Henri Michaux fait
partie des amis inconditionnels de Joyce Mansour. Même si l’amitié qui les a liés
fut très différente de celles qu’elle a eues avec Breton ou Mandiargues, Michaux
étant un homme très privé, assez renfermé, elle demeurera discrète et constante.
L’écriture les a rapprochés, mais l’attirance de l’écrivain et peintre pour l’Égypte
– même s’ils n’y sont jamais rencontrés – n’a fait qu’approfondir leurs affinités
électives.
Ami de
Georges Hénein, Michaux a fait plusieurs séjours en Égypte à partir des années trente.
Il expose au Caire en 1947 et Georges Henein commente cette exposition dans Valeurs,
la revue d’Alexandrie. A ce moment-là, soucieux de ne plus fréquenter les mots,
Henri Michaux fait vœu de silence et se concentre sur la peinture. Hénein, qui regrette
cette décision, espère que le choc de l’Égypte, son désert, ses monuments, les pyramides
lui redonneront le goût d’écrire. Il expose à nouveau en Égypte en février 1956.
La marmite orientale l’attire et influence ses écrits, notamment Un barbare en Asie.
[1]
Joyce Mansour
n’a pas seulement de l’admiration pour le poète, elle est aussi impressionnée et
intimidée par l’homme au caractère si inaccessible et malgré leur amitié profonde,
les deux écrivains ne cesseront jamais de se vouvoyer. Marie-Laure Missir rappelle
qu’en 1974 “alors qu’elle vient de recevoir Moritunus, elle lui répond: “Dois-je
vous l’avouer? Je suis comme amoureuse quand je vous lis ceci depuis des années1102.
Laissons cela, je connais votre sourire incrédule, moqueur: je le comprends et lui
fait écho”. Elle transforme cette première version en masquant son émotion: “Dois-je
le dire? Vous lire me remplit d’une mauvaise joie. Je laisse tomber équerre et fil
de plomb dans la soupe de tous les jours. Je jubile”. Elle lui écrit le 15 mai 1974
une lettre de remerciement:
Je suivrais n’importe où le génie (sic) des lieux déserts:
Par la voie des Rythmes, par celle de l’amitié où tout paraît éphémère, où par celle
du soleil renversé. Comme endêve vos signes dansent sans souci du plein, sur le
parcours du délire. Je suis enchantée, merci pour ce très beau livre. [2]
Lors de
l’exposition de Michaux en 1956 au Caire, Joyce et Samir Mansour étant à Paris,
leur première rencontre n’a pas lieu en Égypte, mais à Paris au début des années
soixante. Elle se lie d’amitié avec Micheline PhankimKoupernik, qui sera aux côtés
d’Henri Michaux jusqu’en 1984. Micheline Phankim-Koupernik se souvient de l’enthousiasme
communicatif de Joyce Mansour, une joie de vivre et un humour qui coloraient ses
mots et sa conversation courante. Sa fantaisie extraordinaire plaisait à tous ceux
qui la côtoyaient, tout particulièrement à
Henri Michaux. Elle lui soumet ses
manuscrits où il corrige volontiers les fautes de français et de syntaxe. Elle lui
envoie des lettres sous forme de poème:
Pardonnez-moi si j’étais confuse
L’autre jour dans la rue entre
St Dominique et Buci (sic)
Singulières édifices que celles (sic) de la timidité
Sachez seulement que vos mots ont percé la brume
L’ouate et le brouhaha
De la muraille quotidienne
Oui vraiment je suis très heureuse
De cette rencontre en pleine rue
Ou peut-être ai-je rêvé?
Votre amie, Joyce. [3]
Même si
leurs rencontres ne sont pas aussi régulières qu’avec sa proche amie Micheline Phankim-Koupernik,
les deux poètes se rencontrent régulièrement. Parfois un intervalle de deux trois
mois sépare leurs rencontres. Cyrille Mansour raconte qu’ils allaient souvent au
cinéma ensemble voir des films d’horreur qu’ils aimaient beaucoup, ainsi que les
films de Kurosawa.
