Aussitôt qu’on
franchit le seuil, on tangue sur la pente d’un plancher gauchi par le poids du
papier. Portant le plafond, des murs de livres grimpent en rangs serrés, et
dans toutes les pièces en vue. Mince comme une badine, Annie Le Brun au premier
regard intimide, à cause d’une intelligence crépitante, et parce qu’on la sait
lectrice de Sade, auteur qui fout les jetons. Puis deux yeux de chat couleur
limon vous cueillent, et tout s’arrange. “Annie est une oeuvre d’art, a prévenu
l’anthropologue Paul Jorion. J’aime beaucoup la regarder.” Sous les paupières
délicatement fardées, un regard pailleté, pénétrant et amusé, des yeux de vigie
qui voient tout. Un peu trop, puisque son éditeur, Gallimard, lui a demandé d’aller
éditer ailleurs son Ce qui n’a pas de prix, essai majuscule
sur l’art contemporain.
Sentinelle
en colère – une saine colère –, Annie Le Brun a écrit un livre violent – une
saine violence. Si les manifestes sont souvent enfumés de moralisme et de
rhétorique, son essai précis et concret nomme les prédateurs de l’art
contemporain, Bernard Arnault, par exemple, le milliardaire qui possède tout,
même des actions chez Gallimard, et qui décide de tous nos besoins, primaires
(Carrefour), secondaires (LVMH), spirituels (fondations et musées).
Si
Annie Le Brun n’est pas la première à dénoncer cette négation de l’art qu’est l’art
contemporain, elle réussit à en définir la nature et à le décrédibiliser
définitivement. “Réalisme globaliste”, ainsi qualifie-t-elle cette production
manipulatrice qui privilégie la sidération (Koons, Hirst, Kapoor) et anesthésie
les sensibilités. Tout se tient, dit-elle, tirant le fil secret qui lie le
désordre écologique, la mode et l’art contemporain. Nourriture frelatée,
camelote griffée et faux luxe des marques, ersatz de rébellion, air
irrespirable et rêve asphyxié, elle fait le lien. Dans son essai, l’intraitable
Annie Le Brun balance tout. L’endogamie du monde de l’art contemporain, des
fondations privées aux Frac en passant par les musées et la critique, tous au
service des encaisseurs d’un goût standardisé. “Annie a des fulgurances”, dit l’homme
d’affaires et collectionneur Alain Kahn-Sriber. Sa plume dévastatrice n’est
dupe de rien, d’aucune illusion, d’aucune fausse révolution, d’aucune
contrefaçon. Les plus petits détails, elle les note dans de jubilants
paragraphes sur le conformisme, l’arrogance et l’exhibitionnisme des fausses
rébellions bobo – barbe de trois jours, jean lacéré, tatouages.
LA LAIDEUR PARTOUT | “Je suis pas un écrivain qui
écrit”, dit-elle drôlement. Elle prend la plume par nécessité, sous l’effet d’une
colère ou de la passion. Torse d’enfant moulé dans un body en dentelle jaune
fluo sur bas opaques, l’insoumise Annie porte une jupe en Pleats Please, ce
plissé néo-Fortuny qui libère le mouvement. L’innovation poétique, pas le bling-bling
du luxe industriel. “Annie est très sophistiquée”, a prévenu Alain Kahn-Sriber.
Au doigt elle porte un anneau en argent offert par le plasticien surréaliste
Jean Benoît, un phallus qui se mord la queue. “Il y avait cette histoire d’enlaidissement
du monde…”, dit-elle. Un exemple parlant: le sac Vuitton épandu, dans sa
version contrefaite ou pas, sur toute la planète. “Partout, les choses les plus
violentes de la marchandisation.” Venise, Rio, Bogotá, Moscou, mais aussi dans
les replis secrets du globe. “Une pollution nouvelle qui use nos paysages
intérieurs. Une prise en otage qui me terrifie”, dit-elle. L’été dernier, elle
villégiature chez son frère Alain, archéologue réputé, dans la partie nord de
Chypre. Un jour, dans un village reculé, que voit-elle? Des contrefaçons
Vuitton sur le marché et des villageois qui les achètent. La laideur partout.
