1. CONCEPTS THEORIQUES | Une réflexion s’impose sur l'étrange aventure du sens lorsque l'œuvre de Césaire, dense et souvent opaque, allusive et polyphonique, au carrefour de différentes traditions (tradition occidentale et mythes africains, Antiquité classique ou biblique, oralité caribéenne, surréalisme et Histoire) est perçue, à travers un effort de traduction, à partir d'une autre culture métissée, dans notre cas, la brésilienne. Mais comment passer d’un certain français à un certain portugais? Nous essaierons de le décrire.
Mon expérience de traduction est assez diversifiée et elle est vécue le plus souvent, non pas comme un travail, mais comme un défi et une forme de connaissance privilégiée [1]: traduction de la Tragédie du RoiChristophe, théâtre nègre réfléchissant à la fois Haïti et l'ère des Indépendances africaines, joué par des acteurs brésiliens à Rio, mis en scène par Bernard Seignoux; versions en portugais de courts poèmes de la dernière phase du poète et surtout tentative de rendre le souffle épique et dramatique du Cahier, exercice entrepris le long de plusieurs années.
Trois notions informent ce texte sur cette expérience de traduction, sentie aussi comme une aventure dans Babel: le couple lecture et écriture, et l'altérité.
Lire et écrire sont des activités complémentaires et solidaires. La lecture - bien de gens l'ont déjà dit - est un élément constitutif de toute écriture et partant de l'œuvre littéraire en général. Le Cahier se tisse en tant que poème épique à partir de l'œuvre d'autres poètes, des épopées maritimes à Lautréamont ou Rimbaud. Ainsi la lecture est présente implicitement, ou explicitement, dans tout texte. Traduire c'est lire, bien entendu, un texte précis et apprécier de quel pluriel de textes il se crée [2]. Autrement dit: c'est poser sur l'œuvre un regard de découvreur, à la fois chercheur et faiseur de sens. C'est cerner le dessein de l'auteur, le tout de l'œuvre, percevoir les structures imaginaires qui l'informent et dans les conditions de l'historicité du traducteur (c'est à dire sa participation à un certain univers culturel) reconstruire, dans une autre langue, dans un autre univers culturel, un sens, ou des sens. Traduire est donc, de la même manière que lire, interpréter et cette lecture peut, selon George Steiner [3], aller jusqu'à l'exégèse - mais elle se rattache nécessairement à l'herméneutique.
Liée à ces deux notions complémentaires de lecture et d'écriture (sur celle-ci nous reviendrons encore un peu plus tard), se pose la notion de l'altérité. L'altérité s'impose à tout moment au traducteur, dans les textes apparemment les plus transparents ou anodins: dans la traduction d'un dialogue, - prenons un problème fort banal - , comment rendre, dans une autre langue, le système de traitement, tellement codé dans toute culture? À l'intérieur d'une même langue, le portugais, par exemple, que de différences! Le pronom "você" au Brésil, employé presque universellement par plus de 180 millions de locuteurs (je laisse de côté les 10 millions au Sud qui se tutoient couramment), est signe d'intimité, on dit "você" à sa fille ou à son mari; la même formule, au Portugal, marque la distance.
Notons tout de suite que la notion du moi et de l'autre, à l'intérieur de la langue française, de manière sous-jacente, occupe une place centrale dans la création antillaise et dans l'œuvre césairienne. Autrement dit: celle du moi (Nègre, Antillais, colonisé, né dans une culture diglossique, écrivant en français, s'inspirant de l'oralité traditionnelle, exprimant un lieu autre que l'Hexagone etc.) et de l'Autre. L'altérité rend compte de différentes formes de dialogue, de dédoublement, de distinction, d'ambiguïté et d'oppositions, et de leur dépassement. Et le pays - l'île natale à découvrir, à exprimer et à habiter - paraît comme une des formes, parmi bien d'autres, de l'altérité. Pays-altérité, autre collectif, à décrire et à nommer, à qui l'écrivain rêve de donner, grâce à l'écriture, un corps imaginaire et fondateur, un contour plus précis, ou plus vrai, et une cohérence interne. Chez l'écrivain antillais, la quête du pays-altérité débouche sur la quête de l'identité. La Négritude ou la créolisation n'en sont que deux réponses à cette quête.
Mais traduire n'est-ce pas aussi assumer ma différence, en tant qu'individu et en tant que membre d'une autre culture? Traduire c'est poser sur l'œuvre le regard d'un autre (toujours autre, bien entendu, parce que différent de l'auteur) mais différent aussi du récepteur envisagé ou présumé par l'écrivain, non pas au moment de son écriture [4], mais au moment de la sortie de son livre. Il est bien vrai que nous sommes tous, en tant que lecteurs, l'étranger [5] d'un texte, car lire suppose l'appréhension d'un certain langage, mieux: d'une certaine poétique. Mais lecteur et étranger, le traducteur l'est doublement de par sa langue et sa différence, il l'éprouve à la fois comme contrainte et défi, richesse et limite, obligation de fidélité et exigence d'adaptation, en un mot: quête de correspondances.
