segunda-feira, 4 de dezembro de 2017

LILIAN PESTRE DE ALMEIDA | “Etat des lieux”: à propos d’un poème tardif de Césaire ou pour dire encore l’espoir


1 | Suivre la mobilité d’un texte de Césaire – que ce soit le Cahier ou les grands poèmes épiques du début de sa carrière, ses pièces de théâtre ou encore ses essais – à partir de leurs différentes versions publiées est un exercice que plusieurs ont déjà fait.
Nous proposons ici de suivre, dans un poème très tardif, de 1993, [1] les étapes en-deçà de la première publication, à partir de trois brouillons recueillis et aimablement communiqués par le poète Daniel Maximin, que nous remercions ici vivement.
Déchiffrer le premier jet des vers et accompagner les changements successifs, les reprises et les abandons, les hésitations et les choix, à la quête progressive de l’épure est un plaisir pour le lecteur attentif qui pourra consulter trois brouillons avant la copie finale où le vieux poète, presque aveugle, met au clair son poème intitulé enfin “Etat des lieux”. Pour le faire, le lecteur devra suivre, en sens inverse, les trois versions, photocopies en annexe, numérotées 3, 2 et 1, jusqu’à la calligraphie bien dessinée du passage au net, sans ratures ni bavures. Lorsqu’il arrive enfin à la version définitive de son poème, Aimé Césaire signe et date: le 15 avril 1993. La mi-avril c’est vers la fin de la période de l’année qu’on appelle à la Martinique le Carême. [2]
Quels sont en fait les “lieux” du poète? C’est, à la fois, son propre corps qu’il habite, sa place au monde et surtout le monde.
Le dernier recueil publié en vie du poète martiniquais, comme on le sait, est moi, laminaire… (Seuil, 1982). Daniel Maximin et Gilles Carpentier, dans leur édition de la Poésie, [3] de 1994, ont ajouté, à l’ensemble de la production poétique de Césaire, un recueil de vingt-deux textes: Comme un malentendu de salut…, titre ambigu, pris à l’un des poèmes. Ce recueil ajouté comportait des poèmes de différentes dates, en particulier des tombeaux ou des hommages, publiés dans de différentes revues et repris ici et là. Le poème dont nous nous occupons n’en fait pas partie.
En 1993, à 80 ans, Césaire écrit donc un poème intitulé “Etat des lieux” et le garde dans ses papiers. Ce texte d’une vingtaine de lignes est reproduit en tête d’un numéro spécial de la revue Présence Africaine réunissant les communications du colloque de Cérisy-la-Salle pour fêter le centenaire de la naissance du poète: 2014 est donc la date de sa toute première publication, posthume, bien entendu.
Considérons tout d’abord le titre de ce poème. Un état des lieux du point de vue légal et commercial se fait au moment de louer ou quitter un appartement. Il s’agit d’une description minutieuse de l’état d’un logement et de ses équipements pièce après pièce, du sol au plafond, sur un document réservé à cet usage avant la signature d’un contrat ou de sa résiliation. Deux états des lieux distincts sont faits, l’un à l’entrée dans les lieux, l’autre au départ du locataire, lorsqu’il rend les clés, à la fin du bail, au propriétaire.
Le thème de l’inventaire individuel ou du cadastre collectif est récurrent chez Césaire, dans ses poèmes comme dans son théâtre. Le premier état des lieux césairien est de toute évidence le Cahier d’un retour au pays natal. Notre poème en est sans doute son dernier état des lieux, avant de partir.
Deux aspects nous intéressent:
a) les successives transformations du texte à travers ses brouillons successifs (à consulter en annexe, on le répète) et
b) la quête incessante pour mieux dire encore l’impatience devant la vie qui renaît et la persistance de l’espoir chez un vieux monsieur au moment de saluer la Solitude (ou la Mort) qui vient.

Autrement dit: comment le texte se métamorphose pour exprimer encore la confiance du poète dans les gisements profonds de l’homme et de la Terre, le micro et le macrocosme en permanente interaction l’un avec l’autre.