Henri Michaux
apprécie plus que tout les réparties de Joyce Mansour et accompagne parfois Micheline à ses dîners. En
témoignage de son admiration pour le poète, elle lui dédie son poème, “Le Grand
jamais”, publié pour la première fois dans la Quinzaine Littéraire du 16 janvier
1973:
Le grand jamais
La roue cesse de tourner
Tourne encore
Rires perpétuels des faiseurs de pluie
Le noir centrifuge éclate sur le papier
Telle l’ombre venue de la forêt
L’image peureuse amorce un pas dans la clairière
Signe visible de la grenouille
Dans le vide vécu
L’écorce fond l’après-midi
L’aile du voyageur vogue à la dérive
Voilà l’eau de l’aquarelle
L’itinéraire du rêve dirigé au crayon
Labyrinthes de marbre
Silhouettes instables
Plages de silence flottantes comme une chandelle
Celui qui voit éclaire. [4]
On peut
remarquer qu’ici, peut-être par pudeur vis-à-vis de son ami, elle n’a retenu que
la poésie et l’imagerie en référence à l’œuvre de Michaux, sans la parole subversive
qui caractérise ses écrits. La poétesse ne tarde pas à lui présenter une nouvelle
version accompagnée de commentaires: “Ce qui n’était qu’une petite pousse verte
au printemps a continué à travailler pendant l’été, et maintenant que les feuilles
tombent et s’éparpillent, elle semble vouloir hiverner, elle aussi. Voilà ces nouvelles
ramilles… J’espère qu’elles ne vous déplairont pas, à vrai dire seul le titre me
semble juste.” [5]
Henri Michaux
fait part de son admiration pour les écrits
de la poétesse en lui écrivant1107: “… Merci ‘Des fêtes d’après minuit’, ‘Des perroquets
en robe de laine’”.
Les deux
poètes, si différents pourtant, partagent cette même obsession du corps qu’ils placent
au centre de leur œuvre. Pour eux, l’espace imagé de leur écriture s’entoure de
présences hostiles et inquiétantes. La maladie et la souffrance reviennent fréquemment;
l’absurde aussi. Joyce Mansour écorche le corps humain, le pénètre dans sa dimension
la plus nue, sans aucune recherche de sentiments. Henri Michaux scrute la vie organique
de son être. Mais chez elle, la soif de vivre chasse l’ennui qui, au contraire,
s’installe parfois dans les écrits de Michaux.
On retrouve cet exorcisme à répétition, comme en
parle Michel Collot dans La Matière-émotion [6] chez Henri Michaux, peut-être l’écrivain qui est le plus proche psychologiquement,
de Joyce. Comme elle, sa poésie est une manière “d’exorciser cette violence intérieure”,
[7] où “l’éclatement du moi et de l’autre
en objets partiels est omniprésent”1110. Les monstres remplissent ses livres et
il dit être né pour vivre parmi eux.1111 Les deux sont pareillement marqués par
leur inconscient et l’humour noir car “la fureur poétique” qui inspire leurs écrits
souvent parodiques, contribue à libérer leur écriture, à la sortir “des canons classiques
de l’unité et de l’harmonie”, [8] pour
les inscrire dans la modernité. Finalement, dans l’écriture de Joyce Mansour et
Henri Michaux, les forces destructrices de l’inconscient “ne sont plus des ennemies
mais des alliées dans la déconstruction des critères traditionnels du Beau et dans
l’élaboration d’une forme ouverte”: [9]
Je vous construirai une ville avec des loques ! (…) Des
forteresses faites exclusivement de remous et de secousses, Contre lesquelles votre
ordre multimillénaire est votre géométrie Tomberont en fadaises et galimatias et
poussière de sable sans raison. [10]
Leur libre expression – comme le souligne Michel
Collot dans son analyse de Michaux – maintient
l’œuvre et le moi en un état d’inachèvement et de fragmentation. [11] L’exorcisme s’opère à travers la répétition
de gestes destructeurs qui entraîne une libération totale de l’écriture et, partant,
leur procure un apaisement intérieur.