Lorsque j'ai pris contact pour la première fois avec un texte de Césaire - c'était le Cahier et il y a fort longtemps de cela - j'ai dû chercher dans le dictionnaire le sens précis de morne, substantif. Brève confidence: ma famille maternelle est francophone et j'ai appris le français très jeune. Je connaissais, bien entendu, l'adjectif morne et les mots mont, montagne, colline, pic, puy etc. mais pas le substantif morne. Avec plaisir, j'ai découvert que morne était l'équivalent du portugais morro. Cependant - et l'exemple, je l'ai choisi exprès, car il peut surprendre - même lorsqu'il y a une équivalence apparemment évidente entre deux mots, morne/morro que de difficultés parfois pour traduire un syntagme comme "ce morne famélique" ou "ce morne bâtard" du début duCahier, où chaque mot est à la fois substantif et adjectif l'un par rapport à l'autre, et comme tels intraduisibles.
Allons encore plus loin: ce regard de traducteur - qui est toujours le regard d'un autre - je le pose pour un autre plus autre encore que moi, car n'ayant pas la possibilité de lire le poème ou le texte dans l'original [6]. La traduction est aussi une lecture de médiation pour un autre public. Et dans ce sens le traducteur est passeur. Un go-between.
Enfin la traduction est aussi écriture et la boucle se ferme. Ou le serpent se mord la queue. Car pour que la traduction soit médiation, il faut qu'elle soit aussi écriture: le traducteur doit se rapprocher non seulement de l'œuvre dont il refait et retisse la trame mais aussi de cet autre plus autre encore qui sera le lecteur (ou le spectateur dans le cas d'une pièce de théâtre) et tenir compte de son univers culturel. La traduction est donc une écriture à orientation vers un destinataire précis.
Lire - écrire, activités complémentaires et solidaires. Certains traducteurs mettent l'accent sur l'une ou l'autre activité. Mais si la ligne de partage entre les deux opérations est loin d'être nette, toutes les deux n'en sont pas moins présentes et nécessaires.
Il y a normalement un rapport de fascination (ou de désir) du traducteur à l'égard de l'œuvre qu'il a choisie de traduire [7]: par là, il aspire à la fusion, à la parfaite coïncidence de sa vision avec celle de l'auteur mais il sait, par expérience, qu'il y aura forcément décalage et distance, que son écriture se fera au prix de choix douloureux et chacun d'eux comporte des pertes et, parfois, heureusement d'ailleurs, des gains imprévus.
Avançons immédiatement un exemple de gain (sinon on me dira que traduire relève du pur masochisme). Traduisant un passage du Cahier assez simple, j'ai trouvé en portugais un jeu de mots qui est, sans aucun doute, plus riche que celui de l'original. Césaire écrit:
(les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis
les-vices-tous-les-vices, c'est moi qui vous le dis
l'odeur du nègre ça fait pousser la canne
rappelez-vous le vieux dicton
battre un nègre c'est le nourrir.)
La traduction en portugais:
(os-negros- são-todos-iguais, eu-lhe-digo
vícios-todos-os-vícios, é-o-que-lhe-digo
o-cheiro-do-negro-faz-crescer-a-cana
lembre-se-do velho ditado:
bacalhau - é- comida-de-negro)
Graphiquement ce passage se caractérise par la mise entre parenthèses de lieux communs, représentés par des proverbes ou de phrases toutes faites qui sortent de la bouche des Maîtres blancs et dont la répétition inlassable se révèle encore par le tiret réunissant les mots les uns aux autres, formant un bloc idéologique figé, un savoir immuable, une expérience qui se répète indéfiniment. Ces lieux communs justifient à la fois l'esclavage, le travail forcé et les châtiments.
Dans la traduction du passage en portugais, j'ai cherché tout d'abord des dictons populaires au Brésil pour rendre le "vieux dicton" antillais où le châtiment (battre un nègre) devient la nourriture de l'esclave (c'est le nourrir). Le dicton brésilien "Negro cresceu, apanhou" n'était pas le meilleur, car il n'insiste que sur le châtiment oubliant l'aire sémantique de la nourriture. Traduire littéralement, à la lettre, était une mauvaise option. Par contre, l'expression choisie enfin, "bacalhau é comida de negro", par sa polysémie, rend, en y ajoutant encore la dérision et l'humour noir, le couple battre=nourrir: Bacalhau, en portugais, est à la fois: a) poisson des eaux froides, la "morue" (poisson fort prisé dans la cuisine traditionnelle portugaise et aujourd'hui très cher au Brésil parce que manufacturé et produit importé); b) "chicotte en cuir cru aux lanières tressées avec laquelle on châtiait les esclaves" [8] et encore c) "personne très maigre". [9] Mais à côté de ce gain, indéniable, combien de pertes? Combien d'équivalences appauvrissantes? Combien de sous-entendus qui résistent?
2. L'EXPERIENCE DE LA TRADUCTION | J'ai donc traduit (parfois très rapidement) - pour le plaisir de me colleter avec des textes aimés et surtout pour mieux les connaître - de courts poèmes de Césaire: ces traductions sont publiées dans un numéro spécial de Méta [10] intitulé "Prisme des traductions littéraires" et dans Exu [11], la revue de la Fondation Jorge Amado, de Salvador. Le premier est un essai de lecture pour praticiens et spécialistes de traduction à partir de quelques poèmes de moi, laminaire...; le second, une introduction générale à l'œuvre de Césaire pour le public brésilien. L'un, s'adressant à des spécialistes, discutait des problèmes et justifiait des solutions; l'autre prétendait simplement diffuser des poèmes d'un auteur très cité mais peu lu.
