clairement expansionniste, n’étaient pas fixées; b) sa population était peu nombreuse et dispersée: les historiens l’estiment entre 100 mille ou 200 mille au total, dont les trois-quarts vivant dans des villes comme Montevideo, Sacramento et Maldonado ou dans leurs environs, ce qui exigeait, pour sa défense, l’usage de mercenaires et de forces étrangères; [24] c) dans le territoire vivaient encore des indigènes nomades (les charruas [25] sur terre et des guaranis arrivés par le fleuve) et enfin e) la crise politique, idéologique et sociale, aggravée par la double voie de l’ingérence étrangère (diplomatique et armée) des puissances navales européennes, exaspérait et aggravait les divisions internes. Très rapidement les luttes entre colorados et blancos sont vues et présentées, en Europe, selon un philtre réducteur, comme la lutte entre la barbarie et la civilisation.

L’hostilité entre rouges et blancs, entre colorados et blancos, se répète dans le Sud du Brésil, au Rio Grande do Sul, parfois cachée aux lecteurs étrangers, par leurs doublets linguistiques populaires: maragatos et chimangos en lutte jusqu’à la Révolution fédéraliste de 1893-1895 avec tout son cortège d’exactions et d’exécutions sommaires de prisonniers (“a degola” en portugais, “el degüello” en espagnol). [26]

Le cavalier rural (en espagnol, gaucho, les deux voyelles en diphtongue, face au gaúcho en portugais, les deux voyelles en hiatus) représente, sans aucun doute, une claire unité de civilisation. Borges nous informe encore que, dans son Uruguay à lui, [27] dans son enfance, on prononçait encore gaúcho à la brésilienne. Une photo, posée d’ailleurs, de la fin du siècle sur l’exécution d’un prisonnier nous en dit long sur le côté consensuel de la pratique.

Le cosmopolitisme de Montevideo ainsi, au XIXe siècle, n’est pas du tout comparable à celui d’une ville européenne, ni même comparable, même à moindre échelle, à celui d’autres villes en Amérique, à la même époque. Sa situation historique n’est pas comparable, non plus, du point de culturel à celle du Vice-Royaume du Mexique ni à celle du Vice-Royaume du Pérou, pour n’avancer que deux exemples américains et hispanophones. Au Mexique, au XVIIe siècle, une nonne hiéronymite (Sor Juana Inés de la Cruz) publie poèmes et pièces théâtrales, et discute avec un interlocuteur homme les thèses d’un jésuite portugais (António Vieira), dans une intertextualité proprement américaine; [28] à Lima, au Pérou, la toute première Université américaine est fondée au XVIe siècle, en 1551. L’Uruguay, au XIXe, n’a pas encore d’école publique pour ses enfants et sa population – restreinte – est, en très grande partie, illettrée. [29] Multilingue certes, Montevideo mélange les langues, les dialectes et les patois dans une grande cacophonie. [30]

Pour quelqu’un travaillant sur le baroque latino-américain, le retard, voire l’absence – il n’y a pas d’autres mots – d’œuvres marquantes en peinture, en sculpture et en architecture, dans le Cône Sud au XVIIIe siècle, tout cela, il le sait depuis longtemps. Des trois pays qui nous intéressent de plus près, nés du démembrement du Vice-Royaume de la Plata – l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay – le moins “pauvre” du point de vue arts plastiques est encore ce dernier, mais son patrimoine sera soit détruit, soit brisé/interrompu dans son développement d’une part, par l’expulsion des jésuites d’Espagne et de toutes ses colonies en 1767, et d’autre part, par une guerre dévastatrice dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Il reste à dire un dernier mot sur la ville Corrientes, la capitale provinciale de la province de Corrientes au nord de l’Argentine. La ville confirme l’importance des fleuves dans l’espace-temps de la région appelée la “Mesopotamia argentina” et on a voulu, à un certain moment, dégager ce territoire comme province autonome, à la croisée des voies fluviales de communication vers les quatre autres pays (la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay). En ligne droite, Corrientes est à 800 km de Buenos Aires; la distance entre Marseille et Paris est légèrement inférieure: 775 km.

 

1.2. Retour au pays natal et une tragédie américaine: la guerre du Paraguay

 

Et voici que je suis venu !

De nouveau cette vie clopinante devant moi, non pas cette vie, cette mort, cette mort sans sens ni piété…

CÉSAIRE, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal, 1956. [31]

 


La critique littéraire a mis un certain temps pour faire l’articulation entre Isidore Ducasse et la guerre du Paraguay. Et l’articulation en est encore assez rare, d’ailleurs. Envoyé en France jeune adolescent, à 13 ans, Isidore est interne à partir d’octobre 1859 au lycée impérial de Tarbes et à partir de l’année scolaire 1862-1863, au lycée impérial de Pau, deux villes provinciales à l’intérieur des terres, au pied des Pyrénées: [32] interne sans qu’il ait sa famille proche dans les environs. On connaît le certificat de son baccalauréat, délivré par l’académie de Bordeaux, le 18 octobre 1865, avec la mention “passable”, sa moyenne ayant baissé à cause du résultat médiocre de son épreuve en Histoire et Géographie. [33]

Mais il y a quelque chose de très important à souligner: un retour au pays natal, en 1867. Isidore Ducasse a alors 21 ans. Il faut imaginer ce jeune homme qui retourne en Uruguay, ou plutôt à sa ville natale, car son pays, à lui, il ne le connaissait pas encore.

Il part, le 21 mai, pour Montevideo et il revient en France à la fin de l’année pour s’installer à Paris. Or en 1867, la guerre bat son plein et fait des ravages: l’Uruguay y participe, comme l’un des membres de la Triple Alliance. À Montevideo, située loin des combats, on voit sans cesse le passage des navires de guerre qui remontent l’estuaire. Et on peut lire de très nombreux articles publiés dans des revues, en espagnol et même en français sur le conflit, Le Monde illustré et la Revue des Deux Mondes, en particulier. Et les nouvelles arrivaient aussi par télégraphe et les rumeurs sur les massacres et l’exécution des prisonniers circulaient, forcément. L’iconographie publiée dans des revues et journaux là-dessus est foisonnante. Et les images sont parlantes.

Enfin, si Isidore avait perdu son aisance orale en espagnol, ces mois passés, jeune adulte, dans sa ville natale, lui ont permis, sans aucun doute, de reprendre contact – quotidien – avec la langue espagnole et la culture de La Plata. Nous y reviendrons également. Ce qui nous intéresse ce n’est pas tant la forme de ses textes ni proprement sa syntaxe, entachée (ou non) d’ “espagnolismes”, [34] mais leurs thèmes, nés de sa découverte, à lui, d’un monde archaïque et brutal.

Mais jetons un coup d’œil encore sur ce que nous en dit, sur cet espace, l’iconographie. Nous n’en ferons qu’une sorte de résumé, espérant que sujet puisse être repris et développé, dans ses différents aspects et dans ses différentes langues, par la critique.

Nous aborderons l’iconographie immédiate, celle des journalistes qui reçoivent des dessins envoyés par des militaires [35] sur le terrain, et celle, plus tardive, des peintres des pays alliés sans oublier les quelques artistes italiens séjournant à Buenos Aires.

 

1.2 Modernité et archaïsme à partir de l’iconographie et de la littérature

 

Milonga del olvidado/que muere y no se queja

Milonga de la garganta/tajeada de oreja a oreja. [36]

BORGES, Jorge Luís, “Milonga para los orientales, in Para las seis cuerdas, 1965.

 

Comprendió su íntimo destino de lobo, no de perro gregario; comprendió que el otro era él. [37]

BORGES, Jorge Luís, “Biografía de Tadeo Isidoro Cruz”, in El Aleph, 1949.

 

No me hago al lao de la güeya

Aunque vengan degollando. [38]

HERNÁNDEZ, José. La vuelta, 1879.

 

L’iconographie sur les guerres dans le grand territoire de la Plata avec ses plaines à perte de vue et son réseau fluvial qui s’étend très loin, est littéralement pléthorique. Mais il n’existe pas encore une étude de fond, du moins à ma connaissance, sur le sujet, pourtant absolument fondamental à plusieurs niveaux et pour différentes langues. Les articles à dépouiller, publiés dans des revues et journaux accompagnés de gravures, sont très nombreux et il faudrait que le chercheur soit capable de lire au moins quatre langues: espagnol, portugais, français et anglais; voire, également le guaraní aussi, à l’aide d’un collègue Paraguayen. [39] Très tôt aussi, on publie des livres sur la guerre du Paraguay. [40]

On peut y distinguer, en gros: a) les gravures de savants voyageurs étrangers sur la géographie du territoire et ses habitants; b) les gravures, photos, cartes géographiques et dessins, parus dans des écrits journalistiques qui accompagnent les hostilités et représentent les belligérants au grand public (national et étranger), dans des revues brésiliennes (A Vida fluminense, [41] Semana illustrada), [42] françaises (La Revue des Deux Mondes, Le Monde illustré, Revue maritime et coloniale), [43] mais également anglaises (Illustrated London News) et nord-américaines (Harper’s Weekly, A Journal of Civilization), espagnoles et hispano-américaines [44] et sans doute italiennes aussi, et enfin c) la transposition de ces images d’information en célébration nationale, dans des toiles historiques, dans des musées, et en monuments sur des places publiques au Brésil, en Argentine, en Uruguay et au Paraguay, sans faire allusion, bien entendu, à l’intérêt évident des états-majors de toute l’Amérique, et d’Europe aussi, pour l’étude de ces batailles fluviales forcément de nouveau type. [45]

Ce qui caractérise la guerre du Paraguay sont deux aspects totalement opposés: d’une part, sa surprenante modernité souvent encore invue et d’autre part, sa férocité primitive. D’un côté, l’emploi de méthodes très avancées (comme l’usage de ballons pour “observer” l’ennemi, dans son espace à lui) [46] et d’équipements d’avant-garde (comme l’usage de navires cuirassiers, des mines sous-marines et le fusil à balles “minié”) et, d’un autre côté, des belligérants qui paraissent sortir des temps reculés, parfois chevauchant ou allant se battre pieds nus. Pour aborder ce double aspect, on a choisi deux faits qui ont force symbolique: a) les batailles fluviales et b) “a degola” (en portugais) ou “el degüello” (en espagnol). Les deux mots, transparents, viennent du verbe semblable, dans les deux langues hispaniques, “degolar/degollar” (= couper la gorge).

Nous avons réuni un bref échantillon d’images de batailles fluviales dans la région australe en les comparant à l’une des batailles de la Guerre de Sécession aux Etats-Unis (avril 1861-mai 1865), toutes antérieures, par ailleurs, au séjour d’Isidore Ducasse à Montevideo, en 1867.

Pour la “cravate rouge”, dénomination courante pour la pratique – fréquente et exécutée sans émotion particulière – de trancher la gorge d’un prisonnier (à genoux ou debout) d’une oreille à l’autre, nous ne connaissons que des photos brésiliennes, plus tardives, de la Révolte fédéraliste de 1893-1895 dans le Rio Grande do Sul. [47]

Dans la photo brésilienne la plus connue, un cercle d’officiers debout pose tranquillement pour le photographe: au centre, un soldat noir a devant lui un prisonnier à genoux qui fait face à l’objectif tandis que l’exécutant, lui tenant la tête d’une main ferme, se prépare à lui trancher la gorge. Le fait que le bourreau soit nègre confirme: a) le métissage des troupes en campagne; b) la présence de nombreux noirs, anciens esclaves, dans toutes les troupes, moyen d’acquérir la liberté et c) on tue des hommes qui ne sont pas blessés.

 Les Brésiliens, d’une manière générale, sont plus décomplexés sur la pratique de la degola, qu’ils ne nient pas: [48] elle entre facilement comme question dans les examens de fin d’études secondaires ou encore dans des chansons. Après avoir beaucoup cherché, on a trouvé un document iconographique, en Argentine, celui d’un peintre italien (du Piémont), Baltassare Verazzi, ayant travaillé pendant quelques années à Buenos Aires. Sa toile s’intitule, en espagnol, “Muerte, despojo y degüello de Romano Pezzuti Piloni en Pavón”, [49] datant du début 1862. Il s’agit d’un petit tableau de 32 x 48 cm d’une collection privée, ce qui laisse supposer, soit un commanditaire particulier, soit le témoignage d’un épisode trop brutal pour un artiste étranger, et qu’il tient à ne pas oublier pour son compatriote du Risorgimento. Dans la toile, quatre gauchos vêtus de rouge (des colorados) s’attaquent à des hommes désarmés, pris dans un guet-apens sans doute: l’un, à droite, met les bottes d’un agonisant, au centre clair du tableau, aux jambes nues (Romano Pezzuti Piloni) et le couteau du tueur est encore sur son cou; un deuxième est déjà mort et un troisième demande, en vain, clémence, à un forcené armé. Le titre en espagnol laisse supposer que l’officier italien, déjà à terre, vient de subir el degüello.