2 | LE POEME DANS SON ETAPE ULTIME, DATEE DU 15 AVRIL 1993 [4]

ETAT DES LIEUX

Sources jamais taries
mares non desséchées
abrité derrière mon rideau de fougères
j’affronte le passage
imperturbé d’avoir parlé de ma gorge resserrée
les cent gorges de l’amont
et hélé par le langage les pistes de l’avenir

Amont – Mémoire porteurs échelonnés
                        par cendres et boues
ma querelle qu’on le sache
                        est non à la désespérance
                        mais à l’impatience toujours
avec l’émerveillement requis du bourgeon ébloui d’épiaison

quand en contremarche s’appareille
                                   l’arrogance d’une saison
ô fatigue du jour
vous ressassement de terres
                        fantômes exaspérées
le crépuscule hésite encore sous le porche
soupçonné d’arc-en-ciel
le temps de saluer le spectre en son site
crédible
vêtu de lichens et d’épiphytes
                        la Solitude qui passe.

[Aimé Césaire, Fort-de-France, 15 avril 1993.]

Avant d’analyser les changements du texte, jetons un coup d’œil sur quelques mots considérés du point de vue thématique ou, comme dirait Barthes, à partir d’un réseau organisé d’obsessions. [5]

3 | COMME ABRAHAM?
                                                                                  Je suis cendres et poussière.
                                                                                  Genèse, 18, 27.

Les lecteurs des leçons talmudiques d’Emmanuel Levinas [6] savent tout ce que l’on peut tirer de l’étrange réponse d’Abraham à l’Eternel qui l’interpelle: je suis cendres et poussière”. Humilité, conscience de sa fragilité et refus de toute arrogance. Pour le narrateur césairien, l’Amont et la Mémoire sont porteurs échelonnés de cendres et boues. Cendres correspond à tout ce qui a brûlé dans les incendies, répétés le long des saisons; boues, terrain gluant, correspond à la raque infertile, évoquée par le Roi Christophe qui se veut/voit potier et constructeur de son pays et de son peuple. [7]
La poussière d’Abraham est sèche, les boues du poète ont forcément encore de l’humidité. C’est au fond la seule différence entre le vieux patriarche et le narrateur de notre poème: un zeste d’humidité.
Échelonner est:

a) disposer des choses, des gens, de distance en distance (échelonner des poteaux à dix mètres d’intervalle);
b) répartir progressivement, régulièrement quelque chose dans le temps; étaler (échelonner un paiement sur des années);
c) répartir par paliers ou degrés; graduer (échelonner les difficultés);
d) disposer une troupe en échelons successifs.

Caché dans la nature et protégé par un rideau végétal, le narrateur imperturbé affronte le passage. Quel passage? celui de la Solitude au crépuscule, l’heure de l’apparition des spectres, croit-on. Le narrateur a toujours été un être de parole: il a parlé du passé (l’Amont) et il a hélé les pistes de l’avenir.

4 | LE THEME DE L’AMONT ET DE LA MEMOIRE.

Nous avons toujours soutenu que les différents textes de Césaire s’éclairent mutuellement. C’est la voie royale pour mieux lire sa poésie. La consultation des glossaires publiés, même les plus érudits, n’est qu’une première étape pour le déchiffrement de certains poèmes. L’ambiguïté peut naître non pas des mots abscons (ils sont d’ailleurs rares dans ce poème tardif: au fond, il n’y a qu’un seul, épiphytes, peut-être encore épiaison) mais de l’agencement syntaxique ou du recours sournois au sens étymologique.
Les notions de l’Amont et de la Mémoire reprennent un texte fort peu connu du poète – absent encore de la grande édition dirigée par James Arnold mais que l’on peut retrouver dans la collection de la revue Présence Africaine – sur le poète Jean Amrouche. [8] Césaire, dans une sorte de tombeau en prose, écrit que la grandeur pathétique du Kabyle est de n’“avoir sacrifié ni l’amont ni l’aval, ni son pays ni l’homme universel, ni les Mânes ni Prométhée”. Autrement dit, d’avoir gardé “les gorges de l’Amont” qui se confond dans notre texte avec la Mémoire. D’où le substantif composé: “Amont-Mémoire”.

5 | QUELQUES CHAMPS SEMANTIQUES OBSEDANTS.