J'ai traduit encore La tragédie du Roi Christophe, pièce représentée à Rio en 1981 par des acteurs brésiliens, expérience qui m'a beaucoup appris et marquée.
Et enfin je viens d'achever la traduction du Cahier d'un retour au pays natal en portugais, texte que j'ai réécrit en plusieurs versions successives depuis de nombreuses années. Ce texte en portugais a été discuté avec un poète ami, José Lino Grünewald, aujourd'hui décédé. Pour arriver à cette étape considérée comme définitive (la traduction définitive n'existe pas, bien entendu, car chaque génération devrait avoir sa version des textes incontournables), ont été consultées également les différentes traductions du Cahier en espagnol, en italien et en anglais. De cette confrontation des traductions, ressort très clairement le fait que d'une langue à l'autre, les difficultés sont loin d'être les mêmes. Et que le traducteur soit un poète et/ou un linguiste chevronné ne change pas grand chose à cette constatation.
Au fond, c'est la démarche de certains poètes de langue portugaise pratiquant la traduction qui m'a sinon guidée du moins inspirée: je pense en particulier à l'extraordinaire version, signée par Manuel Bandeira, de El divino Narciso de la mexicaine Sor Juana de la Cruz ou encore, plus proche de nous, la réécriture faite par un poète portugais d'une sélection de poèmes liés, de différentes manières, aux rites et à l'oralité traditionnelle. Le volume de Herberto Helder [12], réunissant ses traductions, de 1961-1966, a un nom révélateur: O bebedor noturno (Le buveur nocturne). Ce volume porte encore comme sous-titre "poemas mudados em português" (littéralement: poèmes changés en portugais). C'est cette expérience d'innutrition orphique - le texte de l'autre comme boisson bue, lentement dégustée, en solitaire, le soir venu, dans le silence de la nuit - que dévoile le sous-titre: ce sont des poèmes de divers horizons, métamorphosés, changés, en une autre langue. Lorsqu'on est dans l'obscurité, c'est le son et le rythme, la couleur et le tissu (velouté ou avec des aspérités de fumeur) de la voix qui s'imposent. Le français et le portugais sont des langues sœurs, pense-t-on, mais c'est à l'intérieur d'une fratrie, que ressortent mieux non seulement les connivences, mais aussi la différence des tempéraments et des timbres, et de rythme. Car le rythme de la phrase, bien entendu, est différent en français et en portugais, et on place différemment sa voix lorsqu'on parle l’une ou l’autre langue. On n'est pas capable de bien parler une langue différente de sa langue maternelle tant qu'on n'a pas découvert où faut-il placer la voix dans sa gorge. Cela explique, je le crois, l'extrême fatigue de la voix lorsqu'on commence à apprendre à parler une langue étrangère.
Plus encore: à l'intérieur d'une même langue, - nous revenons encore au portugais -, la musique brésilienne est différente de la musique portugaise. Les Portugais affirment souvent que la langue parlée par les Brésiliens c'est le portugais avec du sucre; ils croient nous faire plaisir mais ils se trompent: la langue parlée au Brésil c'est le portugais avec du sel. [13] Plus flexible aux changements syntaxiques surtout dans l'emploi des pronoms atones mais archaïsant dans la prononciation, pratiquant encore couramment le gérondif et le conditionnel dans toutes ses formes, le portugais (du Brésil) exprime un imaginaire et une culture sans commune mesure avec l'imaginaire et la culture portugaises. La littérature brésilienne, autonome par rapport à celle du Portugal depuis au moins la deuxième moitié du XIXe siècle, a hérité d'une tradition ibérique, qu'elle a développé de façon extraordinaire, celle de la modulation et de la réécriture littéraire de l'oralité traditionnelle. Cette poétique à la lisière de l'écrit et de l'oral est au fond un atout, comme on le verra, pour celui qui prétend traduire Césaire.
Dernière remarque: dans chacune de ces démarches - traduction de courts poèmes, d'une pièce théâtrale et d'un long poème - l'ordre des exigences et le rapport du traducteur au texte traduit est fort différent.
2.1 TRADUCTION DE COURTS POEMES | Ces courts poèmes, je les choisis moi-même et je n'en propose à la publication que ceux qui me paraissent réussis. Les autres, ceux dont la version en portugais ne me satisfait pas, quelle qu'en soit la raison, je les garde dans un dossier en attendant de trouver tout d'un coup des solutions à des problèmes précis.