Petit à petit, l’impossibilité de discerner le laid du beau. “Même pas des
ersatz, mais une pollution qui avance.” La suffocante dictature des marques, “cette
esthétique du marquage, image de la soumission heureuse”, a gagné ce village
perdu. “Quelque chose avait changé. Je fonctionne beaucoup à l’intuition. Je
voyais les choses s’enlaidir, je n’arrivais plus à respirer”, dit-elle.
Libres
de leur mouvement, des yuccas poussent devant les fenêtres en arabesques
exubérantes, comme son écriture. “Annie Le Brun tend par ses livres à délivrer
la vie”, a écrit le poète et auteur Mathieu Terence, autre insoumis. “Annie Le
Brun, c’est la poésie continuée par d’autres moyens”, ajoute-t-il. Pourquoi des
poètes en temps de détresse? demandait Hölderlin. Comme l’abeille, le poète
est un pollinisateur. Incisif, il va au coeur des choses. S’il disparaît, le
danger menace car ce guetteur envoie des signaux. “J’admire la grande rigueur
de sa pensée, dit Étienne-Alain Hubert. Elle est un repère sur l’horizon des
grands débats intellectuels.” Le grand spécialiste de Pierre Reverdy (un autre
intraitable) admire la pensée sans compromis, le jaillissement perpétuel de la
prose, la force de ses images. “La beauté d’aéroport”, par exemple, dans son
dernier livre. Une formule admirable qui doit beaucoup à Bernard Arnault,
puisque LVMH est aussi propriétaire du groupe Duty Free Shoppers (DFS).
Si
“l’homme le plus riche de France” qui veut devenir “l’homme le plus riche du
monde” ne lui fait pas peur, c’est que cette grande dame n’a jamais craint d’être
pauvre. “Je vivais avec Radovan Ivsic.” Le poète croate,
interdit deux fois, par l’occupant nazi puis par le régime socialiste de Tito,
n’avait pas peur de grand-chose. “Nous vivions de ce que nous appelions des
petits boulots: traducteurs, relecteurs d’imprimerie, rewriter. Il y avait plus
de hauts que de bas… Voyez la bibliothèque: des caisses d’oranges que nous
ramassions sur les marchés.” Des cageots Pedro Perez, oranges de Séville. “Seule,
je ne sais si j’aurais pu vivre ainsi. J’ai peur que non. Mais Radovan était
une espèce de sauvage, il avait une sorte de confiance. Pour moi c’était
formidable.”
Intransigeante
et souveraine, elle refuse les situations stables, prof par exemple. “Je viens
d’une famille moyenne, mon père était commerçant, ma mère professeur. Je ne
voulais pas participer de ce monde-là. Une sorte d’impossibilité.” Devant les
questions personnelles, elle se dérobe. Va chercher la Vie de Rancé et
lit: “Enfant de Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur d’indigence est la
seule qui ne se soit pas fanée à ma boutonnière.” Annie Le Brun est un mystère
qui se soustrait. Sa personnalité est difficile à définir. “Ce qu’elle a dit de
sa famille justifie ce qu’elle est”, ajoute
Alain
Kahn-Sriber, énigmatique. “Une famille à 200 % conformiste fait surgir le
"non" chez l’enfant curieux. Annie Le Brun, c’est l’intelligence
insolente de l’enfant rebelle, qui refuse de prendre pour argent comptant ce
que le parent ignorant lui raconte”, dit Paul Jorion. Surprenante amitié que
celle qui lie la dernière des surréalistes, nourrie de poésie et d’art, avec l’économiste-anthropologue-psychanalyste,
ancien élève de Lacan. Deux visionnaires qui s’augmentent l’un l’autre. “Nous
déjeunons au Vaudeville, à la Coupole, au Terminus Nord. Nos conversations
durent entre quatre et six heures…” Ces deux curieux insatiables ne débattent
pas, mais partagent de l’information. “À nous deux, nous élaborons un puzzle
qui est une représentation du monde. À chaque rencontre, nous ajoutons deux ou
trois pièces.” Des rendez-vous jubilatoires: “Nous rions de ce monde
désespérant.”
GARBO PUNK | Un été de 1963, encore étudiante à
Rennes, Annie accompagne un ami à Saint-Cirq-Lapopie, où André Breton passe les
derniers beaux jours de sa vie. Dans l’ancienne auberge des Mariniers, qu’il
occupe, elle ne dit pas un mot, mais il la remarque et l’invite à lui rendre
visite à La Promenade de Vénus, le café où se tiennent les réunions du groupe
surréaliste. Chercher l’or du temps, c’est sans doute une quête à sa démesure.