Mais le premier registre connu de la pratique d’”el degüello” à large échelle dans les conflits de la région “platine” commence en Uruguay justement, pendant la guerre de Manuel Oribe contre Rosas (1851), avec la participation des “gauchos”. [50] L’un des motifs invoqués: le manque chronique de munition à feu pour un peloton d’exécution “civilisé” et la carence de denrées pour faire des prisonniers. Pour comprendre le fait d’être d’usage courant et dans une telle indifférence, il faut sans doute invoquer également le mode de vie du gaucho. Le modèle économique de la pampa était basé sur l’exportation du “charque” (= viande séchée) et du cuir: dans cette activité, tuer un grand nombre d’animaux avec une énorme quantité de sang rendait la mort chose banale et habituelle. Cela explique aussi que, pour le “peón”, il n’y avait pas pratiquement de différence entre le travail dans une “estancia” et l’activité militaire, car les habilités exigées étaient, au fond, les mêmes: monter à cheval, arrêter un animal en mouvement et tuer.

Mais ce sont des poèmes et de nombreux contes de Borges qui, recréant les guerres de la Plata, fonctionnent, sans doute, pour le lecteur, comme la meilleure forme de prospection. On pourrait citer, parmi les poèmes: “Montevideo” (in Luna de enfrente, 1925); “Milonga para los Orientales” (in Para las seis cuerdas, 1965) et “Los gauchos” (in Elogío de la sombra, 1969); “Andrés Armoa” (in La Cifra, de 1981). Le lecteur dira que les poèmes ne sont pas très nombreux. Par contre, le nombre des contes de Borges, échelonnés tout au long de sa production et recréant à la fois l’espace et la vie, la culture et la mentalité des gauchos, est assez impressionnant; nous n’en faisons qu’un relevé rapide et somme toute incomplet, depuis les premières publications des années 20 jusqu’aux derniers volumes, de cinquante ans plus tard. Ils apparaissent dans Inquisiciones, de 1925 (“Queja de un criollo”, “Ascabusi”, “Funes el memorioso”); dans El tamaño de mi esperanza, de 1926 (“La tierra cárdena” ); dans Ficciones, de 1944 (“El Sur”); dans El Aleph, de 1949 (“La otra muerte”, “Biografía de Tadeo Isidoro Cruz”, “Historia del guerrero y la cautiva”, “El muerto”); dans El informe de Brodie, de 1970 (“El otro duelo”, “Historia de Rosendo Juárez”, “La intrusa”, “El evangelio según Marcos”); dans El libro de la arena, de 1975 (“Avelino Arredondo”, “El otro”) etc.

C’est dans son conte, un vrai chef-d’œuvre, “El otro duelo”, dans El informe de Brodie (1970), qu’on trouvera l’évocation – terrible et froidement ironique – “del degüello” exécuté debout dans un duel entre les deux “patries” sœurs (Argentine et Uruguay) avec des combattants – officiers et soldats – pariant de l’argent sur lequel des deux “degollados” réussira à marcher plus loin, après avoir la gorge tranchée. Cela s’appelle, dans la tradition orale, “carrera macabra” (= course macabre).

Résumons le conte écrit à la première personne: pour le narrateur, c’est le souvenir d’un récit fait à Adrogué, [51] au crépuscule d’un soir d’été, “à l’odeur médicinale des eucalyptus et au son de la voix des oiseaux” et l’histoire lui est racontée par un jeune ami, Carlos Reyles, “fils du nouvelliste” uruguayen. C’est à la fois le récit d’une “haine” sans explication entre deux “gauchos” et d’un dénouement imprévu, où le plus faible remporte la victoire sur le plus fort, dans la mort imposée par “degüello”.

Les deux gauchos s’appellent Cardoso et Silveira [52] et font partie d’une troupe de “blancos”: le premier semble plus chétif que le second. La veille d’un combat, Cardoso se glisse, en cachette, dans la tente de son chef et lui demande, à voix basse, s’ils remportent le lendemain la bataille, de bien vouloir lui réserver un “colorado”, “car il n’avait jusque-là exécuté aucun et voulait savoir comment c’était”. Le combat arrive, les colorados sont vainqueurs. L’officier ennemi ordonne l’exécution des prisonniers vaincus. Et comme la rivalité entre Silveira et Cardoso était connue, on les choisit pour être exécutés debout et ensemble par deux bourreaux, Pardo (son petit nom suggère qu’il est un “mulâtre” ou un “noir”) et un “correntino” (= de Corrientes) en compétition, eux-aussi. Soldats et officiers font des paris. Voici la fin du conte:

 

Pardo, fier de ce qu’il allait faire, y apporta un soin tout spécial et traça une belle entaille allant d’une oreille à l’autre. Le type de Corrientes se contenta d’une petite entaille. Le sang gicla des gorges en un jet de sang, les hommes firent quelques pas et tombèrent en avant. Cardoso, dans sa chute, étendit les bras. Il était le vainqueur de la course et sans doute ne le sut il jamais. (Traduction de LPA)

 

Ne cherchons pas des exemples directs, ipsis litteris, dans l’œuvre de Lautréamont de degüello. Il y a toujours, chez lui, transposition métaphorique ou allusive sous forme de cauchemar. Qu’il arrive, ce jour fatal où je mendormirai ! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou, prouvera que rien n’était, en effet, plus réel. (Chants, V). La phrase, combien étrange, des Chants, V, où un objet (le rasoir) prend vie et, au petit matin, tranche la gorge de celui qui dort encore, s’articule, de toute évidence, à un cauchemar avec la pratique du “degüello”, sans le tueur. La mort soudaine vient d’un objet qui s’anime, en métamorphose inquiétante. [53]

Quelques sont les conséquences de la guerre du Paraguay pour les Alliés? On a beaucoup ergoté là-dessus, partout et dans chaque pays du grand bassin de la Plata et au Brésil.

La principale, du point de vue hispanophone, c’est que l’Argentine a réuni, enfin, les Provinces désunies. Les deux principaux Alliés, le Brésil et l’Argentine, ont réglé à leur profit les litiges territoriaux portant sur des superficies considérables, qui les opposaient au Paraguay depuis l’éviction de la Couronne d’Espagne de la région (depuis ca. 1811). Au Brésil encore, c’est le début de la fin de la Monarchie, l’armée s’affirmant comme institution moderne et le mouvement vers l’abolition devenant incontournable. De façon paradoxale, pour l’Uruguay, le triomphe du parti colorado, appuyé par l’Argentine et le Brésil.

 

2. Ducasse et la mémoire individuelle par rapport à la mémoire collective


La mémoire individuelle, telle que Maurice Halbwachs [54] l’a décrite dans ses derniers textes,se situerait à la croisée de plusieurs mémoires collectives, reflet de la pluralité irréductible de différents temps sociaux (temps strictement personnel, familial, de classe, de religion, de province, de langue, de dialecte etc.). En fonction du présent, à un moment donné, l’individu choisit de se placer d’un certain point de vue. Isidore en rentrant à Montevideo, à 21 ans, après huit ans d’absence, ayant vécu en internat dans des villes provinciales des Pyrénées, fait sienne la mémoire de la Plata, celle de la cruauté de la guerre et des hommes. Comme Borges plus tard et de façon certainement moins passionnelle, pour l’Argentin.

Isidore reprend contact avec l’imaginaire de la guerre et de la cruauté, il renoue aussi avec les odeurs et les sons, le rythme de la vie et les saveurs (le maté et la viande sèche sans doute), la chaleur et l’humidité de l’air maritime de son enfance, dans la ville qu’il peut sillonner librement en adulte, située sur un mont (pas trop élevé mais qui figure sur le blason officiel du pays et de la ville), à l’entrée d’un estuaire immense. Il se choisit un nom qui le dit: L’Autre à Mont.

Ainsi “la donnée immédiate de la conscience n’est donc ni la mémoire individuelle pure (Bergson), ni la mémoire collective s’imposant de l’extérieur à l’individu mais bien l’interaction entre les deux”. [55] Il y aurait donc au départ l’individu (Isidore) qui saisit alors, à son retour, à partir d’une mémoire individuelle, la pluralité des mémoires collectives. Le jeune homme reconnaît/revit en imagination ce qu’on lui a raconté sur son enfance, réactualisant par l’image, par tout ce qu’il lit et entend autour de lui, l’histoire de son “pays” natal. Il se dit, s’affirme alors “l’Uruguayen”. Ce qu’il découvre c’est simplement l’histoire du monde, tel qu’il est, avec les hommes tels qu’ils sont, voués au Mal.

La rapidité et la facilité des voyages par avion aujourd’hui nous ont fait perdre, à nous autres, le choc du retour au pays natal après des études à l’étranger ou simplement ailleurs, dans un internat. [56] Actuellement, les étudiants rentrent chez eux pendant les vacances de Noël, de Pâques, d’été, de la Toussaint. On fait facilement des “ponts” pour aller ailleurs. Pour comparer – et la comparaison révèle quelque chose –: Aimé Césaire, parti faire des études en France, lorsqu’il rentre, un été, dans sa Martinique natale, [57] a un choc brutal en revoyant ce qu’il avait quitté et en confrontant la réalité avec ses souvenirs qui ne collent pas à ce que ses yeux voient et il se sent déboussolé, sinistré.

Isidore, en 1867, découvre que son pays c’est la cruauté. Autrement dit: il découvre à Montevideo la cruauté des hommes et du monde. Le Mal.

Par ailleurs, toute l’année de 1867 est importante: c’est également le moment du virage de la guerre: les Alliés entrent enfin dans le territoire du Paraguay, après avoir fait monter des ballons d’observation au-dessus des tranchées et d’importantes victoires navales ont déjà eu lieu (Riachuelo et Humaitá). La fin de la guerre s’annonce. Elle sera un hallali. Interminable.

Ducasse, bouleversé, découvre alors et il l’exploite, l’arme de l’humour pour exprimer ce qu’il voit et imagine, et s’en défendre aussi et s’en consoler amèrement, pour ne pas devenir fou, [58] dans deux registres différents: l’un, épique, à la manière homérique, Les Chants de Maldoror et l’autre, dans un texte effrontément prosaïque, intitulé Poésies, dont le but avoué est de crétiniser le lecteur. Mais, partout, dans les comparaisons les plus imprévisibles et les métamorphoses les plus cruelles, dans les récits les plus cauchemardesques, la chute finale est toujours un trait humoristique.

 

3. Lautréamont entre deux langues

 

Il chante sur le mode convulsif des adolescences impubères le chant orgiaque de la Pureté.

CÉSAIRE, Aimé. “Isidore Ducasse, comte Lautréamont”, in Tropiques, nº 6-7, février 1943.

 

Il substitue à la dictature de l’objet la dictature de l’esprit, à la dictature des choses la dictature du mot, à la mystique de la nécessité, la mystique de la gratuité, réalisant chemin faisant d’éblouissants cauchemars.

CÉSAIRE, Aimé, ibid.

 

Une fois esquissée notre assez longue contextualisation de l’espace-temps de l’Uruguay tour à tour complexe et, malheureusement, dans une large mesure, indéfini encore, car pendant longtemps resté dans l’ombre, évoqué uniquement par des écrits soit partisans, soit superficiels, soit encore fortement édulcorés, envisageons les deux œuvres d’Isidore Ducasse, Les Chants de Maldoror et les Poésies.

Ces œuvres, apparemment très différentes, se suivent de près, [59] forcément conçues en même temps. Elles sont la double face de la même vision du monde, sous deux registres tout à fait opposés, à l’exception d’une seule caractéristique commune: l’humour. Un humour noir, décapant, jouant à fond sur la parodie qui déstabilise le lecteur, à sa première lecture, soit par la cruauté glaciale, soit par la farce du conformisme total. Et toutes les deux œuvres, – imprévisibles –, sont la création d’un très jeune homme en colère. Trois grands écrivains, pendant les années 40 du siècle dernier, l’ont perçu ainsi, détachant chez l’Uruguayen, à la fois, sa “jeunesse” et sa “révolte”: Césaire, Gracq, Camus. [60]

Il y a encore ceux aujourd’hui qui doutent, – disons –, de l’ “américanité”, voire du bilinguisme d’Isidore Ducasse.

Sur son bilinguisme, pas de doute possible, ayant observé souvent – et vécu personnellement – l’expérience de l’enfant qui apprend très rapidement l’Autre langue, quelle que soit d’ailleurs le statut de celle-ci. Langue du secret familial ou langue de la bibliothèque des grands-parents (maternels ou paternels), langue de la rue et des jeux dans la cour de récréation, langue entendue de la bouche des domestiques, la nourrice ou la cuisinière etc.