Dans l'article de Méta, je partais d'une remarque de Lylian Kesteloot [14] sur la lecture d'un poème de Ferrements et la réécriture de l'oralité traditionnelle pratiquée par Césaire. J'attirais l'attention du lecteur sur la tonalité américaine du recueil moi, laminaire… En effet, on y trouve les poèmes sans doute les plus "oraux" de Césaire sur lesquels j' écrivais:
En effet, Césaire l'Africain s' "américanise" le soir de sa vie: les hommes-créateurs qu'il chante (Fanon, Damas, Asturias, Lam) sont tous des Antillais; la plupart des divinités qu'il invoque sortent des cultes syncrétiques du Nouveau Monde et non pas de l'Afrique, mère ancestrale; ses héros, populaires, sont ceux des contes créoles (l'oiseau magique, Ti-Jean l'Horizon): le paysage qu'il décrit (mangrove, volcan, mornes, cayes, récifs de corail ) appartient à l'Amérique tropicale en général, aux Caraïbes en particulier, avec sa faune (piranha, couresse, pacarana, malfini, ravet) et sa flore (mangle, drago [15], mancenillier); c'est enfin dans moi, laminaire... où l'on trouve les poèmes sans doute les plus "oraux" de Césaire, non pas uniquement grâce au travail souterrain de la syntaxe créole, mais encore grâce à l'emploi de formes traditionnelles (conte, comptine, devinette, oriki etc.) [16]
De ce recueil moi, laminaire..., huit poèmes étaient lus (c'est à dire, commentés) et traduits: "ça, le creux" (qui a la forme d'une devinette rituelle lors d'une veillée funèbre), "inventaire des cayes" (qui reprend le multilinguisme caribéen et où se profile la silhouette insolente d'un triskter, Eshou [17] ou Legba) , "internonce" (réécriture d'un oriki d'Eshou), "mot-macumba" (poème rythmé comme un tam-tam), "connaître, dit-il" (où l'on voit l'entrée successive de différents orishas dans le houmfò: Ogoun, Osain et Shango), "conversation avec Mantonica Wilson" (où les vocatifs "toi diseur","oh capteur", "eh détrousseur" saluent celui dont le nom n'est pas cité, Eshou Elegbara), "que l'on présente son cœur au soleil"(avec l'évocation de la Grande Bête des contes antillais), "chanson de l'hippocampe" (sorte de Conte hippocampe créé de toutes pièces par Césaire, dont le modèle serait Conte Colibri).
Pour mieux saisir la démarche, voyons simplement deux exemples de traduction, l'une d'ailleurs avec deux versions.
Dans la traduction de "ça, le creux", je faisais précéder le texte en portugais de la formule traditionnelle en portugais de la devinette (o que é o que é, l'équivalent au cric-crac ou tintin bois sèche antillais), la formule étant occultée dans le texte original, me semble-t-il. Je reproduis le poème de Césaire pour mémoire:
ça, le creux
ça ne se meuble pas
c'est creux
ça ne s'arrache pas
ce n'est pas une fleur
ça s'effilocherait plutôt
étoupe pour étouffer les cris
(s'avachissant ferme)
ça se traverse
- pas forcément à toute vitesse -
tunnel
ça se gravit aussi en montagne
glu
le plus souvent ça se rampe
Je proposais comme traduction en portugais:
o oco
o que é o que é
não tem mobília
é oco
não se arranca
não é uma flor
se esfiapa
estopa para abafar gritos
(avacalhando-se- acanalhando-se)
se atravessa
- não forçosamente rápido -
túnel
também se sobe como montanha
visgo
no mais das vezes se rasteja
Que la réponse à ce texte sibyllin soit l'île natale (ou plutôt l'Histoire subie dans l'île natale), le lecteur ne sera pas loin de la réponse. Mais en portugais, il fallait donner au lecteur étranger un indice plus clair lui permettant de lire ce poème dans une perspective à la fois ludique (la devinette en tant que jeu enfantin) et initiatique (le poème comme épreuve de déchiffrage): d'où le recours à la formule "o que é o que é". Le lecteur comprend alors qu'il est devant ce texte mystérieux comme Œdipe devant le Sphinx. Il doit y apporter une réponse pour avoir la vie sauve. Mieux: pour pénétrer dans une trame.
Considérons donc l'atmosphère générale du texte qui nous intéresse: par la forme même de la devinette rituelle jouée lors des veillées funèbres, le poème de Césaire, malgré son apparence ludique, nous place d'emblée dans l'univers du sacré. Le lecteur-auditeur, on le répète, doit trouver ou donner un sens. Suivons les termes de l'énigme qui nous est proposée: "ça, le creux". Le titre renvoie à la chose anonyme la plus absolue. Le vide ("ça ne se meuble pas"), sa persistance ("ça ne s'arrache pas"), le discontinu et la déchéance du vécu quotidien ("ça s'effilocherait plutôt", "s'avachissant ferme"), le paysage en tant que simple lieu de passage et non pas espace vital d'enracinement ou de production ("ça se traverse - pas forcément à toute vitesse"), le long trou noir d'où l'on ne sort jamais et d'où l'on ne perçoit point la lumière ("tunnel") , l'impossibilité du cri dans des bouches bâillonnées ("étoupe pour étouffer les cris"), la viscosité et le gras de la mangrove ("glu le plus souvent ça se rampe") tracent en traits elliptiques l'espace symbolique où vit l'Antillais. Dans l'énigme césairienne, les deux derniers verbes (gravir et ramper) renvoient en fait aux deux modes d'être et d'agir du héros césairien: celui qui se lève, se met debout et monte vers le haut, celui qui s'arc-boute dans le gras de la boue: en gros, Christophe et Metellus. Celui qui est "désir de la montagne" et celui qui tombe, fécondant le terreau.
Dans ce texte, la difficulté de la traduction, beaucoup plus que dans l'écriture était dans la lecture. À partir du moment où celle-ci s'est faite, les solutions se sont imposées, dont la principale - nous le répétons - était d'expliciter, pour un public étranger - le jeu de la devinette.