5.1. Le savoir d’un maître des feuilles.

Considérons un instant d’autres champs sémantiques de ce poème tardif. Ce qui saute immédiatement aux yeux c’est le nombre des mots liés au végétal ou à la croissance végétale: fougères, bourgeon, épiaison, lichens, épiphytes. Dans la nature, mieux: dans la forêt, le narrateur cite des formes simples de végétaux ou alors attend l’apparition du grain. Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, protégé par un rideau végétal, il évoque l’arrogance de la saison qui vient. Littéralement: “quand en contremarche s’appareille l’arrogance d’une saison. La saison arrogante est celle de la mort (mort de la végétation, mort de l’homme). Elle s’annonce comme, chez Baudelaire, comme un vaisseau en train d’appareiller, de lever l’ancre.
Appareiller, intransitif, en langage de la Marine, veut dire: se préparer à prendre le large, mettre la voile.
Le narrateur, près de mourir, est encore impatient pour l’avenir, émerveillé toujours devant la possibilité de voir encore croître l’épi nouveau.
Dans tous les cultes afro-américains, il y a un orisha ou un loa lié à la plante (Osain au Brésil) et dans chaque barracão e/ou houmfò officie un maître des feuilles, à savoir, quelqu’un qui connaît les plantes et surtout sait les mélanger. Césaire, dans toute sa poésie, apparaît d’une certaine manière à ses lecteurs comme un vrai maître des feuilles.
Les épiphytes (du grec έπί, “sur” et φυτόν, “vegetal”: littéralement: “à la surface d’un végétal”) sont des plantes qui poussent en se servant d’autres plantes. Mais il ne s’agit pas de plantes parasites, car elles ne prélèvent rien au détriment de leur hôte, simple support. Les épiphytes sont des organismes autotrophes photosynthétiques: capables d’absorber l’humidité de l’air et de trouver les sels minéraux, d’une part, dans l’humus qui se forme à la base des branches et d’autre part, dans les particules absorbées dans l’eau de la pluie et des rosées. Ce type de plantes se retrouve surtout dans la zone intertropicale, plus particulièrement dans les forêts pluvieuses. Comme dans la forêt d’Absalon à la Martinique.
Épiaison, en Agriculture ou en Botanique, c’est le stade des graminées qui correspond à l’apparition de l’épi [9] hors de la gaine de la dernière feuille. Dans la grande famille des graminées, les plantes qui ont, non seulement alimenté les hommes pendant des millénaires, mais encore donné naissance à des mythes de fondation des civilisations (le blé, le sarrasin, l’orge, le seigle, les mils, le maïs, le riz etc.), sont des végétaux à épi. L’épiaison c’est le moment même de la croissance, de la venue à la lumière du grain nourrissant. Le texte suggère clairement la lumière: “ébloui”. Une sorte de naissance ou d’accouchement. Si l’on regarde l’une des versions antérieures du poème, le texte registre: “en mal d’épiaison” comme on dirait “en mal d’enfant”. C’est le moment où l’homme, prenant conscience de cet accouchement végétal, pense à moudre le grain et le met au four, faisant naître la cuisine, c’est-à-dire, la culture. Et grâce à la culture l’homme prend conscience de la mort, la sienne et celle de l’autre. Ainsi que de la possibilité de renaître. Si le grain ne meurt…

5.2. La parole et la gorge

Le second champ sémantique important a partie liée avec la parole: “ma gorge resserrée” (notons que resserrer est plus que serrer, c’est serrer davantage), “les cent gorges de l’amont”, “hélé par le langage les pistes de l’avenir”. Le narrateur est par excellence celui qui a parlé, malgré son émotion ou sa crainte, celui qui a pris la parole pour les autres, celui qui a hélé, autrement dit: interpelé à haute voix. Dans le passé et pour l’avenir, en amont et en aval.
Avec héler nous revenons encore à un terme de Marine. Le dictionnaire de l’Académie informe:

Héler. Marine. Appeler, au moyen d’un porte-voix, à la rencontre d’un navire, pour demander d’où il est, où il va, ou pour faire d’autres questions à l’équipage. Héler un navire.
(Par extension). Appeler en se servant de ses mains comme porte-voix, interpeler.

5.3  L’eau qui persiste encore

Le poème dans sa version finale commence par deux vers: “sources jamais taries,/ mares non desséchées”. De l’eau avant tout chose, encore et toujours. L’eau – celle qui surgit de la terre, ou que la terre en garde encore, un peu d’humidité, de l’eau immobile, même apparemment dormante –, permet la vie. Le fait qu’il y ait un soupçon d’arc-en-ciel sous un porche implique qu’il y ait, quelque part, de l’eau pour réfracter la lumière.
La source et le pré constituaient les topos essentiels de la poésie lyrique occidentale depuis le Moyen Age, selon Leo Spitzer. Césaire y ajoute un autre topoi, la mare. Son Caliban en parle: c’est là que se cache Sycorax, sa mère:

Et je te retrouve partout:
dans l’œil de la mare qui me regarde, sans ciller, à travers les scirpes.
Dans le geste de la racine tordue et son bond qui attend. Dans la nuit, la toute voyante aveugle,
la toute-flaireuse sans naseaux.