Dans le groupe, elle rencontre deux forts caractères qui vont beaucoup compter
pour elle: Radovan et le peintre Toyen. “Radovan était un être étrange et
bariolé, portant des cravates aux teintes extraordinaires. Un être comme on en
rencontre peu, un romantisme, un mystère, un accent slave ajoutant au mystère”,
dit Alain Kahn-Sriber. Autour de Breton, Annie Le Brun se lie aussi avec les
plasticiens québécois Mimi Parent et Jean Benoît ; la stèle funéraire brisée de
ce dernier est posée sur un radiateur, chez elle. “Une liberté d’être et de
raconter ce qui lui arrivait, avec humour. Pour montrer que les idées, c’est
pas du papier, Jean Benoît s’était fait marquer au fer rouge du nom de SADE.”
Lors de cette cérémonie, intitulée “Exécution du testament du marquis de Sade”,
Jean Benoît risquait sa peau. Cette saisissante manifestation artistique, qu’on
nommerait aujourd’hui une performance, mais sans exhibitionnisme, se déroula
dans l’intimité d’un appartement, chez la poète Joyce Mansour.
Rue
Mazagran, chez Annie Le Brun, le salon est habité par des oeuvres surréalistes:
boîte de Mimi Parent, huile de Toyen, tableaux naïfs, meubles de Fabio De
Sanctis. Tous des amis. “Dans le surréalisme, elle a pris les choses
intéressantes”, selon Raphaël Sorin, qui fut son éditeur en 1977, année punk.
Cette année-là, cette bad bad girl, démolisseuse de
faux-semblants, fait elle-même figure de punk à l’émission littéraire d’alors, “Apostrophes”
de Bernard Pivot. Sans sommation, elle balance un cocktail Molotov au visage
des néoféministes, sur le plateau: Lâchez tout, son pamphlet,
édité au Sagittaire. “Contre l’avachissement de la révolte féministe avec
Simone de Beauvoir, contre le jésuitisme de Marguerite Duras […], contre le
poujadisme de Benoîte Groult, contre les minauderies obscènes d’Hélène Cixous,
contre le matraquage idéologique du choeur des vierges en treillis et des
bureaucrates du MLF, désertez, lâchez tout: le féminisme c’est fini.” Son oeil
à infrarouge s’exaspère devant l’imposture du néoféminisme
post-soixante-huitard qui s’approprie un siècle de combat des femmes, devant
son corporatisme sexuel consternant. “Dans militantisme, il y a militaire. Je
serai toujours du côté des déserteurs”, écrit celle qui ne veut représenter qu’elle-même.
Sombre,
sophistiqué, délicat, son visage de Garbo punk reste impassible tandis que se
déchaîne la riposte sur le plateau d’“Apostrophes”. “Elle tenait tête,
sarcastique. Le retentissement fut extraordinaire”, dit Raphaël Sorin. Calme,
cette “âme insurgée” (selon Mathieu Terence) défend son propos en allumant des
cigarettes à la chaîne. “Ce fut la première et la seule critique d’extrême
gauche du féminisme”, dit-elle aujourd’hui avec malice. Le lendemain, un
bouquet de deux mètres est livré dans ce même appartement, “Ces fleurs étaient
de Jean-Jacques Pauvert, dont les publications m’avaient nourrie. J’étais
abasourdie.” L’éditeur s’incline devant une femme capable de parler contre la
censure.
Deux
désobéissances viennent de se reconnaître. Débute une amitié passionnelle qui
va engendrer une aventure littéraire des plus singulières. “L’homme de sa vie
(intellectuelle) c’est Jean-Jacques Pauvert. Il avait tout lu, se souvenait de
tout ce qu’il avait lu”, dit Alain Kahn-Sriber. Elle, elle n’a pas froid aux
yeux. Lui, cancre et ex-vendeur chez Gallimard, a entrepris de publier les
oeuvres complètes de Sade, alors inédites, dans le garage de ses parents.
Traîné en justice pour pornographie, suspendu de ses droits civiques, il a
néanmoins achevé son entreprise, après qu’en 1958 la cour d’appel eut décidé
que Sade était “un écrivain digne de ce nom”.