Ce poème permet encore une sorte de court-circuit de sens. Le français de Césaire, par un biais imprévu, ré-instaure dans toute sa plénitude un usage original, initiatique et en déperdition accélérée, de la langue maternelle. Une référence occulte s'y dévoile, le créole en tant que soubassement géologique d'une poétique.
Donnons encore un autre exemple de traduction d'un court poème, "inventaire des cayes". Le texte de Césaire est le suivant:
inventaire de cayes
(à siffler sur la route)
beaux
beaux
Caraïbos
quelle volière
quels oiseaux
cadavres de bêtes
cadavres d'oiseaux
autour du marécage
moins moins beau le marécage
moins beau que le Macaraïbo
beaux beaux les piranhas
beaux beaux les stymphanos
quant à vous sifflez sifflez
(encore un mauvais coup d'Eshou)
boca del Toro
boca del Drago
chanson chanson de cage
adieu volière
adieu oiseaux [19]
Dans ce poème, tout suggère, dès la première lecture, une ariette où le poète-siffleur fait le tour, non pas de l'île natale, mais des Caraïbes, voire de toutes les Amériques noires. Comme en plaisantant, dans une chanson ou comptine enfantine, il joue sur les mots étranges (ou franchement étrangers), la syntaxe redondante du créole, court-circuitant les signifiés grâce aux jeux des sonorités et des allusions. Le mot mystérieux stymphano est saisi à la fois à partir duStyx (nom d'une fontaine d'Arcadie, célèbre par le froid extrême de ses eaux, qui étaient mortelles, disait-on, pour ceux qui en buvaient; nom encore du fleuve qui, selon la mythologie, coulait aux enfers; les dieux juraient par le Styx et ce serment ne pouvait être violé) et du Stymphale (lac habité par les oiseaux monstrueux aux becs et au serres d'airain qui se nourrissaient de chair humaine: Héraclès les fit sortir de leur retraire à l'aide des cymbales et les tua à coups de flèches). Dans cet "inventaire de cayes", le multilinguisme caribéen se fait jour à travers l'espagnol ( Caraibos, Maracaibo, boca del Toro, boca del Drago), le portugais (piranhas) et la prégnance de la syntaxe créole. Cet inventaire qui est celui aussi des serres, dents, becs agressifs et mutilants (des stymphanos et des piranhas), de la mort subie (anéantissement des Caraïbes, de l'oiseau magique mangé par Yé et sa famille, de Colibri tué etc.), aboutit à la grande gueule dévoratrice de la Bête sans nom (boca del Toro, boca del Drago). Or la Bête sans nom fait partie de l'oralité antillaise. Mais cet inventaire du malheur et de l'enfermement ("cage", "volière") est inversé au moment même où il s'explicite grâce aux sifflements du marcheur sur sa route, Eshou "qui ouvre les chemins", "le maître des carrefours". Fidèle à son rôle de médiateur, Eshou est source de changement, de dialectisation:
Eshou ! La pierre qu' il a lancé hier
c'est aujourd'hui qu'elle tue l'oiseau.
Du désordre il fait l'ordre, de l'ordre le désordre !
Ah ! Eshou est un mauvais plaisant.
Le passage, que tout lecteur de Césaire reconnaît, tiré de la pièce Une tempête (III, 3, p. 7O) n'est que la citation, littérale, d'un oriki d'Eshou. Jorge Amado, dans son livre Bahia de Todos os Santos, guia de ruas e mistérios, présente Eshou ainsi:
Quem guarda os caminhos da cidade de Salvador da Bahia é Exu, orixá dos mais importantes na liturgia do candomblé, orixá do movimento, por muitos confundido com o diabo no sincretismo com a religião católica, pois ele é malicioso e arreliento, não sabe estar quieto, gosta de confusão e aperreio. Postado nas encruzilhadas de todos os caminhos, escondido na meia-luz da aurora ou do crepúsculo, na barra da manhã, no cair da tarde, no escuro da noite, Exu guarda sua cidade bem amada. Ai de quem aqui desembarcar com malévolas intenções, com o coração de ódio ou de inveja, ou para aqui se dirigir tangido pela violência ou o azedume: o povo desta cidade é doce e cordial e Exu tranca seus caminhos ao falso e ao perverso.(....)
Gosta de balbúrdia, senhor dos caminhos, mensageiro dos deuses, correio dos orixás, um capeta. Por tudo isso sincretizam-no com o diabo: em verdade ele é apenas o orixá em movimento, amigo de um bafafá, de uma confusão, mas, no fundo, excelente pessoa. De certa maneira é o Não onde só existe o Sim: o Contra em meio do a Favor; o intrépido e o invencível. [20]
La lecture donc de ce poème de Césaire, pour un Brésilien familier du candomblé, ne pose pas de problème spécial de compréhension, cependant son écriture en portugais multipliait les difficultés. Arrêtons-nous un instant sur la traduction. Elle a eu deux versions légèrement différentes. Le principal problème venait de la sonorité des mots et du genre différent dans deux langues dites sœurs.