(Une Tempête, I, 2, in Aimé Césaire. Poésie, Théâtre, Essais et Discours. Edition critique. Coordinateur Albert James Arnold)

Un autre poème césairien chante le marais nocturne [10] et sa richesse insoupçonnée, car au fond de l’eau dormante sont les serpents.

5.4. Le temps et l’impatience du narrateur

Le rapport au temps dans ce poème est à peine suggéré mais le rapport de l’homme au temps est clairement indiqué: impatience toujours non pas devant le nouvel épi mais devant la répétition continuelle des mêmes choses qui ne changent guère (“ressassement”). 
D’ailleurs la construction syntaxique peut sembler ambiguë avec le rejet en enjambement d’un substantif fonctionnant comme adjectif: il faut comprendre, nous semble-t-il, terres qui deviennent fantômes [11] car elles se vident et par là même s’exaspèrent, sans vivre leur vérité. En d’autres termes: il faut éviter à tout prix la tentation de corriger ou de normaliser le texte. Consultant les manuscrits, le lecteur se rend compte que Césaire n’a pas hésité ni corrigé: “vous ressassement de terres /fantômes exaspérées”. [12]
Rappelons que le terme fantôme, dans le langage courant, est souvent ajouté à des noms de choses matérielles abandonnés (ville fantôme de l’Ouest américain, stations fantômes du Métro parisien), disparues (membre fantôme, île fantôme) ou échappant à la perception directe (génome fantôme, énergie fantôme, emplois fantômes), clandestines (détenus ou prisonniers fantômes) etc. Dans les bibliothèques et archives, on laisse une fiche fantôme à la place d’un document retiré d’un fonds jusqu’à son retour.

6 | LE SPECTRE

La croyance que les spectres s’enfuient au point du jour est immémoriale; l’origine de cette idée vient uniquement des rêves qu’on fait pendant la nuit, et qui cessent quand on s’éveille le matin. Voltaire, Phil. Bible, Genèse, cité par le Littré.
Si les spectres s’enfuient de façon immémoriale selon Voltaire au point du jour, ils surgissent toujours au crépuscule. Ce poème apparemment assez simple comporte encore une autre ambiguïté. Qui est ce spectre? Et quelle est sa forme? Pourquoi vient-il?
Le mot latin spectrum, vient du verbe specio (“regarder”, “regarder attentivement”, “examiner”, “méditer”, et par là “se préoccuper”) avec le suffixe –trum. Le spectre est celui qui regarde ou celui qu’on croit voir? A-t-il un sens actif ou passif? En d’autres termes: c’est Hamlet qui découvre le spectre ou le spectre qui regarde Hamlet? Du point de vue étymologique, – et Césaire joue souvent sur le sens originel –, le spectre est celui qui porte son regard, ses yeux inquisiteurs sur nous et sur le monde. Il est essentiellement actif. Le narrateur est donc le spectre.
Au spectral s’attachent, sous forme d’oxymore, en même temps un aspect presque ludique – le spectre serait ce qui n’existe pas vraiment, ce qui relève du simulacre, de l’apparence – et un aspect vigilant, à la limite de l’angoisse. Le spectre, c’est encore ce qui, dans les mots de Freud, dans “Le petit Hans”, “est demeuré incompris [et] fait retour comme une âme en peine, il n’a de repos jusqu’à ce que soient trouvées résolution et délivrance” (Freud, 180). C’est ce qui reste, ce qui se maintient, la mémoire, la cendre (“Il y a là cendre”, écrit Derrida dans Feu la cendre), [13] les ombres. Le spectre est aussi le vide, l’absence, devenus lisibles déjà.
Revenons un moment aux végétaux du poème (fougères, lichens, épiphytes) qui tous, sans exception, vivent de façon autonome et se développent – sans le parasiter – sur un support, normalement un grand arbre dans une forêt humide. Ces végétaux couvrent, cachent ou protègent le spectre: le lecteur découvre enfin la forme du spectre qui le regarde. C’est un arbre occulte dans la trame du texte. Comme dans tout texte césairien. [14]
Avançons encore: les épiphytes surgissent dans des forêts sur terre mais aussi dans des forêts sous-marines, appelées des forêts de kelp. [15] Césaire le sait, car à la fin de sa vie, il se présente du point de vue poétique, dans son dernier recueil, comme algue laminaire, elle aussi épiphyte. Cependant tout porte à croire que du point de vue imaginaire, le paysage, dans ce dernier état des lieux, est terrestre et non pas marin. [16]
La réflexion sur le spectre/narrateur permet de faire une distinction importante du point de vue symbolique: abrité, couvert, dissimulé par des épiphytes, forme primitive et archaïque de la végétation, le spectre attend, appelle la naissance de l’épi – mieux: l’épiaison – qui permet et fonde la culture. La vraie.