Isidore a perdu sa mère lorsqu’il avait dix mois: qui l’a bercé et nourri, lavé et endormi sinon des servantes dans la maison de son père, tandis que celui-ci travaillait comme représentant officiel de la France? À dix mois, l’enfant balbutiait à peine et ne marchait pas encore. Ainsi, d’une part, je suis très loin de ceux qui doutent encore que Isidore comprenne et parle espagnol; d’autre part, même si Ducasse ne peut être considéré comme un poète/écrivain de l’Uruguay, car écrivant en français, il est évident que son œuvre prend ses racines dans une expérience de vie et se rattache aussi à l’espace culturel et anthropologique du Nouveau Monde et il faut s’y référer pour qu’on puisse la comprendre. Cela explique notre souci d’aborder non pas sa biographie connue de façon très fragmentaire mais son expérience de vie à la fois par rapport aux concepts de la longue durée et de la mémoire collective et individuelle.

Ainsi, je suis sûre, y compris également par observation quotidienne, car vivant à Lisbonne depuis 20 ans, qu’un enfant, né ou élevé dans un pays étranger, même fils de diplomate français et étudiant plus tard à la maison avec un précepteur, comprend rapidement et apprend la langue du pays, avec les bonnes, la nourrice et la cuisinière, le cocher, le jardinier, le rémouleur qui passe, les colporteurs, la rue ou les jeux avec d’autres enfants dans la cour, et cela n’entame pas obligatoirement la prétendue “qualité” de sa langue maternelle. Des interférences peuvent arriver – et elles arrivent fatalement – dans un sens ou dans l’autre, mais cela dépend du moment et du lieu où l’on vit.

Il y a d’ailleurs différents degrés de bilinguisme: celui du jeune enfant est le plus rapide et le plus plastique. Cette prouesse enfantine est fort courante, un adolescent prendra un peu plus de temps pour acquérir l’Autre langue et un adulte, même s’il s’efforce de bien la parler, en étudiant les règles de sa grammaire normative, pour des raisons de travail ou de séjour prolongé ailleurs, gardera toujours un accent quelconque ou un rythme différent pour une oreille experte.

On ne fait pas assez attention au retour, en 1867, d’Isidore à Montevideo: c’est à ce moment qu’il articule enfin, jeune homme de 21 ans, les deux parties de sa vie, séparées jusqu’alors, en quelque sorte, par le Vieil Océan, qu’il retrouve la langue enfouie dans la mémoire corporelle de son appareil phonateur, revisite et imagine son passé pendant le siège de Montevideo à la lumière du présent. Le retour provoque un choc et un vertige: il met en mouvement des moments différents, le passé et le présent, le souvenir et le rêve. Comme l’indique Maurice Halbwachs, Isidore se choisit, alors, un point de vue dans la masse plurielle des mémoires collectives. Il faudrait concentrer la recherche sur ces mois passés à Montevideo qui sont, sans aucun doute, une charnière et un concentré de sentiments et d’émotions, de souvenirs et de prospections, de réflexions et de (re)découvertes.

En 1857 justement, un virage, dans la guerre de la Triple Alliance s’amorce lentement:

a) le succès de la bataille de Riachuelo, sous le commandement général du marquis de Caxias, laisse présager un dénouement proche de la guerre (et si cela ne se confirme malheureusement pas, la responsabilité en est de l’acharnement, bientôt, du nouveau commandant en chef, le Prince Gaston d’Orléans, comte d’Eu, [61] gendre de Pedro II et de l’Empereur brésilien lui-même qui tiennent, tous les deux et à tout prix, faire prisonnier Solano López);

b) le climat intellectuel se modifie insensiblement dans la région et on plaint le Paraguay et deux ans plus tard, en 1869, un grand intellectuel argentin, Juan Bautista Alberdi, exilé, publie, en français et en espagnol, à Paris, Projet de reconstruction territoriale et dynastique de l’empire du Brésil aux dépens des républiques américaines, Paris, Imprimerie Ac-C. Rochette et Compagnie; en espagnol, le titre est plus neutre: El Imperio del Brasil ante la democracia en América. Alberdi rédige encore, la même année, un pamphlet El crimen de la Guerra [62] (= le Crime de la guerre) pour le présenter au concours organisé par la Ligue internationale et permanente de la paix, dont le siège est à Paris;

c) ce changement de perspective qui s’amorce par rapport au Paraguay est sensible également dans la peinture de Juan Manuel Blanes, dans “La Paraguaya” (ca. 1879): dans un paysage de désolation et mort, avec des charognards qui rôdent (des urubus noirs), une jeune femme, pieds nus, se tient debout au centre de la toile, entourée par des cadavres d’hommes et de jeunes, presque enfants; à ses pieds, de gauche à droite, le drapeau tricolore du Paraguay à demi-couvert par le sable, un livre à demi-déchiré et à l’envers, sur lequel on déchiffre le titre en lettres capitales, HISTORIA, un fusil abandonné. Enfin une charrette démantelée, au plan moyen, rappelle, aux amateurs d’art, deux autres œuvres sur les grandes misères et désastres de la guerre: Jacques Callot et Goya.

 Le livre qui a déclenché la discussion sur le bilinguisme chez Ducasse est né de la collaboration d’un Uruguayen et d’une Brésilienne, tous les deux littéraires, par ailleurs. Ayant lu la première version, en espagnol, du livre qu’ont signé ensemble Leyla Perrone- Moisés et Emir Rodríguez Monegal sous le titre Lautréamont austral (Brecha, 1995), [63] je viens de lire le dernier article de Leyla Perrone-Moisés, [64] en portugais, où elle raconte, presque quinze ans plus tard, avec une ironie certaine, les difficultés rencontrées pour publier l’essai en français.

Quelles remarques pourrait-on faire sur leurs recherches? Tout en admirant l’importance et le bien-fondé de leur thèse qui fait date, sans aucun doute, et en acceptant leurs conclusions quant à Lautréamont lui-même, [65] il y en aurait bien deux ou trois remarques sur leur essai, relu, cette année, en l’annotant, dans la version française, de l’Harmattan, de 2001:

a) primo, les deux auteurs tendent à décrire la création littéraire en Amérique latine comme un tout homogène, laissant de côté de grandes différences, nées des diverses temporalités internes, entre les vice-royaumes hispanophones [66] et à plus forte raison, le surgissement d’importants centres de rayonnement régionaux, Mexico et Lima dès le XVIe siècle et, plus tard, Bogota et Buenos Aires, respectivement, au début et à la fin du XVIIIe siècle;


b) secundo, l’effacement, dans leur texte, de la différence du Brésil par rapport aux pays hispanophones: elle est évidente non seulement du point de vue linguistique et culturel, mais surtout parce qu’on oublie le développement historique d’une colonie “différente”, – problématique surtout –, aux tendances impériales très précoces, dès la fin du XVIe siècle, tendances qui s’intensifient à partir du XVIIe siècle [67] et

c) tertio, on y discute le baroque espagnol en littérature sans une seule référence précise à ce même baroque en Amérique latine dans les arts visuels (peinture, sculpture, architecture): le fait de méconnaître non seulement l’iconographie mais aussi l’évolution du baroque américain dans les arts plastiques, du point de vue historique, sa diversité, – tantôt archaïsant et populaire ici, tantôt savant et innovateur là –, la multiplicité des écoles, l’apparition de familles d’artistes, des temporalités divergentes, l’appropriation et la transformation de modèles européens (pas uniquement hispaniques, d’ailleurs et loin de là), la marque que lui impriment différents ordres religieux etc., tout cela fait perdre au lecteur, surtout étranger, l’idée fondamentale que, surtout en peinture et en sculpture, l’esthétique baroque apparaît, très souvent, en Amérique latine (y inclus le Brésil) comme premier élément d’identité nationale (ou régionale), avant même la littérature. [68]

Et il peut y avoir des pays – c’est encore le cas du Brésil – avec deux baroques assez différents: le baroque de la côte et celui de l’intérieur, – Minas Gerais en gros –, région avec une civilisation déjà urbaine en opposition au reste du pays, encore fortement rural.

Il n’y a pas d’exemple d’art baroque en Uruguay: même l’église de Sacramento surprend le visiteur par sa simplicité de lignes et son aspect de forteresse militaire, ce qui confirme à la fois son retard et sa marginalité.

En résumé, la première chose à noter pour ce qui est de l’Uruguay, c’est à la fois ses caractéristiques tardives de “marca” encore, aux frontières incertaines, situé entre la capitale d’un Vice-royaume récent (1776) et l’expansion incontrôlée d’un territoire voisin, à la population plus ou moins nomade, qui contribue de façon presque indépendante (ou inconsciente) à un projet expansionniste de l’empire lusophone. Le Brésil a toujours eu faim de terre: c’est une de ses caractéristiques les plus permanentes. Il faut noter également, en Uruguay, au XIXe siècle, la médiocrité des villes et l’apparition assez tardive de la peinture ou de la sculpture. Pour s’en rendre compte, il suffit de consulter la liste de l’UNESCO du Patrimoine culturel de l’humanité dans le pays. [69]

Enfin, un regard sur la peinture d’histoire en Uruguay, en particulier sur l’œuvre de Juan Manuel Blanes (1830 – 1901), permettrait de comprendre comment se crée, encore assez tardivement, un récit pictural national avec l’idéalisation du “gaucho” solitaire et des batailles: La bataille de Caseros, 1856-57; La mort du Général Venancio Flores, 1868; Le serment des 33 Orientaux, 1875-1878. Ce dernier tableau sur les origines et l’indépendance du pays, autrement dit: sur l’événement “fondateur” de l’Uruguay, est le plus tardif de la série.

Sur la guerre de la triple Alliance encore, il y a un autre peintre – mais celui-là est Argentin et “naïf” – dont le témoignage est fondamental, Cándido López (1840-1902) et ce pour plusieurs raisons:

a) d’une part, c’est, dans la guerre du Paraguay, le point de vue du combattant et même, plus tard, du mutilé de guerre, sous-lieutenant dans un bataillon d’infanterie de l’armée argentine, ayant participé à de nombreux combats;

b) d’autre part, Cándido López est un autodidacte, féru d’images, avec une expérience d’artisan apprenti du daguerréotype, ayant eu des contacts avec deux peintres italiens travaillant en Argentine (Ignacio Manzoni et Baldassare Verazzi); [70]

c) enfin, blessé au combat, il perd sa main droite, à 26 ans, en septembre 1866 à cause d’une grenade, est mis à la retraite comme invalide de guerre, et reprend la peinture deux ans plus tard avec sa main gauche et ses œuvres ont un grand succès immédiat, car le public veut, avec avidité, savoir/voir ce qui se passe sur les champs de bataille et

d) des années plus tard, soutenu par Mitre, Cándido López [71] reprend ses carnets de dessins et gravures, réalisés entre 1865-1870 et les transforme en toiles horizontales (d’une proportion 1 à 3) qu’il veut “documentaires” selon deux perspectives principales: l’une proche au sol et à la scène; puis, il adopte une autre, qui devient caractéristique de son œuvre, à vol d’oiseau (mémoire des ballons d’observation de Caxias ou désir de s’en éloigner de la tragédie?).

Dans sa production finale, alors qu’il signe Zepol (simple inversion de López), il n’y a pas de héros, pas de célébration, pas de vainqueurs et partant pas de vaincus. Ce côté résolument “neutre” ou “impartial” ne l’empêche pas d’exprimer des symboles pathétiques en toute discrétion: la plupart de ses soldats (miniaturisés) dans la nature (l’étendue du terrain sans collines ou au bord des fleuves) n’ont pas de bouche ni d’yeux; seuls les morts ont une bouche et des yeux, comme si la mort donnait enfin l’irrémédiable témoignage du Mal.

Du point de vue brésilien, il faudrait travailler surtout sur les gravures publiées par des journalistes dans des revues, la peinture d’histoire étant, comparativement, assez bien connue. Elle tend d’ailleurs, dans la majorité des cas, à la célébration nationale, [72] à l’exception d’un certain nombre d’œuvres, moins connues et apparemment mineures, qui sont parmi les plus intéressantes, de Victor Meirelles (Desterro, 1832 – Rio, 1903). Le peintre a, par ailleurs, séjourné pendant des mois au Paraguay, sous l’invitation du Ministère de la Marine qui lui commande des toiles. Il a donc connu de visu le théâtre de la guerre sur terre et surtout sur les fleuves, ayant eu un atelier sur un vaisseau de guerre, la nef capitaine de l’escadre brésilienne.

A la différence de Cándido López, Victor Meireles n’est pas un autodidacte ni un combattant à pied, mais un observateur – privilégié forcément, car sa vie court moins de danger – de la guerre sur les fleuves. Voir, en particulier une aquarelle avec des soldats au repos au bord d’un fleuve et l’une des versions du Passage d’Humaitá, du Musée Historique National, à Rio de Janeiro: c’est un paysage très sombre et onirique, presque infernal, où l’on ne voit rien, aucun combattant, sauf des incendies et la fumée noire qui monte des bateaux, des rouges et des noirs reflétés par les eaux du fleuve. [73] Dans une autre toile, très sombre, les combattants du Paraguay sont représentés tout nus comme les damnés dans un cercle de l’Enfer. Mais, chez les deux peintres, – López et Meireles – leurs peintures sur toile constituent des œuvres postérieures à ce qu’ils ont vu et le sens de leur témoignage devrait être approfondi.