Pour eux écrire de cette façon est une nécessité
vitale. Tous deux sont passés de l’autre côté du miroir, du rationnel. Ils ont créé
“une certaine plasticité psychique”, [12]
qui se retrouve dans l’œuvre picturale de Michaux où l’on voit se matérialiser les
monstres de son inconscient: “quand je commence à étendre de la peinture sur la
toile, il apparaît d’habitude une tête monstrueuse” [13]
Toutes ces têtes sont soit agressées, soit agressives,
grimaçantes et terrifiées, “elles incarnent la “souffrance” que l’homme a refoulée
dans le fond de lui-même depuis qu’il a “cessé par pudeur de pleurer”“. [14]
Henri Michaux et Joyce Mansour se complaisent dans cette violence et ces
meurtres constants. Tous deux répondent par l’absurde, la dérision et l’ironie.
Cette liberté dans la révolte leur permet de fuir les canons de la beauté classique.
Le geste chez Joyce Mansour semble plus automatique, plus inconscient, car Michaux
ne rompt jamais complétement avec une intention esthétique.
Néanmoins,
l’écriture automatique leur permet d’exprimer une affectivité profonde, échappant
à toute conscience et tout usage. Breton écrit: “Je veux qu’on se taise, quand on
cesse de ressentir”. [15]
C’est dans cette poétique “du fragment et du discontinu”,
du Moi et du corps que Joyce trouve une échappatoire à ses douleurs vécues. Les
corps dont elle nous parle saignent, sont mutilés sans pour autant mourir:
Marie était une femme curieuse, non contente d’être victime
et complice de l’assassin dans ce royaume cruel du faux-semblant, elle voulait encore
improviser. Complaisante, la mort ne l’effrayait pas, elle vivait avec l’idée de
son cadavre futur (…).
Le sang
dans l’écriture de la poétesse n’est plus “un mauvais sang” il devient, selon les
termes de Michel Collot, un fluide rédempteur. Par le passage obligé de l’écriture
et de l’imaginaire il n’est plus agresseur, il devient protecteur et euphorique.
La liberté avec laquelle elle exerce – dans
l’humour et l’ironie – sa méchanceté et sa fureur poétique lui permet de
transmettre une vision du monde qui lui ait propre.
NOTAS
1. Henri Michaux: Un Barbare en Asie, éditions Gallimard,
Paris, 1933.
2. Cette première phrase de brouillon de Joyce Mansour
est barrée. Archives Mansour.
3. Lettre de Joyce Mansour à Henri Michaux, 15 mai 1974,
archives Micheline PhankimKoupernik), cf corr. n°48.
4. Lettre sous forme de poème de Joyce Mansour à Henri
Michaux, début des années soixante-dix, archives Micheline Phankim-Koupernik, cf
corr. n°49.
5. Quinzaine littéraire, 16 janvier 1973, article de Roger
Dadoun sur Henri Michaux: “Une libido sèche”. Archives Mansour, cf. Doc nº 47.
6. Lettre de Joyce Mansour à Henri Michaux, automne 1971,
archives Micheline Phankim- Koupernik.
7. Lettre d’Henri Michaux à Joyce Mansour, 25-10-71, archives
Mansour, cf corr. n°50.
8. La Matière-émotion, op. cit.
9. Ibid.
10. Épreuves, Exorcisme, Éditions Gallimard.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. La Matière-émotion, op. cit.
14. André Breton, Manifeste du surréalisme, œuvres complètes,
op. cit.
15. Joyce Mansour, Prose et Poésie, Œuvre complète, op.
cit. “Marie ou l’honneur de servir”.
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EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO
DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidada: John Welson
(País de Gales, 1953)
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20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 133 | Maio de 2019
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