En portugais, le mot piranha étant féminin et l'adjectif bela devant s'accorder, les jeux sonores sur les o de l'original étaient remplacés par des jeux sonores sur des i, voyelle d'ailleurs plus agressive que la voyelle finale o en portugais (prononcée faiblement [u] ou [w] en fin de mot): ainsi, dans une première version, la traduction jouait délibérément sur les i (piranha, rapina, ti, assobia et Pomba-Gira). Car initialement, on avait choisi de traduire Eshou en français par sa "femme", Pomba-Gira en portugais: celle-ci, figure fort connue dans la macumba brésilienne, renforçait l'aire sémantique de l'agressivité et de la rapacité s'articulant avec les mots féminins piranhas, aves, rapina. La conséquence en était qu'Eshou devenait femme et prenait une face scandaleuse, encore plus populaire, la macumba étant un culte moins soucieux d'orthodoxie que le candomblé et j'étais parfaitement consciente de ce virage. Pour tout Brésilien, Pomba-Gira, au physique exubérant, s'habille en rouge, exhibe une sensualité exaspérée et sème le désordre:
La première version du poème en portugais était la suivante:
inventário de enseadas
(para assobiar na estrada)
belos
belos
caraíbos
que viveiro
que pássaros
carcaças de animais
carcaças de pássaros
em torno do mangue
menos menos belo o mangue
do que o Maracaibo menos belo
belas belas piranhas
belas belas aves de rapina
quanto a ti assobia assobia
(mais uma brincadeira de Pomba-Gira)
boca del Toro
boca del Drago
canção canção de gaiola
adeus viveiro
adeus pássaros
Dans la revue Exu, de la Fondation Jorge Amado, j'ai repris ce poème et sa traduction en y introduisant deux modifications: caribenhos remplaçait caraíbosparce que cela créait une sorte d'écho interne et j'ai repris la figure d'Eshou en ajoutant à son nom une de ses appellations qui jouait aussi sur les i: Exu Tiriri. C'est en discutant avec une amie anthropologue, Elena Andrei, qu'est née l'idée d'Exu Tiriri. [21] Ainsi le passage "encore un mauvais coup d'Eshou" devenait "mais uma traquinice de Exu Tiriri". Les arguments qui le justifient sont évidemment: a) on maintient et le nom d'Exu et le jeu sur les i; b) d'autre part, Tiriri est le nom d'un Eshou d'Ogoun et d'Oshosi (comme on le sait certainement, chaque orisha présente de différents visages et se fait accompagner par une sorte d'Eshou différent, fonctionnant comme un trisckter). Signe distinctif d'Exu Tiriri: il a les jambes tordues et il est capable de jouer des tours très cruels parce que lié à la vengeance. Par là, il correspond à l'atmosphère agressive du poème et permet le renversement de la cage en tant que lieu d'enfermement ou d’emprisonnement. Dans une cage enchantée ("volière"), il libère les oiseaux.
J'ai gardé, dans les deux versions, les toponymes en espagnol: Boca del Toro et Boca del Drago. Littéralement: bouche du Taureau et bouche du Dragon. Ainsi, l'inquiétante étrangeté de l'original est maintenue. Seuls les connaisseurs de la grande zone des Caraïbes sauront identifier ces lieux aux noms évocateurs et mystérieux. Boca del Toro et Boca del Drago sont aujourd'hui des paradis ensoleillés pour touristes étrangers sur la côte Est du Panama mais ces toponymes gardent, au fond, un aspect inquiétant, celui d'une grande gueule dévoratrice, la gueule du Minotaure [22] ou du Dragon.
Un fait peu connu pourrait expliquer le persiflage ironique d'Eshou: un grand nombre de Martiniquais, attirés par les travaux de percement du canal, sont morts des fièvres dans les forêts tropicales du Panama [23]. Situées sur le Golfe, ces deux bouches renvoient, de façon sibylline, à toutes ces morts anonymes. Le début du texte devient alors sardonique: "beaux, beaux, Caraïbos". En portugais: "belos, belos, Caribenhos". Que les Caraïbes soient complètement disparus, anéantis par la colonisation (de toutes couleurs et langues confondues) et que les Caraïbes soient devenues l'espace même du loisir embaumé pour des gens du Nord fuyant l'hiver, que la région ait été démembrée du territoire de la Colombie, que des Martiniquais soient morts jadis pour un canal que les Français n'ont pu percer et que la région soit aujourd'hui, pour cent ans, une sorte de protectorat américain, quel inventaire! Seul Eshou pourrait le suggérer en deux pirouettes et par une chanson. Il siffle et son sifflement n'est pas persiflage: il résume, en jouant, un monde et annonce sa transformation. Il annonce la libération des crocs armés, celui des piranhas (j'aime beaucoup que ce mot soit féminin en portugais) et des stymphanos mystérieux.
Mais restait le problème justement des stymphanos. Dans les deux versions de ma traduction, j'ai préféré traduire stymphanos par "aves de rapina" pour des raisons de rythme et de sonorité. Dans mon esprit, "aves de rapina" s'articule avec les oiseaux de proie agressifs de Césaire: le menfenil funèbre du Cahier, par exemple. Mais le texte en portugais, plus facilement décodable, perd une marque d'érudition qui existait dans le texte original, plus opaque. Le caractère plus populaire de cette chanson sifflée par une sorte de guédé insolent est encore renforcé par la graphie prá à la place de la préposition para. C'est ainsi que le poète Mário de Andrade, chef de file du Modernisme de 22, voulait qu'on écrive en respectant la prononciation courante. Le texte pour la revue de Salvador était donc le suivant:
inventário de enseadas
(prá assobiar na estrada)
belos
belos
Caribenhos
que viveiro
que pássaros
carcaças de animais
carcaças de pássaros
em torno do mangue
menos menos belo o mangue
do que o Maracaibo menos belo
belas belas piranhas
quanto a ti assobia assobia
(mais uma traquinice de Exu Tiriri)
boca del Toro
boca del Drago
canção canção de gaiola
adeus viveiro
adeus pássaros.