 

3.1. Les lectures en espagnol d’ “Isidoro”: quelques commentaires

Nous adhérons, sans discussion, – on le répète – aux conclusions de l’ouvrage Lautréamont austral. Ducasse a bien lu une Iliade en espagnol qui échappe aux travers des traductions édulcorées ad usum delphini ou ad usum galli, une traduction qui ne cache pas la cruauté ni la violence des héros, féroces dans la lutte et dans la vengeance. Nous acceptons également l’importance de la lecture d’un rhéteur espagnol, aujourd’hui pratiquement inconnu, Hermosilla. [74]

Ainsi, qu’il sache lire et parler espagnol, Isidoro, on ne le conteste nullement ni que des espagnolismes apparaissent dans sa syntaxe française. Les listes publiées de ces espagnolismes [75] peuvent et doivent être consultées, avec profit par tout lecteur.

 Mais a-t-il lu, lui, Isidore Ducasse, interne dans deux lycées français de province, vraiment, des œuvres de la littérature espagnole? Je veux dire: lu intégralement une œuvre au moins? Il a fait du latin et du grec, on le sait, on connaît ses notes sur son diplôme de baccalauréat, mais il n’y a pas de langue étrangère au lycée français du Second Empire. On ne trouve, dans ses textes, aucune trace de lecture d’une œuvre espagnole ni même l’évocation d’un personnage typiquement espagnol: ni la Celestina, ni le Chevalier à la triste figure, ni l’écuyer pétri de bon sens, ni le prince Sigismundo, ni el Lazarillo, ni el pícaro, ni la morisca del bel cantar, ni la hija del judío, amoureuse d’un chevalier chrétien qui l’abandonne (le sujet est fréquent dans le romancero et apparaît aussi chez Lope de Vega). Une rébellion collective est le sujet de Fuenteovejuna. Aucune allusion perceptible à Numancia, un autre siège mythique, celui de Cervantès, avec la résurrection d’un cadavre par un magicien. Lorsque Lautréamont évoque un siège, l’ombre de fond est celui de la guerre entre deux peuples frères, Grecs et Troyens. Il existe encore un exemple d’enfermement absolu d’un enfant, qu’un lecteur des classiques espagnols ne peut effacer de sa mémoire, celui du prince Sigismundo dès son plus jeune âge dans une tour, dans La vida es sueño, car il est voué au mal selon les prophéties. Et Sigismundo, revenu à la cour de son père, dès son arrivée, jette par la fenêtre un courtisan du Roi. Cette absence et ces silences doivent être relevés.

Ducasse connaît parfaitement un recueil fourni d’exemples détachés à éviter – des phrases, des paragraphes, des citations, des métaphores, des strophes – de la poésie baroque espagnole. Autrement dit, l’espagnol chez Isidore Ducasse naît de deux faits avérés:


a) son insertion dans la vie courante à Montevideo à deux moments différents (les 13 premières années de son enfance jusqu’au début de l’adolescence et le retour de quelques mois à Montevideo, jeune adulte, en 1867, juste avant ses premières publications) [76] et

b) la lecture – irréfutable – d’une traduction d’Homère et d’un ouvrage de rhétorique espagnol, l’un pris à la lettre en renforçant les aspects “barbares” et l’autre à contre-pied et à rebrousse-poil dans un usage férocement “ludique” et provocateur contre le rhéteur-auteur et le lecteur-récepteur.

L’espagnol travaille, donc, chez Lautréamont bilingue, inconsciemment et consciemment: d’un côté, il explique les espagnolismes de sa syntaxe française et d’autre part, il permet – et cela est particulièrement important – des effets de distanciation, nés de son “autre” langue longtemps invue, qu’il explore avec une rare efficacité grâce à l’humour. Et l’humour ne travaille pas uniquement le signifiant, mais plutôt le signifié. Avoir une autre langue c’est avoir également un autre code, un autre philtre et une autre vision.

Isidore ne conteste pas tout simplement la rhétorique de l’ouvrage espagnol, en la renversant. Son jeu est plus complexe ou plus sournois. Mieux: plus ironique et plus retors.

 Le traité espagnol du XIXe siècle, Arte de hablar, déjà très en retard comme l’ont parfaitement montré Leyla Perrone-Moisés et Emir Rodríguez Monegal, avec ses règles et ses normes, tourne résolument le dos au baroque hispanique du Siècle d’Or et va dans le sens d’un universalisme abstrait, qui caractérise justement le classicisme français, celui de Racine et Boileau: le vocabulaire épuré et noble qui évite des termes trop concrets (“le fer” pour l’épée, par exemple), l’économie des moyens, la recherche de l’harmonie, figurant l’ordre, la raison, l’équilibre, la règle des trois unités etc. Ducasse sabote l’argumentation du rhéteur espagnol pour dynamiter, par ricochet, le classicisme français: il s’agit d’une triangulation comme dans le jeu du billard, pour faire tomber de la table – espace d’une confrontation – dans une “poche” ce que l’auteur défend, cet Hermosilla au nom ridicule qui reproduit et défend les règles caduques des “afrancesados”.

Qu’a-t-il lu encore Isidore pendant ses années d’internat au pied des Pyrénées? Sans aucun doute, tout d’abord, ce que lisent tous les internes: des encyclopédies où l’on trouve des précisions sur l’anatomie des organes sexuels humains et animaux, des descriptions savantes sur des bêtes immondes ou des charognards exotiques ou féroces, la distinction sexuelle des espèces, les noms scientifiques des insectes et leurs caractéristiques de reproduction etc. De toutes ses notes prises dans des dictionnaires, Ducasse en fera des collages ou des descriptions parfois délirantes.

Il a lu également les traductions en français des auteurs que lisaient les jeunes de sa génération; [77] selon Guy Laflèche: Dante, Milton, Byron. [78]

Et il a lu certainement, dans le texte en français, Musset, le premier Musset, le byronien: La Coupe et les lèvres (1831), Namouna (1831), Rolla (1833), La Confession d’un enfant du siècle (1836).

 

3.2. Transposition métaphorique de l’horreur

 

Cache-toi, guerre !

LAUTRÉAMONT, in Poésies.

 

Mais la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses.

LAUTRÉAMONT, in Chants, I.

 

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu?

MUSSET, Alfred de, in Rolla, in Poésies nouvelles, 1857.

 

Dans le Pentateuque, ceux qui pèchent contre le Seigneur non seulement fuient et se cachent à Son regard mais encore cachent à eux-mêmes la face de Dieu: le couple originel dans le premier jardin, Caïn contre Abel etc. Les exemples sont foule.

Dans un renversement typique du grand Rebelle, Lautréamont ordonne à la guerre: cache-toi, guerre ! C’est elle qui l’offense, Lui, en tant qu’homme et juge, car désormais c’est lui le Juge, face à la création et au Créateur. La phrase isolée des Poésiescache-toi, guerre ! – est peut-être le vrai cri du cœur d’Isidore Ducasse dans cet ouvrage si déconcertant.

Sur son bateau, lorsqu’il rentre au pays natal, en 1867, Isidore sans doute croyait-il encore ou voulait-il croire, aux deux villes qui se tendent la main au-dessus de l’estuaire, aux peuples amis, aux provinces réunies de la Plata, car il était “bon”. Mais il découvre bientôt, à Montevideo, la face, la vraie face d’un espace-temps, où règnent depuis toujours la guerre et la cruauté.

La guerre est partout dans les Chants, entre deux nations sœurs, entre des provinces “unies”, entre frères, même entre enfants qui s’aiment, entre enfants et une pauvre folle qu’ils poursuivent, entre un misérable et les voyageurs bourgeois dans un bus. Nul n’y échappe.

Quel est le paysage décrit? Des plaines vides à perte de vue, parcourues à cheval, bride abattue, des montagnes et la mer en furie où des vaisseaux font naufrage.

Dans ces espaces désolés, Lautréamont est une sorte de fantôme et tous les jeunes garçons qu’il aime (Mario, Lohengrin, Lombano, Holzer etc.) sont des êtres imaginaires, “tirés d’un cerveau”. (Chants, III)

Dans cette géographie, au fond, métaphysique, la guerre utilise même les armes de jet du marin et du cavalier, les deux hommes de la région de la “Cisplatina”:

 

… quand une guerre affreuse menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux ennemis, ou que le choléra s’apprêtait à lancer, avec sa fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières.

LAUTRÉAMONT, Chants, I.

 

C’est peut-être là l’une des rares, très rares, allusions qu’on pourrait articuler, à la rigueur, à la situation vécue, en 1867, dans la grande région de la Plata. Autrement dit: la guerre du Paraguay.

De quoi parle-t-on, au fond, derrière ce qu’on lit, chez Lautréamont? De guerre et de sang, de blessures et de bêtes assoiffées de sang (requins, poux, vampires vivants ou morts). Mais il ne s’agit jamais d’une guerre spécifique, identifiable, mais de la guerre tout simplement, en général.

 

Il faut verser de sang, beaucoup de sang […] sans les cadavres et les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s’est opéré sagement le carnage, il n’y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n’y aurait pas de victoire. Tu vois, lorsqu’on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par la chair à canon. Le but excuse le moyen.

LAUTRÉAMONT, Chants, I.

 

Relisons la citation précédente à haute voix (et bien d’autres, toutes les autres qu’on pourrait aligner, sans fin, les unes après les autres), quels sont les mots qui font tressaillir le lecteur? L’adverbe “sagement” (où s’est opéré sagement le carnage), et le complément de manière “avec grâce” (il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang). C’est là que s’opère la transmutation fondamentale de Lautréamont, là précisément, où il fait entrer ce que le lecteur n’attend pas, l’humour, – imprévisible, inespéré, impossible –, dans l’évocation de l’horreur.

A la Divina commedia des croyants, qu’ils appartiennent à l’Eglise (Dante) ou à la Réforme puritaine (Milton), à la grandiloquence égotiste des enfants du siècle, dandies en proie désormais au spleen et au doute élégant (Byron ou Musset), Lautréamont, en dialogue avec eux, ajoute, toujours, – c’est sa marque à lui –, à l’horreur et à l’enfer qui règnent sur terre, une chute humoristique. Celle-ci, garant de la lucidité, tour à tour de lui même et de son lecteur, empêche l’identification.

 

3.3. L’humour contre les «Grandes-têtes-molles” et amère consolation

 

… une mine inépuisable, la mine minée de l’humour.

MÉNIL, René, “Laissez passer la poésie”, in Tropiques nº 5, avril 1942.

 

Le rire amer de l’humour.

MÉNIL, René, “L’humour: introduction à 1945”, in Tropiques nº 12, janvier 1945.

 

On cite souvent la liste insolente de Lautréamont, dans les Poésies, des “Grandes-têtes-molles” de la littérature de son temps, les maîtres à penser et à sentir de l’Occident:

 

Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui? aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique; Sénancour, l’Homme-en-Jupon; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d’Alcool; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres; Georges Sand, l’Hermaphrodite-Circoncis; Théophile Gautier, l’Incomparable-Épicier; Leconte, le Captif-du-Diable; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit; Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert; Misçkiéwicz, l’Imitateur-de-Satan; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle; et Byron, l’Hippopotame-des-Jungles-Infernales.

LAUTRÉAMONT, in Poésies.

 

Cette liste mérite quelques commentaires: dix poètes et écrivains français, des plus grands; un écrivain que, parfois, on identifie mal, Mathurin (en réalité Maturin sans h: Charles Robert Maturin), le Compère-des-Ténèbres, l’auteur irlandais de Melmoth ou l’Homme errant, devant rejoindre donc les trois autres poètes de langue anglaise (Anne Radcliffe, Poe, Byron); un allemand (Goethe); plus un Russe et un Polonais. Tous, des romantiques ou des préromantiques.

Première remarque sur cette liste: l’absence totale de littérature italienne et pourtant Foscolo, Alfieri, Leopardi, Manzoni auraient dû attirer l’attention d’Isidore (du moins pour Garibaldi, défenseur de Montevideo, ou pour le mouvement absolument contemporain du Risorgimento). Deuxième remarque: aucun romantique espagnol, ni Espronceda, pourtant lui-aussi byronien, ni Zorilla dont le rapport au père est, sans doute, assez semblable à celui d’Isidore à François Ducasse, ni Bécquer qui meurt, très jeune comme lui, un mois après lui, en décembre 1870 à Madrid. Cela laisse supposer, d’une part, que l’espagnol chez Isidore est vraiment la langue de l’enfance, de sa “matrie” naturelle, sentie, rêvée pendant tout l’internat et perdue, langue de son substrat profond et, d’autre part, que sa connaissance d’autres littératures étrangères dépend, en grande partie, de ce que publient les revues françaises, en traduction. Sans doute encore, La Revue des Deux Mondes. Pour commencer, une prospection méthodique devrait être faite sur les poètes étrangers publiés, en traduction, par la RDM pendant la décennie 1860 pour la comparer à la liste des Poésies.