MALADE DE SADE | Comme Annie, Pauvert est venu à Sade
par la face Apollinaire-les surréalistes. “Lecteur extraordinaire, il n’était
pas un intellectuel. Il parlait des choses avec un sens de la poésie, avec
humour, sans prétention”, dit-elle. De temps à autre un sourire illumine le
visage d’Annie Le Brun, comme un éclat de soleil dans une pièce sombre. En
1985, Pauvert lui commande une préface pour les seize volumes de l’édition de
Sade. Elle accepte sans réfléchir, puis regrette, mais il est trop tard. Annie
a lu Sade à 20 ans sous la tutelle des grands exégètes, Bataille, Blanchot.
Cette lecture lui répugne. En 1985, elle décide de relire toute l’oeuvre, sans
garde-corps cette fois. De le lire, lui. “Je l’ai approché à ma façon. Je l’ai
pris à la lettre.Comme la poésie.” La grande expédition littéraire
commence. En moins d’un an, elle a tout relu. Ce voyage, elle l’entreprend par
le commencement, en poussant la porte du château de Silling. Corps et âme, elle
pénètre dans les eaux noires des Cent Vingt Journées, ”ce bloc
d’abîme”. “C’était très étrange. Je dormais peu. J’étais… ailleurs.” Son
trouble n’est pas seulement littéraire, mais sensuel. La pression érotique lui
maintient la tête sous l’eau.
À
l’extérieur du château, Radovan, Pauvert et Alain Le Brun, son frère, forment
son équipe d’assistance. “De temps à autre, je leur demandais: Suis-je folle si
je pense ça ? Est-ce que je délire ?” Trois décennies plus tard, Annie Le Brun
met de l’humour dans ce récit de voyage. “À la fin, j’étais très nue malade. Et
cela se voit. Le 28 novembre 1985, alors qu’elle assiste à la première d’une
pièce de théâtre de Radovan Ivsic en Croatie, une amie
frappée par son aspect lui demande: “Que t’est-il arrivé ?” Son travail est
terminé. Le 28 novembre 1785, Sade a achevé la mise au propre des Cent
Vingt Journées de Sodome. Deux cents ans plus tard, ALB reprend l’avion
pour remettre son manuscrit à Pauvert, qui assiste à un spectacle au Crazy
Horse. À minuit, ils se retrouvent Chez Francis, place de l’Alma. Elle lui
donne le texte, il retourne au Crazy Horse. À 6 heures du matin, coup de
téléphone enthousiaste. Annie Le Brun n’est pas la première à lire Sade, mais,
à partir de son aversion à le lire, la première à comprendre comment fonctionne
cette machinerie. “Annie Le Brun a du génie. Comme l’extralucide André Breton,
elle touche le noyau. Son Sade, ce n’est pas de l’érudition. Elle va très loin
dans ce qu’elle restitue des émotions qu’ on éprouve à lire cette oeuvre. Ce qu’elle
ose raconter est inouï”, dit Raphaël Sorin, pourtant avare en compliments.
Ainsi écrit-elle: “J’étais la proie d’un désir qui, d’être apparemment sans
objet, me dépouillait même de ma nudité”.
De
l’atelier d’André Breton, Julien Gracq a écrit qu’il était un refuge contre
tout le machinal du monde. La maison d’Annie Le Brun, avec ses objets d’art,
ses livres, ses colliers de plume, ses plantes fantasques, est un refuge contre
la marchandisation du monde. L’intelligence d’Annie Le Brun n’a jamais emprunté
les autoroutes, et dans la vie, pareil, pas de métro, pas de bus, elle marche
sur ses deux jambes montées sur semelles compensées. C’est une dame qui ne se
transporte pas en commun. “Je ne sais pas où je vais mais je sais ce que je
méprise”, a-t-elle déclaré, cinglante. En la lisant, “on a la magnifique
sensation que de l’avenir et du toujours sont encore possibles” (Mathieu
Terence). On respire plus large.
NOTA
Entrevista
originalmente publicada em Le Nouveau
Magazine Littéraire # 7/8, julho/agosto de 2018, aqui reproduzida graças à
autorização de Eugénie Bourlet.
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EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO
DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidado: Winsor
McCay (Estados Unidos, 1869-1934)
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Número 142 | Setembro de 2019
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