2.2 TRADUCTION D'UN TEXTE THEATRAL | Traduire de courts poèmes que le traducteur lui même choisit et qu'il ne publie que lorsqu'il est satisfait des solutions trouvées, est très gratifiant. C'est sans doute la meilleure façon de connaître en profondeur un texte. De l'explorer.
Traduire une pièce théâtrale est une toute autre expérience, car le traducteur qui accompagne le travail de la mise en scène, de la direction des acteurs et des répétitions, a une réception immédiate de sa traduction et des problèmes de lecture qu'elle peut soulever dans un autre contexte culturel.
En effet, j'ai accompagné tous les soirs, pendant environ trois mois, comme une sorte d'assistante à la mise en scène, les répétitions du Roi Christophe. J'étais là, comme traductrice de la pièce, attentive à son souffle, à son rythme; j'étais encore là comme spécialiste (je n'aime pas le mot, on me le passera) de l'œuvre césairienne et des Antilles, prête à intervenir dans la première exploration du texte de la pièce pour donner des explications au groupe d'acteurs sur ce qu'était une récade, par exemple, des précisions sur les guerres d'indépendance d'Haïti, le sens de certaines images, suggérer des articulations avec la culture brésilienne etc. Mais je n'intervenais que lorsque l'on me posait des questions ou que l'on me demandait de parler. J'ai travaillé également, en aparté, avec deux ou trois acteurs, sur des tirades qui leur semblaient difficiles à apprendre parce que non comprises: ils ont littéralement appris le texte par cœur à partir de la lecture que je leur faisais, lecture certes d'exploration mais la plus neutre possible, car il ne fallait pas intervenir dans le travail de direction des acteurs. Mais surtout j'ai beaucoup appris sur la pièce et les spécificités du texte théâtral en accompagnant le travail de mise en scène de Bernard Seignoux: la lecture d'un homme de théâtre enrichissait sans cesse la mienne. Je ne puis que recommander vivement à tout traducteur d'une œuvre théâtrale d'accompagner en toute discrétion (et humilité) les répétitions, sachant que le traducteur est au service d'un spectacle.
Avant d'aborder le spectacle et la traduction de la pièce, présentons rapidement les conditions de la représentation. La pièce a été montée pour la première fois au théâtre de l'Alliance Française de Tijuca (Salle Louis Jouvet), lors du Congrès international de la FIPF qui se tenait à Rio en juillet 1981 [24]. C'est la première et seule pièce de Césaire jouée en portugais. Ensuite, après le Congrès, la pièce a tenu l'affiche pendant trois mois, d'abord au théâtre de l'Alliance Française encore et ensuite, en ville, au théâtre Glauce Rocha, avenue Rio Branco, au centre de Rio (respectivement 200 et 350 places environ). La taille moyenne des salles permet de comprendre le contexte du spectacle.
J'étais responsable du thème III du Congrès international de la FIPF: l'Amérique latine dialogue avec la francophonie. Le projet de monter le Roi de Césaire était né de mes discussions avec une amie, Mme Euridice Figueiredo, elle aussi travaillant sur littératures francophones, antillaise en particulier. Toutes les deux, nous avions contacté, dès l'année précédente, des metteurs en scène brésiliens qui trouvaient le projet passionnant mais trop cher, car il exigeait, dans une période de crise économique, un grand nombre d'acteurs. Noirs en plus. C'était là la source principale d'inquiétude et d'hésitation. Le premier metteur en scène à accepter le défi fut Bernard Seignoux, animateur culturel de l'Alliance Française: arrivé depuis peu à Rio, il venait d'Amérique hispanophone, il avait travaillé pendant de longues années au Mexique et au Pérou où il avait dirigé des pièces de théâtre, en espagnol et en français. Il était en plus lui-même un bon acteur: il travaillera, par exemple, dans le film de Ruy Guerra, A ópera do malandro, de 1985 dans un petit rôle de composition. Après son accord, sa persévérance et sa constance ne se sont jamais démenties.