Ceux qui ont, sans doute, le mieux dégagé le lien interne et profond entre les deux œuvres de Lautréamont, apparemment si disparates, sont deux jeunes poètes de la Martinique: René Ménil et Aimé Césaire, [79] dans la revue Tropiques, de Fort-de-France, dans les années 40 du siècle dernier.

Résumons leurs analyses.

Césaire présente, dans le nº double 6-7, de Tropiques, de février 1943, une série de propositions, définissant la poésie de Lautréamont. Avançons simplement trois exemples, sur dix-neuf, les définitions 9 à 11:

 

Il découvrit la glaçante puissance hystérique de la Parodie.

 

Il accoucha, comme de leur fruit naturel, la logique de l’absurde le grotesque de la logique.

 

Le premier à avoir compris que la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdit dans le grand tam-tam aveugle, dans l’irrespirable vide absolu, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles:

 

La nuit venue, avec son obscurité propice, ils s’élançaient des cratères à la tête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient loin derrière eux l’anus constipé des kakatoès humains, jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète immonde. [Chants]. (Ibid.)

 

Autre proposition fort intéressante d’Aimé Césaire est celle qui porte le nº 13. Elle articule l’humour à un commentaire de Freud sur le Moi et le Surmoi:

 

Dans une page maîtresse, Freud distingue Moi et Surmoi: Surmoi, noyau du Moi, héritier de l’instance parentale qui tient le moi sous sa sévère tutelle:

“L’attitude dynamique de l’humoriste consisterait en ceci qu’il a retiré à son moi l’accent psychique et l’a reporté à son Surmoi. Au Surmoi ainsi exalté, le moi peut apparaître minuscule et tous ses intérêts futiles, et il devient dès lors facile au Surmoi, grâce à cette répartition nouvelle d’énergie, d’étouffer les réactions infantiles et passionnelles du Moi”.

L’humour force de libération.

Négation du monde. (Ibid.)

 

Ce commentaire, articulé à l’une de nos épigraphes de cette troisième partie (Il substitue à la dictature de l’objet etc...), balaie l’argument, trop rapide ou trop facile, de la folie de Lautréamont (vieil argument de Léon Bloy, repris encore par René Hénane). C’est en pleine possession de ses moyens, que Ducasse crée son œuvre, dans la double face des Chants et des Poésies.

Césaire, dans sa 18e définition, réaffirme l’importance de l’humour:

 

Il comprit le premier la bouleversante-démiurgique valeur de l’humour. Grâce à d’inouïs retournements de la logique, il créa des dépaysements inassumables (sic), magnétisant les sordidités les plus compactes, apprivoisant l’horrible, rendant au pain son goût de soufre, au vin sa nature de jaspe, au pain et au vin, leur nature de miracle.

Ce Flamel littéraire résolut le délicat problème de la transmutation des métaux. (Ibid.)

 

Presque deux ans plus tard, en janvier 1945, – la guerre est déjà finie dans les Antilles, dès juillet 1943 –, Césaire, dans un colloque à Port-au-Prince, en Haïti, reprend son propos sur l’humour et le développe, dans le texte le plus important qu’il ait publié sur la poésie, intitulé “Poésie et connaissance”. Après avoir tracé l’évolution de la poésie moderne de langue française, il arrive à la place de Lautréamont, dans cette lignée, le présentant comme “un immense soleil déloyal [qui] ricane” (“déloyal” par rapport à la Raison raisonnante, bien entendu); rappelons son analyse:

 

Et en effet, le premier, Lautréamont intégra l’humour dans la poésie. Le premier il découvrit le rôle fonctionnel de l’humour. Le premier il nous fit sentir que ce que l’amour a commencé, l’humour a puissance de continuer.

Le moindre rôle de l’humour n’est pas de nettoyer les champs de l’esprit. De dissoudre au chalumeau les connexions qui, passagères, risquent de s’incruster dans la pulpe mentale et de la durcifier. C’est d’abord l’humour, qui, contre Pascal, la Rochefoucauld et tant d’autres moralistes, assure Lautréamont que si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde n’aurait pas été changée; que le soleil et la mort peuvent se regarder en face; que l’homme est un sujet vide d’erreurs… que rien n’est moins étrange que les contrariétés que l’on découvre dans l’homme. C’est d’abord l’humour qui m’assure qu’il est aussi vrai de dire que le larron fait l’occasion que de dire ‘l’occasion fait le larron’…

Seul l’humour m’assure que les plus prodigieux retournements sont légitimes. Seul l’humour m’avertit de l’envers des choses. (In Tropiques, nº 12, janvier 1945)

 

A la fin de “Poésie et connaissance”, Césaire avance 7 propositions “qui sont de résumé autant que de clarification”; la première est la suivante:

 

La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde. (Ibid.)

 

Dans la même revue Tropiques, René Ménil, jeune professeur de philosophie au Lycée Schœlcher, de Fort-de-France, à des dates assez proches de celles de son ami Césaire, publie deux textes critiques importants sur Lautréamont. Le premier s’intitule “Évidences touchant l’esprit et sa vitesse” (in Tropiques, nº 8-9, octobre 1943); le second, “L’humour: introduction à 1945” (in Tropiques, nº 12, janvier 1945).


Si pour Césaire, l’humour a pour fonction initiale de “nettoyer les champs de l’esprit”, l’empêchant de reprendre, sans fin, les mêmes connexions durcies par l’habitude, pour Ménil sa principale caractéristique est sa vitesse, née de notre inconscient, “faculté libératrice”. L’humour procède par des éclairs, source de courts circuits féconds.

Ménil, comme son ami l’avait fait auparavant en février 1943, en octobre de la même année, fait l’inventaire des “évidences” de l’humour et sa vitesse, qui sont des atouts humains, en 14 blocs de notes, numérotés. Il faudrait commenter chacun de ses blocs, dont nous conseillons fortement la lecture: “la parturition métaphorique”, “la métaphore brise, dans l’esprit, la solitude des idées et des choses”; la vitesse caractérise la poésie: “entre la prose et la poésie, il n’y a qu’une différence d’accélération psychique”, ou encore “c’est par la vitesse que l’esprit devient voyant”); “ce qui est irrationnel a sa lumière – différente. Pour accéder à l’une, il faut mourir à l’autre”) et j’en passe.

Ce second texte de Ménil, “L’humour: introduction à 1945”, écrit tout entier sous la lumière noire du “soleil déloyal” de Lautréamont, décrit “le rire amer de l’humour”:

 

…le bondissement de l’esprit qui échappe à la futilité de la vie courante n’est pas autre chose que l’élan même des instincts de la vie rongeant et rompant le frein de la paresse individuelle ou sociale. L’humour est précisément la conscience de notre vie diminuée et freinée mais en même temps une revanche contre cette diminution et ce frein et le cri triomphant de l’esprit libéré. Que si nous nous enlisons dans des histoires par trop subalternes, tant pis pour la marionnette que nous sommes. Mais l’esprit clame bien haut qu’il n’est pas complice. Que si, pareils à des pantins nous sommes courbés sous l’insultante autorité de tyrannies absurdes, l’esprit libre tire son épingle du jeu et montre qu’il n’est pas dupe de la mascarade. (Ibid.)

 

La supériorité de l’homme est dans cette capacité de rire, même s’il est enchaîné: rire amer sans doute, mais rire consolateur, car assomption libératrice:

 

L’humour, c’est le triomphe de la subjectivité frondeuse et une économie sur les sentiments. Rien de plus. Point n’est anéantie la comédie de la vie sociale qui insulte à l’esprit. De là une amertume qui perce toujours dans l’humour: notre angoisse devant la vie est dépassée mais non supprimée et une vision demeure plantée dans l’esprit: celle de Prométhée enchaîné. Prométhée l’on est [qui] insulte Dieu magnifiquement mais qui est enchaîné. […] … le ricanement de l’humour sera irréligieux, satanique, cruel. Car l’humour sait. Il est même suprêmement savant, ayant dépassé les accidents d’une vie pour atteindre à l’absolu de l’Esprit. (Ibid.)

 

A partir de là, Ménil fait l’histoire de l’humour en poésie, dans la littérature moderne. Son point de départ est, une fois de plus, Lautréamont; dans cette trajectoire, cinq ans avant, il paraît annoncer l’Homme révolté de Camus, qui ne sera publié qu’en 1951. Il finira par affirmer que “l’humour est une attitude poétique”:

 

1) parce qu’il désensibilise le poète par rapport à l’univers et par là permet cette légèreté d’esprit indispensable à l’expression poétique. Détachement de l’ironiste. La passion qui dramatise et alourdit les moindres événements, est un état antipoétique;

2) parce qu’il fait éclater les saumâtres fixités ou institutions qui immobilisent la vie (individuelle ou sociale) et, au travers de l’éclatement, surgissent les désirs illuminés;

3) parce que toute vision humoristique est une métaphore. L’objet de notre perception est recouvert par une hallucination grandiose à côté de laquelle il apparaît minime, futile, impossible. Cette comparaison ou mieux, cette identification, met en déroute la logique habituelle pour donner le condensé poétique;

4) enfin parce que cette métaphore, qui aboutit à une dégradation du réel lequel finit en pointe de chemise, déclenche une exaltation antithétique de l’esprit. A la chute des réalités correspond une ascension vertigineuse de l’esprit.

On voit assez que l’humour procède par tous les moyens du rêve: condensation, transfert, hallucination, identification etc., qui sont ceux mêmes de l’image poétique. (Ibid.)

En somme: l’humour libère l’homme, qui échappe à sa condition misérable de “pantin” ou de “marionnette”. Il nous semble que cette vision permet de mieux comprendre l’unité profonde de l’œuvre de Lautréamont dans ses deux faces.

 

4. En guise de conclusion ouverte

On a essayé de faire une contextualisation de la thèse du livre Lautréamont austral sur le bilinguisme et l’américanité de Lautréamont, indiquant clairement où sont nos accords de fond et nos réticences sur certains aspects, à reconsidérer, me semble-t-il.

A la fin de ce parcours, dégageons ce qui nous semble important: le retour, en 1867, à Montevideo, d’Isidore Ducasse qui, jeune adulte, son diplôme de bachelier en poche, choisit, parmi l’éventail des mémoires collectives, celle qui lui tient à cœur, celle de la Plata de son enfance et il découvre, alors, la guerre, la vraie face de son pays natal, son jardin à jamais perdu, car retrouvé défiguré, le visage marqué d’un rictus ouvert au rasoir. Dans ce choix d’une mémoire collective à interagir avec sa mémoire individuelle, entre évidemment sa nouvelle adaptation à l’espagnol vécu, intériorisé, de son enfance. Son bilinguisme l’aide d’ailleurs à créer une distanciation intérieure, ensemble avec son humour. Mais l’Autre langue n’apparaît que dans certaines tournures de sa syntaxe française.

Devant la guerre, Isidore ne choisit pas un parti, ni un point de vue idéologique, ni un chef guerrier ni un maître à penser, mais il décrit métaphoriquement la vérité – atroce – qu’il vient de découvrir, la guerre des hommes contre les enfants et des enfants contre les enfants, la guerre des animaux contre les hommes et la nature entière. La guerre dans le monde des hommes le long du temps: moderne et archaïque, avec télégraphe et journaux, avec ballons d’observation et mines sous-marines, avec massacres et paris sur des hommes debout ou à genoux dont on tranche la gorge, dans un rite accompli sans émotion. Tout simplement. Dans l’indifférence. Froidement.

Seul minuscule point d’ancrage visible dans le texte, d’une réalité profonde, qui est la sienne: Isidore s’affirme l’Uruguayen et signe un nom, secrète déclaration identité, Lautréamont (l’Autre amont ou L’Autre à mont). [80] C’est de ce point de vue fictif – forcément supérieur – qu’il parle. C’est de ce mont imaginaire comme sont d’ailleurs tous les paysages des Chants, que le Comte de Lautréamont voit, dans le chapitre d’ouverture, sous la tempête, le “spectacle gracieux” d’un vaisseau de guerre qui “sombre avec lenteur … avec majesté”.