7 | LA MOBILITE DU TEXTE A LA QUETE DE L’EPURE

Une œuvre mobile. Aimé Césaire dans les pays germanophones (1950 – 2015) est le titre d’un essai récent de Ernstpeter Ruhe publié par Königshausen & Neumann. Le critique allemand prouve à travers maints exemples l’instabilité du texte césairien.
Regardons les trois brouillons successifs et leurs ouvertures. Dans les deux plus longs, presque un gribouillis difficile à déchiffrer couvrant la page tout entière dans plusieurs sens, notons tout au début:

a) première version, au numéro 3: sources taries/ et mares desséchées/ j’affronte le passage de grisaille/ impertubé d’avoir d’amont parlé/ l’insupportable langage à l’Espoir/ qu’on …../ ma parole est non à/ la désespérance/ mais à l’…./ d’émerveillement au bourgeon/en mal d’épiaison
b) deuxième version, au numéro 2: sources non taries/ mares non desséchées/ j’affronte le passage/ imperturbé d’avoir parlé le langage et hélé l’avenir /ma querelle non à la désespérance mais à l’exigence…
c) version finale, non-numérotée, avec date et signature: sources jamais taries/ mares non desséchées/ j’affronte le passage/ imperturbé d’avoir parlé de ma gorge resserrée /les cent gorges de l’amont/ et hélé par langage les pistes de l’avenir…

Notons encore: l’effacement des rimes trop faciles (exigence/désespérance), déplacement de mots à l’intérieur des vers (le langage); la disparition de certains mots liés au ressentiment (ma rancœur d’autre… un sursaut…; le paysage de grisaille…; l’insupportable langage à l’esprit qu’on hasarde).
Le texte se dévoile par découvertes successives comme si le poète lui-même ne savait pas au départ de quoi il parle. Mais l’image centrale, la plus profonde ou la sous-jacente, générant toute une constellation d’images, est celle qu’un spectre (= le narrateur), attaché comme une plante/algue sur son île-rocher, sur terre ou sous la mer, ayant la forme d’un arbre aux longs bras dansant au gré du vent ou des vagues.
Je soupçonne que le vieux monsieur ayant de plus en plus des difficultés à lire et à voir le monde dont les images bougent à cause de son état physique de demi-cécité avec troubles de la vision, regarde en amont et en aval sa vie et en fait un dernier état des lieux. C’est le moment de rendre sa clé. A demi-aveugle, comme Borges, ayant perdu le contour et la couleur des choses qui se mettent à bouger sous le vent ou sous l’eau, le vieux poète, myope depuis toujours, devenu déficient visuel à la fin de sa vie, est étymologiquement le spectre (celui qui regarde, regarde attentivement, examine, médite et par là se préoccupe) et achevant une trajectoire symbolique, atteint la voyance. Ce spectre dit encore l’espoir, car les sources ne sont jamais taries ni les mares desséchées.

LAUDO DE VISTORIA

Fontes nunca secas
lagoas não esvaziadas
ao abrigo do meu cortinado de fetos
afronto a passagem
e imperturbado, a garganta cerrada, por ter dado voz
às cem goelas a montante
e clamado pela linguagem as pistas do porvir.

Montante-Memória carregadores dispostos
            por cinzas e lameiros
            minha querela, que o saibam,
            não é com a desesperança
            mas sempre com a impaciência
diante do maravilhar-se do germe iluminado ao espigar-se.

Quando em contramarcha levanta vela
a estação arrogante
o cansaço do dia
vós, ruminação das terras
            fantasmas exasperadas
o crepúsculo ainda hesita sob o pórtico
suspeito de arco-íris
só o tempo de o espectro no seu lugar 
credível saudar
vestido de líquens e de epifitos
            a Solidão que passa.