Au moment où l’Uruguay participe officiellement et activement à la guerre du Paraguay, la vieille Province – Cisplatine d’il y a peu (60 ans à peine), ensuite “Banda Oriental”, désormais République Orientale, à partir de son indépendance récente (de 40 ans à peine) – cet espace plat, aux villes peu nombreuses, parcouru à cheval par des gauchos et par des tribus encore nomades, aux contours incertains, territoire aux frontières poreuses, traversé par des invasions successives, naguère assiégé par terre et par l’estuaire, refuge ou repaire de ceux qui fuyaient la justice ou un groupe armé, change de statut: l’Uruguay entre, – plutôt il y est de plein pied –, dans une Alliance militaire de chefs et combattants cruels, assoiffés de vengeance, contre un pays “frère”, né du même Vice-Royaume original, qui épousait une géographie particulière.

Isidore reçoit à Montevideo inévitablement les nouvelles de la guerre qui fait rage au Paraguay. En 1867, c’est l’entrée en force des armées alliées dans un territoire intérieur, désormais encerclé de partout, par terre et par air, avec des batailles de plus en plus sanglantes sur terre et sur les fleuves. C’est le moment aussi où un virage s’amorce lentement vers la conscience diffuse que la guerre est un crime et que la Paraguayenne vivra désormais dans un espace où règne la charrette de la mort.

On a suggéré également l’élargissement des recherches, sur le journalisme de guerre en particulier. Il faut savoir non seulement quelles revues arrivaient à Montevideo comme celles qui circulaient à Paris, à part la très connue Revue des Deux Mondes.

Il faut prospecter encore quels écrivains hispanophones en exil – Argentins ou Uruguayens – vivent ou viennent en mission à Paris dans les années 1868-1870. En consultant les dates d’Isidore Ducasse, habitant désormais Paris: ces années coïncident avec les séjours d’au moins deux intellectuels hispanophones, Juan-Bautista Alberdi et Hilario Ascabusi. Le premier publie, à Paris, en espagnol et en français, sur la guerre en cours; le second, après avoir vécu longtemps à Montevideo, est envoyé, en 1868, comme diplomate à Paris par Bartolomé Mitre, président argentin, pour recruter de nouveaux immigrants pour l’agriculture.

A la fin de notre parcours, nous avons demandé à deux poètes francophones, nés en Amérique eux-aussi, une lecture articulée de la production d’Isidore-Lautréamont. Cette double lecture, publiée dans une revue intitulée Tropiques, se fait dans une petite île des Caraïbes qui vient de sortir d’un blocus naval (anglo-américain). Nous avons recouru à René Ménil et à Aimé Césaire, nés sous le Tropique de Cancer, pour nous aider à dégager la “différence” de cette œuvre du point de vue littéraire, engendrée en imagination, sous le Tropique du Capricorne, après avoir exploré les apports de Fernand Braudel et de Maurice Halbwachs.

 

NOTAS

1. Milton Torres, ancien diplomate et spécialiste, à la fois, du point de vue historique et littéraire, d’un autre estuaire sud-américain, celui de l’Amazone, a bien accepté de discuter avec moi celui de la Plata: né au Rio Grande do Sul, avec une enfance rurale sur la pampa, il est également un “gaúcho”. Voir TORRES, Milton. A epopeia amazônica de Frei Pedro de Santo Eliseu (1746). São Paulo, EDUSP – Belém, EUFP, 2015.

2. ...la saveur de l’oriental/je la décris ainsi/la saveur de ce qui est/ égal et un peu distinct.

3. ... temps très long que les horloges n’ont jamais sonné et que les matés ont doucement mesuré.

4. Etrangers, ajoutons-nous, surtout Italiens et Français, à Montevideo. On semble ignorer que les Italiens et Garibaldi lui-même ne parlaient pas l’italien, mais des langues régionales. Et là-dessus, nous avons des études précises ainsi que le témoignage de Garibaldi lui-même.

5. Pour que le lecteur ne se perde pas, car les guerres et les hostilités se superposent et s’enchaînent, rappelons les dates principales: a) le blocus français de Buenos Aires contre Rosas (1838-1840); b) le grand siège de Montevideo (février 1843-octobre 1851); c) le blocus franco-anglais de La Plata à l’exception de Montevideo (1845-1850); d) la guerre de La Plata (18 août 1851-3 février 1852); e) l’invasion brésilienne de 1864-1865 (connue, au Brésil, sous le nom de guerre contra Aguirre ou guerre de l’Uruguay) pour mettre fin à la guerre civile entre “blancos” et “colorados” (ou “la Cruzada libertadora de 1863”), faisant pencher la balance en faveur des “colorados”, du caudillo Venancio Flores et f) la guerre du Paraguay (1864-1870). Nous laissons de côté, ici, la Bolivie qui ne nous intéresse pas directement. Et ce n’est pas tout, car il y a encore les guerres qui précèdent l’indépendance de l’Uruguay.

6. Sacramento, située à 177 km de Montevideo, se situe juste en face de Buenos Aires, de l’autre côté du fleuve, à 50 km de distance, la largeur de l’estuaire à cet endroit. On y perçoit la fusion de styles différents, portugais et espagnol. Le plan de la ville est nettement portugais en contraste au standard régi par la loi espagnole sur les Indes Occidentales et se caractérise encore par ses rues étroites en pierre, qui viennent également de sa tradition/fonction militaire.

7. Les trois pays hispanophones ainsi que le Sud du Brésil revendiquent ensemble le “gaucho” et le même univers “civilisationnel”. Du point de vue linguistique, au Paraguay, on parle également le “guarani”, deuxième langue officielle, utilisée largement par les non-indigènes. Dans la grande zone rurale autour de l’estuaire, un dialecte luso-espagnol subsiste encore, l’Uruguay étant de tout temps, un refuge pour ceux qui fuyaient l’Argentine ou le Rio Grande pour échapper à la justice ou à l’armée ennemie. Borges l’évoque dans ses contes et il connaît le “guaraní” grâce à une servante qui l’a accompagné pendant presque 50 ans, Fanny (Epifanía Úveda, veuve de Robledo), de Corrientes. A ce sujet, il existe une bibliographie importante. Voir, en particulier, ALMADA ROCHE, Armando. El otro Borges & Fani, su ama de llaves. Asunción, UniNorte, 2012.

8. Les “guaranís” du Paraguay étaient vus comme d’excellents navigateurs.

9. Son texte a eu du succès, car dès 1845 est publié un extrait “sous les auspices du gouvernement”. Voir Fragment d’un voyage au centre de l’Amérique Méridionale: contenant des considérations sur la navigation de l’Amazone et de la Plata, et sur les anciennes missions des provinces de Chiquitos et de Moxos (Bolivia). Bertrand éditeur (Rue Saint-André des Arts, 38), 1845 et Strasbourg chez V. Levrault, Libraire, rue des Juifs, 1845. La bibliographie récente sur Alcide d’Orbigny est assez importante. Voir, seulement en français: TAQUET, Philippe (dir.) Un voyageur naturaliste: Alcide d’Orbigny. Du Nouveau Monde... au passé du monde. Préface d’Yves Laissus Paris, Nathan, 2002; LABORDE PÉDELAHORE, Philippe (éditeur.) Alcide d’Orbigny. A la découverte des nouvelles républiques sud-américaines. Biarritz, Atlantica, 2002.

10. Un estuaire est une zone de transition (un “écotone”): on passe d’un système fluvial à un système océanique. L’eau douce pèse moins que l’eau salée, ainsi l’eau douce au contact avec l’océan “surnage” ou flotte au-dessus et l’eau salée se tient au-dessous formant une structure appelée lit salin, où la couche supérieure reste très affectée par les marées et le vent. La couleur de l’estuaire de la Plata, sur les photos par satellite, montre l’impact et l’importance de la décharge fluviale.

11. Le bassin de la Plata est exploré très tôt, avant le bassin amazonien. Manaus est fondée, en octobre 1669, sur la confluence des fleuves Solimões et Negro. Voir TORRES, Milton, op. cit. Un indice indirect de l’importance précoce de la Plata, dans l’imaginaire européen, est sa présence dans le groupe sculptural du Bernin à Piazza Navona, à Rome (1677): on y représente les quatre continents par des fleuves: le Danube (Europe), le Nil (Afrique), le Gange (Asie) et la Plata (Amérique).

12. Francisco Solano López (1827-1870), président à vie du Paraguay (1862-1870) lorsqu’il rentre d’Europe, en 1855, où il avait été envoyé par son père, le président Carlos Antonio López, apporte non seulement de l’armement moderne comme un navire de guerre, le Tacuari, acheté à l’Angleterre.

13. Les batailles navales, le lecteur les connaît: depuis Salamine où les Grecs ont vaincu les Perses ou Actium, la dernière bataille de la République romaine où Octave met en fuite la flotte de Marc-Antoine et de Cléopâtre, jusqu’à la victoire de Lépante contre les Turcs, célébrée dans tout l’Occident ou la défaite de l’Invincible Armada de Philippe II dont les navires sont dispersés par la tempête. Ces batailles navales sont dans les textes classiques et dans des œuvres d’art. Les batailles fluviales sont moins nombreuses mais justement, dans le Cône Sud et dans l’estuaire de la Plata, elles sont nombreuses et doublent les combats de cavalerie légère sur les plaines où les combattants luttent surtout à l’arme blanche (lance, épée, poignard, couteau) ou à l’arme de jet (“las bolanderas” lancées pour arrêter un animal dans sa course). Les batailles fluviales sont représentées dans l’iconographie de l’époque, dans des gravures et dans des toiles d’histoire (en Argentine, en Uruguay, au Brésil et au Paraguay). Elles ont lieu soit près des îles au milieu des fleuves, soit dans les méandres des fleuves dont la largeur se restreint momentanément entre les gorges des marges qui s’élèvent. De façon paradoxale, les batailles fluviales représentent la face “moderne” d’une guerre archaïque, car sur les îles ou les hauteurs des marges, il y a toujours une batterie de canons qui répondent au pouvoir de feu des grands bateaux. On y reviendra.

14. Garibaldi est à Rio de Janeiro, en décembre 1835-janvier 1836. Rapidement, il est embauché pour la guerre de course au Rio Grande do Sul. Il est nommé chef de la marine de l’Uruguay à partir de 1842. Son séjour au Brésil a duré environ 6 ans.

15. En plus des deux villes citées par Lautréamont et à part Colonia del Sacramento, il y a encore Corrientes qu’on a voulu, à un certain moment, faire la capitale d’une région autonome appelée “Mesopotamia” (sic). Elle est au centre d’un réseau fluvial énorme, au milieu des terres.

16. Pour comparaison: la distance minimale de la Manche est d’un peu moins de 34 km; la largeur maximale, de 250 km.

17. Le Paraguay a un profil différent de ceux de l’Argentine et de l’Uruguay bien que le pays revendique également le “gaucho” comme type national: c’est une région jésuitique-agricole, qui alimente la Bolivie, assez peuplée. Le pays sortira de la guerre de la Triple Alliance détruit et sa population, surtout masculine, décimée, en net déséquilibre démographique.

18. Un souvenir personnel: habitant à l’époque Rio, j’étais très surprise de voir l’émotion de la délégation du Paraguay lorsque le Musée Historique National a rendu officiellement des drapeaux de la guerre du XIXe siècle, en 1970. La même revendication réapparaît souvent depuis, même en 2020: le Paraguay demande la restitution d’autres trophées et encore de certains canons.

19. La colonne part de la côte, en avril 1865, reçoit des renforts à Minas Gerais et parcourt plus de 2 mille km pour arriver à Coxim (au Mato Grosso) en décembre, ville qu’elle trouve abandonnée. Elle continue sa marche pour arriver à Miranda en septembre 1866 et entre enfin dans le territoire du Paraguay en avril 1867 jusqu’à Laguna. Elle est décimée par la faim et le choléra, et la défense farouche des Paraguayens. D’un effectif de 3 000 hommes, à peine 700 hommes reviennent vivants en juin 1867.

20. Taunay en tira son livre le plus célèbre, La Retraite de Laguna: récit de la guerre du Paraguay, 1864-1870, écrit en français, dans lequel, s’inspirant de Xénophon, il raconte la tragique retraite d’un bataillon brésilien. Le texte a eu des éditions récentes en France. C’est un épisode marginal mais révélateur: une colonne qui marche plus deux ans par terre pour atteindre le Nord du Paraguay, y entre enfin et est décimée par l’ennemi et par une épidémie de choléra. Un concentré de folie et d’horreur. La première édition française, digitalisée par la BNF, date de 1871.

21. Les liens de Borges avec les deux patries (Argentine-Uruguay) sont évidents; les liens avec le Paraguay passent par Fanny, la fidèle servante “correntina” parlant “guarani”, qui l’a accompagné sa vie durant et, enfin, avec le Brésil indirectement par son marranisme/judaïsme. Borges se sent “juif” ou “marrane” grâce à ses ancêtres portugais: il y a de nombreux textes à lui sur ce sujet, en prose et en vers.

22. Ce n’est pas le cas: les eaux de l’estuaire sont bourbeuses, car il reçoit une énorme décharge. Les photos de satellite le montrent. Le mot “argentine”, substantif et adjectif, signifie autre chose: dérivé du latin “argentum”, il désigne l’argent (prata en portugais et plata en espagnol).