[Tradução de Lilian Pestre de Almeida]


NOTAS
1. Poème absent de l’édition de A. James Arnold, présent dans un montage photographique distribué à un colloque international et publié pour la première fois dans un nº spécial de la revue Présence Africaine 1/2014 (N° 189), p. 11, avec l’indication © Succession Aimé Césaire. Avec l’aimable autorisation de Marco Césaire: www.cairn.info/revue-presence-africaine-2014-1-page-11.htm.
2. Février à mai: régime anticyclonique.L’anticyclone des Açores se décale vers le Sud. Les différences de pression, bien marquéessur lAtlantique tropical, dirigent sur les Antilles un flux d’alizé régulier et soutenu en forceet en direction, procurant une sensation de confort grâce à l’importante ventilation.Les températures maximales atteignent 28 à 30 degrés l’après-midi. Le temps est ensoleillé et peu pluvieux. Les nuages, peu développés, donnent quelques averses, essentiellement en fin de nuit.
3. In La Poésie, éd. Daniel Maximin et Gilles Carpentier. Seuil, 1994, 510 p.
4. Le lecteur lusophone pourra trouver en anexe une tentattive de traduction de ce texte apparemment très simple mais extrêmement subtil..
5. L’expression est citée dans l’introduction à Michelet par lui-même (Seuil, 1988).
6. Nouvelles leçons talmudiques. Editions de Minuit, 2005.
7. La tragédie du Roi Christophe, II, 6.
8. Le texte est repris en annexe à notre Césaire hors frontières. Königshausen & Neumann, 2015, p. 371 – 374.
9. En botanique, l'épi est une inflorescence simple. En fait, c'est une grappe dont les fleurs sont sessiles, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas de pédoncule et sont directement attachées et serrées sur la tige. Cela donne à l'inflorescence une forme dense, étroite, allongée, en pointe: phallique.
10. Consulter la lecture du poème de ce nom dans notre Césaire hors frontières. Poétique, intertextualité et littérature comparée. Königshausen & Neumann, 2015, p. 289-301.
11. L’abandon des campagnes et l’urbanisation des masses autrefois rurales constituent un phénomène décrit par les géographes dans les Antilles anglaises et français.
12. L’ambiguïté n’est pas perçue immédiatement par le lecteur/auditeur francophone, les formes au masculin ou au féminin (exaspérés ou exaspérées) sonnant de la même façon. Il saute aux yeux et à l’oreille dans la traduction du passage vers des langues où le masculin et le féminin se disent et s’écrivent différemment.
13. “Il y a plus de quinze ans, une phrase m’est venue, comme malgré moi, revenue, plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette: Il y a là cendre. Là s’écrivait avec un accent grave: là, il y a cendre. Il y a, là, cendre. Mais l’accent, s’il se lit à l’œil, ne s’entend pas: il y a là cendre. À l’écoute, l’article défini, la, risque d’effacer le lieu, la mention ou la mémoire du lieu, l’adverbe là… Mais à la lecture muette, c’est l’inverse, là efface la, la s’efface: lui-même, elle-même, deux fois plutôt qu’une. Cette tension risquée entre l’écriture et la parole, cette vibration entre la grammaire et la voix, c’est aussi l’un des thèmes du polylogue. Celui-ci était fait pour l’œil ou pour une voix intérieure, une voix absolument basse. Mais par là même il donnait à lire, peut-être à analyser ce qu’une mise en voix pouvait appeler et à la fois menacer de perdre, une profération impossible et des tonalités introuvables.”
14. Seule varie la forme de suggérer l’arbre occulte.
15. Une forêt de kelp est une zone sous-marine densément peuplée par des macro-algues brunes poussant sur des substrats rocheux. Par sa taille imposante, le kelt procure un habitat unique à bon nombre d'espèces marines. Ces zones côtières figurent parmi les écosystèmes les plus productifs et diversifiés de la planète. Une forêt de kelp se rattache au thème césairien, déjà connu, de l’algue laminaire.
16. Le paysage marin serait le reflet dans le miroir du paysage terrestre.


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LILIAN PESTRE DE ALMEIDA (Brasil, 1936). Ensaísta. Página ilustrada com obras de Paulo Aguinsky (Brasil), artista convidado desta edição.

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Agulha Revista de Cultura
Número 105 | Dezembro de 2017
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
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revisão de textos & difusão | FLORIANO MARTINS | MÁRCIO SIMÕES
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