23. Les Cortes portuguesas réunies à Lisbonne, en 1822, demandent le retour du Roi Jean VI en Europe; l’assemblée constituante qui siège à Rio, en 1823, aboutira à la Charte de 1824, octroyée par l’héritier portugais, Pedro I, à l’Empire brésilien, texte qui, à son tour, servira de modèle à la Charte portugaise de 1826. Autre exemple de renversement symbolique entre le Brésil et son ancienne métropole.

24. Le reste de la population se dispersait sur le littoral et au nord. Dans la capitale et ses environs, on estime quelques vingt mille habitants, en tout.

25. En Uruguay, le massacre de Salsipuedes date d’avril 1831: les charruas sont attirés à une rencontre, y sont décimés ou pris comme esclaves (sic). Le massacre précède “la campagne du désert” en Argentine, qui aura lieu seulement après la guerre du Paraguay, à la fin du siècle. Selon l’historiographie officielle, le compte final de Salsipuedes: 40 indiens morts et 300 prisonniers. Un monument complexe, inauguré en 1938, à Montevideo, est l’œuvre d’un trio d’artistes: Edmundo Prati, Gervasio Furest, Enrique Lussich. Dans le groupe d’indiens, placé sur un long rectangle directement sur le sol, une femme, Maria Micaela Guyunusa (1806 – 1834), faite prisonnière, tient sa fille entre ses bras; la jeune mère est entourée par trois charruas (Senaqué, Tacuabé et le cacique Vaimaca Perú). Comme sources probables pour la sculpture, on cite un dessin de Nicolas Louis Delaunois (1805-?) et une gravure attribuée à Arthur Onslow (1833-1882), du Musée d’Histoire Naturelle de Londres, mais l’étude iconographique/iconologique devrait être reprise. Ces quatre “sauvages” faits prisonniers après Salsipuedes seront “consignés” à un Français, François de Curel, à sa demande, pour être exhibés en Europe. Paul Rivet (1876-1958), l’un des fondateurs du Musée de l’Homme au Palais Chaillot, a publié, en 1930, sur la question, un long essai, Les derniers charruas, texte rapidement traduit en espagnol. Rivet évoque aussi, au début de son étude, un autre exemple de transport d’Indien vers la France. Le lieutenant de vaisseau Louis Marius Barral, commandant de la gabare “L’Emulation”, partie de Montevideo le 16 janvier 1832, offre au Ministre de la Marine, mais à l’intention du Ministre de l’Intérieur, un jeune Indien-charrua, Ramón Mataojo. Celui-ci, au début du voyage fait grève de faim, car il voulait ses femmes avec lui. On l’ignore: “en effet, les jours suivants Mataojo mangea et parut s’accoutumer à son veuvage” (ibid.), commente Barral.

26. La “degola” en portugais ou “el degüello” en espagnol est une forme d’exécution des prisonniers, tués de la même façon qu’on tue les animaux, en leur tranchant la gorge d’une oreille à l’autre. Voir les photos de la révolte fédéraliste au Rio Grande do Sul (Brésil), de 1893-95. Borges, dans ses contes et poèmes, évoque cette exécution, pratiquée par les différents belligérants et armées. En espagnol, en plus, il y a encore l’expression courante “toque al degüello”: c’est un roulement de tambour ou, le plus souvent, une sonnerie de trompette, ordonnant aux troupes une lutte sans quartier, avec exécution des blessés ennemis et de ceux qui se rendent sans accepter de changer de parti ou d’armée. “El toque al degüello”, probablement d’origine musulmane, est adopté par les troupes espagnoles en Amérique latine, en Argentine, au Mexique et à Cuba: de nombreux textes historiques le confirment.

27. Borges a, tant du côté maternel que du côté paternel, des attaches familiales avec l’Uruguay et il y passait, enfant, des vacances. La bibliographie à ce sujet est abondante.

28. Situation inimaginable dans les territoires français en Amérique, que ce soit aux Antilles (Haïti, Martinique, Guadeloupe et dans leur prolongement continental, la Guyane), que ce soit en Louisiane ou au Canada français.

29. Isidore, enfant, a un maître à la maison pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’école pour enfants à Montevideo.

30. Pablo Rocca (in Enigmas para resolver: los últimos días de François Ducasse, 2019) rappelle que, du milieu du siècle, sont les vers anonymes, publiés dans une gazette de Buenos Aires, que José Andrés Lamas (lui-même né à Montevideo) recueille dans son libre Notice sur la République Orientale de l’Uruguay, publié à Paris, en 1851: Quien quiera hablar en francés En Catalán, en Vascongado Todo idioma arrevesado Y que no sepa quién es Y hallarse en un entremés O en un extraño museo Vaya hoy a Montevideo (= Qui veut parler français, catalan, basque, ou tout idiome tordu, et qui ne sait qui il est et se retrouver dans un intermède comique ou dans un étrange musée, qu’il aille aujourd’hui à Montevideo).

31. Nous citons l’édition, dite définitive, de 1956, de Présence Africaine. Le Cahier, comme on le sait, a quatre versions différentes (Volontés, 1939; Brentano’s, janvier 1947, Bordas, mars 1947 et Présence Africaine, 1956).

32. Venant d’un pays plat, Isidore voit, pour la première fois, des montagnes à l’horizon. L’hauteur maximale en Uruguay est le Cerro Catedral, de 514 mètres.

33. Questions posées par le jury à Isidore dans son épreuve d’Histoire et Géographie: Marie Stuart et Iles Britanniques. Voir document, en annexe.

34. Les espagnolismes sont assez nombreux et différents critiques s’y réfèrent. D’autre part, on ne peut savoir au juste à quel point les éditeurs ont corrigé, ou non, les manuscrits d’Isidore Ducasse. Ceux-ci n’existent pas (ou n’ont pas été retrouvés) et nous ne possédons pas d’épreuves typographiques.

35. Normalement, des militaires de carrière sachant dessiner: des ingénieurs surtout.

36. Milonga est un lieu ou un bal où l’on danse une certaine forme du tango: “milonga de l’oublié/ qui meurt et ne se plaint guère, / milonga de la gorge/coupée au rasoir d’une oreille à l’autre”.

37. “Il comprit son destin profond de loup, non pas de chien grégaire; il comprit que l’autre c’était lui.”

38. “Et je ne mets pas à côté du sillon/ bien qu’ils arrivent en coupant les gorges”.

39. Trois revues pour les tranchées sont publiées, au Paraguay, alternant espagnol et guaraní, avec des illustrations: Cacique Tambare, El Centinela, El Cabichiú. Les combattants noirs y sont toujours présentés comme des singes, souvent cruels, toujours ridicules. Dans El Cabichiú, même le commandant en chef des armées de la Triple Alliance, le marquis de Caxias, est représenté comme nègre dormant dans un hamac.

40. C’est le cas du livre, en allemand, de Louis Schneider (Berlim 1805-Postdam, 1878), Der Krieg der Triple-Allianz (Kaiserthum Brasilien, Argentinische Conföderation und Republik Banda Oriental del Uruguay) gegen die Regierung der Republik Paraguay. 3 Bände. Berlin (Behr) 1872-1875. L’ouvrage est traduit d’ailleurs rapidement en portugais, avec des notes du Baron de Rio Branco (J. M. da Silva Paranhos) à la traduction brésilienne signee par Manoel Thomaz Alves Nogueira, sous le titre A Guerra da Tríplice Alliança (Imperio do Brazil, Republica Argenoina e Republica Oriental do Uruguay) contra o governo daRrepublica do Paraguay (1864-1870), com cartas e planos, 2 vol. Rio de janeiro, Typ. Americabam 1875.

41. A Revista fluminense: folha joco-séria-illustrada, publiée entre 1868 et 1875, est particulièrement importante du point de vue graphique-visuel (cartes, plans des batailles, topographie, caricatures etc.): elle est créée par un illustrateur italien, Angelo Agostini. Une gravure célèbre est celle d’un noir “Volontaire de la Patrie” au retour de la guerre qui retrouve sa mère à lui, enchaînée et châtiée au fouet. Voici la légende en portugais: “Cheio de glória, coberto de louros, depois de ter derramado seu sangue em defesa da pátria e libertado um povo da escravidão, o voluntário volta ao seu pais natal, para ver sua mãe amarrada a um tronco, horrível realidade.” (= Couvert de gloire et de lauriers, après avoir versé son sang en défendant la patrie et libéré un peuple de l’esclavage, le volontaire retourne à son pays natal, pour voir sa mère enchaînée au pilori et fouettée, terrible réalité).

42. Revue fondée en 1860, à Rio, par Henrique Fleiuss, avec des collaborateurs importants comme Machado de Assis, Quintino Bocaiúva, Joaquim Nabuco, Bernardo Guimarães. C’est la première publication humoristique illustrée de la presse brésilienne. Sa dernière édition est de 1876.

43. Voir, par exemple, un article signé par P. Mondin, de 34 pages, de 1976. La revue est digitalisée par la BNF.

44. Le dépouillement des revues publiées à Buenos Aires serait très important: nous n’avons pas eu le temps de faire pas même un sondage explorateur.

45. Utiliser le cours d’un fleuve pour transporter des troupes, les Ottomans l’avaient déjà fait, dans la Méditerranée, pour arriver au pied de Vienne (sièges de 1529 et surtout de 1683). Mais, en Autriche, les batailles ont toujours lieu sur terre, sur les marges du fleuve et pour le remonter, dans certains endroits, il fallait tirer les bateaux à fond plat par des chevaux sur les marges. Au XIXe siècle, le meilleur exemple de bataille fluviale est celui des troupes Nordistes pour passer l’île Ten, sur le Mississipi. La comparaison entre les gravures du Nord et du Sud du continent américain, à des dates très proches, révèle un certain nombre de similitudes: a) la bataille a lieu sur les eaux d’un fleuve, toujours très large; b) les marges du fleuve ou des îles, au milieu du fleuve, sont fortifiées et des canons tirent sur les bateaux; c) la présence de bateaux à fond plat avec des plaques de blindage en fer ou en acier, appelés déjà des “cuirassiers”. Cela permet de saisir le côté fortement moderne de la guerre du Paraguay contre lequel on a utilisé même des ballons d’observation. Ce côté moderne/industriel coexiste avec des traits extrêmement archaïques, voire homériques (fidélité d’un groupe de cavaliers autour d’un chef, combattants en uniforme et pieds nus, cavalerie légère attaquant à l’arme blanche ou à l’arme de jet, exécution des prisonniers pour faire “la cravate rouge”, selon la manière rurale de tuer des animaux etc.). Ainsi, Homère et le présent encore rural se rejoignent.

46. Caxias, commandant en chef des Alliés à partir de 1867, envoie des ballons pour observer les tranchées ennemies et connaître l’espace. Plusieurs gravures, dans de différents journaux, en portent témoignage. Ces ballons feront forte impression sur les troupes paraguayennes: un journalisme de tranchées y fera allusion, en espagnol et en “guaraní”, dans des gravures ou caricatures.

47. Deux épisodes documentés pendant la Révolution fédéraliste au Rio Grande do Sul, à la fin du XIXe siècle, sont révélateurs: le massacre de Rio Negro, à Bagé, le 28 novembre 1893, où 300 prisonniers unitaires (brancos) sont exécutés et la revanche de ces mêmes brancos de Boi Preto, à Palmeira, le 5 avril 1894: de nombreux “maragatos” y sont prisonniers,- au nombre de 377, selon les textes –: environ 45 acceptent de changer de côté et ont la vie sauve, les autres, de pauvres gauchos travaillant dans des haciendas, meurent. Dans le premier épisode, de Rio Preto, le principal personnage est le nègre Adão Latorre et la raison invoquée: il y aurait, parmi les “brancos”, de nombreux mercenaires uruguayens. Au fond, dans la pratique, on accuse l’ennemi de ce qu’on fait également.

48. Dans un sondage rapide sur des textes de l’époque, en Argentine, on trouve des exemples de “degüello” chez Hilario Ascasubi (1807-1875): voir, par exemple, le poème “La refalosa”. Borges y fait souvent allusion.

49. La bataille de Pavón, livrée au Sud de la province de Santa Fé, le 17 septembre 1861, signifie, dans la pratique, la fin de la Confédération argentine et l’incorporation de la province de Buenos Aires comme membre dominant.

50. Alexandre Dumas y fait allusion – il s’agit alors de “charger” les barbares non-nommés – dénonçant un massacre, antérieur et encore plus grand, que ceux du Rio Grande: “on coupa la gorge de 556 hommes” (in Une nouvelle Troie). A la même page, il présente, ipsis litteris,Montevideo, le dernier boulevard de la civilisation”.

51. Ville, considérée élégante, aujourd’hui chef-lieu, projetée par des urbanistes italiens, au Sud de Buenos-Aires, à 23 km de distance.

52. Les noms des gauchos sont ambigus: ils peuvent être des noms portugais ou espagnols.

53. Il faudrait orienter la recherche également sur des sources possibles de Lautréamont dans Les Métamorphoses, d’Ovide: cruauté des dieux et des corps qui se modifient. Ducasse a fait de bonnes études classiques.

54. HALBWACHS, Maurice. La mémoire collective. Édition critique établie par Gérard Namer, préface de Marie Jaisson. Texte augmenté de nombreux carnets, notes et dossiers inédits. Albin Michel, 1997.

55. DÉCHAUX, Jean-Hugues. Compte-rendu de l’édition critique précédente, in Revue française de sociologie, nº 39.3, 1998.

56. La belle préface de Julien Gracq aux Chants de Maldoror en dit long sur l’internat pour un adolescent sensible: dans son cas, la distance était seulement entre Saint-Florent-le-Vieil, juste en face de Varades, au bord de la Loire et Nantes, à l’embouchure du même fleuve: à peine un peu plus de 50 km.

57. Césaire rentre en Martinique en 1936.

58. HÉNANE, René. Césaire et Lautréamont. Bestiaire et métamorphose. L’Harmattan, 2006: l’auteur y revient encore sur la thèse, née avec Léon Bloy, pour nous aujourd’hui tout à fait dépassée, de la folie de Lautréamont.

59. La plaquette avec le Chant premier sort en 1868, l’ensemble du livre avec ses six Chants en 1869 ainsi que Les Poésies, imprimées par la Librairie Gabrie. Là-dessus, voir, le livre récent de Kevin Saliou.

60. Césaire, in Tropiques nº 6-7, 1943; Gracq, in “Lautréamont toujours”, in Edition de la Jeune Parque, 1947; Camus, in L’Homme révolté, 1951.

61. Les critiques au comte d’Eu, Gaston d’Orléans, sont très nombreuses dans les revues brésiliennes ainsi que des caricatures sur l’Empereur. La revue la plus intéressante, à ce sujet, reste A vida fluminense, d’Angelo Agostini.

62. En 1869, Ducasse est à Paris. On doit à l’initiative d’Axel Gasquet la traduction en français des articles de jeunesse d’Aberdi publiés au journal La Moda. Cf. ALBERDI, Juan Bautista. Écrits satiriques et de critique littéraire, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, juin 2006. Présentation, notes et édition par Axel Gasquet. Traduction de Stéphanie Urdician.

63. Texte ayant reçu le titre Lautréamont L’identité culturelle et le sous-titre Double culture et bilinguisme chez Isidore Ducasse. L’Harmattan, 2001.

64. PERRONE-MOISÉS, Leyla. “Lautréamont Austral: percalços de um livro”, in Revista Landa, vol. 7, nº 2, 2019.

65. Sur Isidore, lui-même, il y aurait des remarques mineures: a) la “duplicité” me paraissant un mot trop négatif pour définir le bilingue, je dirais plutôt que le bilinguisme provoque des effets certains de distanciation, dans les deux sens d’ailleurs; b) définir l’Uruguay, p. 91, comme “le pays le moins exotique, le plus européen de l’Amérique latine, surtout au XIXe siècle” est non seulement ambigu comme imprécis, me semble-t-il et c) à propos de la phrase, p. 103, “transporté à 13 ans de la périphérie vers le centre, il [Ducasse] avait un retard d’information”, il faut convenir que Tarbes et Pau ne sont pas le centre, mais des villes d’une province éloignée du centre (Paris), et qui plus est, les deux villes se situent près d’une frontière montagneuse. Le trajet d’Isidore est plutôt: né dans une “marca” très instable, qui se caractérise par la cacophonie des langues et des dialectes, il part à 13 ans vers une périphérie provinciale française pour étudier en régime d’internat, revient à l’Uruguay natal en guerre, pays qu’il redécouvre dans une alliance militaire (imprévue, surtout avec les Brésiliens) avec l’Argentine et le Brésil, contre un pays voisin et, enfin, de retour à l’Europe, s’installe au centre, à Paris.

66. Les plus anciens Vice-Royaumes en Amérique sont, dès le XVIe siècle: a) le Vicirreinato de Nueva España (1535) avec capitale au Mexique et juridiction sur tout le territoire actuel de l’Amérique centrale et du Nord et b) le Vicirreinato del Peru (1542) avec sa capitale à Lima, s’étendant à toute l’Amérique du Sud, à l’exception du Venezuela et du Panama. Toujours en Amérique, il y a encore des territoires non-rattachés à un Vice-Royaume, comme ceux des îles: Cuba, Puerto Rico, République Dominicaine, Venezuela, dans les Caraïbes. Au XVIIIe siècle sont créés: a) le Vice-royaume de la Nouvelle Grenade en 1717, réunissant Panama, Colombie, Equateur et Venezuela, avec la capitale à Santa Fé de Bogota, comme moyen de renforcer la défense des Caraïbes et b) le Vice-royaume du Río de la Plata, en 1776, avec capitale à Buenos Aires, réunissant les états actuels d’Argentine, Bolivie, le Chili, Paraguay et Uruguay.

67. Un exemple parmi beaucoup d’autres: l’armada pour reconquérir Angola, de l’autre côté de l’océan, envahie par les Hollandais, est organisée et part de Rio, au XVIIe siècle. Là-dessus, la bibliographie est nombreuse et il faut lire encore Milton Torres sur Salvador Correia de Sá (Rio, 1602-Lisbonne, 1688) en tant que Gouverneur de Rio de Janeiro.

68. Aleijadinho (Antônio Francisco Lisboa) et Mestre Ataíde, à Minas Gerais, à la fin du XVIIIe siècle, vont non seulement plus loin comme sont plus originaux que l’école littéraire qui leur est contemporaine, dans la même région et dans le pays.

69. Quartier historique de la ville de Colonia del Sacramento (1995); paysage industriel de Fray Bentos (2015) et l’œuvre de l’ingénieur Eladio Dieste (2021). C’est tout. Le développement de l’Uruguay, du point de vue économique et social, est du XXe siècle.

70. Baldassare Verazzi est l’auteur de la toile à laquelle on a déjà fait allusion: “Muerte, despojo y degüello de Romano Pezzuti Piloni en Pavón”, de 1862.

71. Un film documentaire en espagnol a été réalisé récemment, par José Luís García, “Cándido López – los campos de batalha”, 2006, 102 m, sur sa peinture, en co-production Argentine-Paraguay. Il peut facilement être vu sur Internet.

72. Voir Pedro Américo (1843-1905): les batailles d’Avaí et Campo Grande; Victor Meirelles: la bataille de Riachuelo, entre autres.

73. Installé dans un studio, à bord du navire capitaine (en mouvement, bien entendu), Victor Meirelles passe des semaines à faire des croquis et des aquarelles. De retour à Rio, un espace lui est réservé au Couvent de Saint Antoine, au centre de la ville, et il se lance au travail. Ses différentes toiles seront l’objet de grandes discussions, tantôt positives, tantôt négatives. Il nous manque encore une étude de fond sur les aléas de leur réception, qui serait la bienvenue ainsi qu’une analyse iconologique approfondie.

74. Je soupçonne même qu’Isidoro a dû bien s’amuser, dans son for intérieur, avec ce nom pompeux et ridicule à la fois: hermo(sa) + silla (= beau siège, belle chaire), siège et chaire étant les lieux d’où quelqu’un foudroie les rebelles, des fidèles croyants à l’église ou des étudiants en internat.

75. Voir, en particulier les listes d’hispanismes publiées par Emir Rodríguez Monegal et Leyla Perrone-Moisés dans l’ouvrage déjà cité mais également la liste de Guy Laflèche.

76. Ducasse donne ses textes à imprimer à son retour de Montevideo en 1868 (Chant premier) et 1869 (les six Chants).

77. Voir en particulier les textes signés par Guy Laflèche, de l’Université de Montréal, sur les sources littéraires d’inspiration de Lautréamont: La Divine Comédie (surtout l’Enfer), Le Paradis perdu, Le pèlerinage de Childe Harold. Quant à ses prétendues sources populaires hispaniques et à la question, en particulier, d’El Matadero d’Esteban Echeverría, la thèse me paraît intéressante, mais l’édition digitalisée de l’Institut Miguel Cervantes, indique la date de 1871 pour sa première publication (posthume), postérieure également à la mort de Ducasse. On considère El matadero comme le premier récit réaliste argentin: il fut attribué, après sa mort, à Esteban Echeverría. Celui-ci, né à Buenos Aires en 1805, meurt à Montevideo en 1851. Des versions manuscrites auraient-elles circulé? Ducasse aurait connu ce texte à son retour à Montevideo, en 1867? La question reste ouverte.

78. Un numéro, presque entièrement sur Byron-Musset, dirigé par Lise Sabourin a été publié. Voir Byron et Musset”, Studi Francesi, 147 (XLX | III) | 2005.

79. René Ménil et Aimé Césaire, plus que Suzanne Césaire.

80. Le jeu est double lui-aussi: amont, ce qui est du côté des origines, au départ, du commencement (par opposition à aval) et à mont, ce qui est sur le mont, renvoyant à la notion de sommet et de domination (Montevideo se situant sur un mont, au bord de l’estuaire, capitale d’un pays plat).

 

 

Bibliographie

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PERRONE-MOISÉS, Leyla et RODRÍGUZ MONEGAL, Emir. Lautréamont austral. Montevideo, Brecha, 1995.

___. Lautréamont: l’identité culturelle. Double culture et bilinguisme chez Isidore Ducasse. L’Harmattan, 2001.

PERRONE-MOISÉS, Leyla. “Lautréamont Austral: percalços de um livro”, in Revista Landa, vol. 7, nº 2, 2019.

PESTRE de ALMEIDA, Lilian. Vampire liminaire: de Lautréamont aux Césaire. Würzburg, Königshausen & Neumann, 2019.

RIVET, Paul. Les derniers charruas. Publication de la Revista de la Sociedad “Amigos de la Arqueología”. Montevideo, tomo IV, 1930.

ROCCA, Pablo. “Enigmas para resolver: los últimos dias de François Ducasse”, in Alea 21, jan.-abril, UFRJ, 2019.

SALIOU, Kevin. Le réseau de Lautréamont. Itinéraire et stratégies d’Isidore Ducasse. Classiques Garnier, 2021.

TAQUET, Philippe (dir.) Un voyageur naturaliste: Alcide d’Orbigny. Du Nouveau Monde... au passé du monde. Préface d’Yves Laissus Paris, Nathan, 2002.

TAUNAY, Alfredo d’Escragnolle. La Retraite de Laguna: récit de la guerre du Paraguay, 1864-1870. Nouvelle édition. FB Editions, 2015.

TORRES, Milton. A epopeia amazônica de Frei Pedro de Santo Eliseu (1746). São Paulo, EDUSP – Belém, EUFP, 2015.

TROPIQUES. Reproduction anastaltique de la collection complète de la revue. Jean-Michel Place, 1978, 2 volumes.

VAINFAS, Ronaldo. Dicionário do Brasil imperial, 1822-1889. Rio de Janeiro, Objetiva, 2008.

 

 


LILIAN PESTRE DE ALMEIDA | Romanista de formação, ensaísta e tradutora, publica em francês e/ou português sobre literaturas francófonas, literatura comparada, iconografia e iconologia. O nº 115 da Agulha Revista de Cultura, de julho de 2018, publicou uma edição especial sobre o seu trabalho, sob o titulo “Entre o Mediterrâneo e as Caraíbas”. Últimas publicações: Vampire liminaire: de Lautréamont aux Césaire. Königshausen & Neumann, 2019, e os posfácios às traduções de Suzanne Césaire: Escritos de Dissidência (Papéis selvagens, 2021) e Sony Labou Tansi. O ato de respirar (Cultura e Barbárie, 2021).

 

 


NELSON DE PAULA (Brasil, 1950) | Poeta, ensayista, cuentista y artista visual. En su obra integral pretende ser un traficante de sueños, y atravesar las fronteras de las dimensiones, con lo ilegal debajo del brazo. Ha publicado alrededor de 60 libros de poesía y arte visual. Entre otros destacamos: O Plasma, Vozes do Aquém, Projeto para uma Revolução Fundamentalista, A Hóstia de Isis, Sete pulos na encruzilhada. Como artista plástico, participó en Bienales, expos individuales y colectivas en Brasil y el resto del mundo. Fue miembro del Grupo Surrealista de São Paulo. Participó en la Exposición Surrealista “Las llaves del deseo”, Costa Rica, Cartago, 2016. Colaborador de la revista Matérika (Costa Rica). Reside en São Paulo.


Agulha Revista de Cultura

Série SURREALISMO SURREALISTAS # 12

Número 211 | junho de 2022

Artista convidado: Nelson de Paula (Brasil, 1950)

editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com

editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com

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