Par l'intermédiaire d'Euridice Figueiredo, nous avons pris contact en février 1981 avec Zózimo Bubul, acteur de cinéma, qui, gagné à l'idée, a invité chez lui tous les acteurs et danseurs noirs qu'il connaissait à Rio. Dans une grande réunion qui a duré des heures, dans son appartement à Gávea, accueillis par sa femme Bisa Vianna, la plupart des gens assis par terre, Bernard Seignoux (qui s'exprimait encore avec difficulté en portugais et passait souvent à l'espagnol), Euridice et moi, nous avons parlé de la pièce qu'aucun invité ne connaissait: plusieurs se sentaient très tentés par l'expérience, car depuis longtemps c'était la première pièce à être jouée uniquement par des acteurs noirs, mais quelques-uns paraissaient assez sceptiques. Au départ, notre groupe paraissait assez disparate et Bernard Seignoux a affirmé tout de suite, en toute honnêteté, qu'il n'était pas sûr qu'on puisse aboutir à un spectacle. Il n'acceptait de présenter le spectacle dans le cadre du Congrès de la FIPF que si le travail de mise en scène lui paraissait "fini" et "cohérent", pouvant passer la rampe. L'avertissement était clair: on commençait à travailler sans avoir la certitude d'aboutir. De toute façon, nous étions tous convaincus que la période après le Congrès serait la plus importante, car la pièce s'adresserait alors directement au public de Rio de Janeiro. Parmi les acteurs, il y avait des professionnels qui avaient une certaine expérience de cinéma et de théâtre et des semi-professionnels, des personnes très cultivées et engagés dans des mouvements noirs mais également quelques-uns, surtout chez les danseurs, qui n'avaient jamais parlé sur une scène et qui avaient des difficultés à lire un texte littéraire, tout bonnement. En somme: venus d'horizons différents, nous avions néanmoins des intérêts communs. La cohérence du spectacle est née de la lecture de Bernard Seignoux, de sa persévérance et d'un travail acharné de répétition qui a duré trois mois, tous les soirs.
La discussion du texte autour d'une table avant même les répétitions a beaucoup contribué à la prise de conscience du groupe. C'était, au début de 1981, après les années du régime militaire, la première grande pièce montée à Rio uniquement par des acteurs nègres. Le sujet nous concernait tous: culture populaire et érudite, création de la nation, la mémoire et l'Histoire, théâtre politique et poétique. Les gens, réunis en groupe, ont pris nom: Bruzudunga. C'était invoquer l'ombre tutélaire de Mário de Andrade et du Modernisme de 22.
J'avais traduit la pièce de Césaire avec l'autorisation du poète grâce à l'intervention de Jacqueline Leiner et j'avais déjà demandé à Fernanda Bastos de Moraes, spécialiste de théâtre portugais, de relire avec moi le texte. Nous avions discuté ensemble: il s'agissait de trouver une langue à la fois littéraire et populaire mais surtout de suggérer une certaine intertextualité, ce qui n'était pas évident, car les pièces historiques sont plutôt rares dans la tradition lusophone (portugaise ou brésilienne).
Pendant les répétitions, certains passages ont été repris encore pour plusieurs raisons: a) d'une part, Seignoux, près de la première, connaissant alors mieux la pratique théâtrale brésilienne et les habitudes du public, a décidé de faire des coupures invisibles et réduire légèrement certains monologues ou dialogues; b) d'autre part, Euridice Figueiredo et moi-même, nous avons décidé, avec l'accord de Seignoux, de faire une re-motivation onomastique dans la pièce, car une bonne partie du comique de farce se base sur les noms des personnages: le Duc de la Marmelade était transparent en portugais, mais d'autres noms ne l'étaient pas du tout. Comme on ne touchait pas à des personnages historiques importants, on a osé changer certains noms des courtisans pour qu'ils deviennent clairement et franchement comiques.
Traduire une pièce de théâtre est à la fois une expérience solitaire et collective, car le traducteur qui accompagne le travail de la mise en scène et de la direction des acteurs a une réception immédiate de sa traduction. Chaque fois qu'un acteur avait de la difficulté à retenir son texte, je revenais à la traduction du passage pour voir s'il n'y avait pas là des problèmes de rythme. La pièce, dans ce sens, est passée par l'épreuve du "gueuloir". Reste que des problèmes d'articulation chez les acteurs n'ont pas été totalement résolus de façon homogène.
La mise en scène signée par Bernard Seignoux était sobre, efficace et intelligente. Elle cherchait à articuler sans cesse le texte césairien à des éléments de la culture brésilienne. Là-dessus, Bernard Seignoux, venu d'une longue expérience "latino-américaine" mais hispanophone était très ouvert aux propositions du groupe.
Dégageons les lignes essentielles de la lecture de Bernard Seignoux. Premier choix: la pièce n'aurait pas d'intervalle et aucune scène ou intermède ne serait supprimé (en fait des tirades considérées trop longues ont été légèrement écourtées la veille de la générale ainsi que le discours initial du commentateur-présentateur). Deuxième choix: tous les acteurs seraient noirs [25], même ceux qui sont censés être blancs comme le nouvel archevêque, Juan de Dios Gonzales. La Tragédie du Roi Christophe devenait donc essentiellement un théâtre nègre. Troisième choix: le décor serait très simple et non réaliste, un grand praticable nu, légèrement incliné et peint en noir. Tout le reste viendrait des costumes et de l'illumination. La musique était celle des tambours ou du "berimbau". Tout se ferait à partir de ce praticable, sans rideau ni dorures. Sur cette pente, des paysans accroupis collaient une bande sinueuse de tissu bleu: c'était l'Artibonite, le papa-fleuve d'Haïti. Autre image très forte: sur ce plan incliné était peinte encore la carte coloniale de Haïti. Carte que justement les acteurs piétinaient ou contribuaient à tracer (creuser).
Ce souci de ne pas faire réaliste était partout présent: du combat de coqs et à la citadelle.
Le combat de coqs initial était en fait une scène de capoeira brésilienne (sorte de laghia ou damier) entre deux danseurs au milieu d'un cercle de paysans. La capoeira est une danse en forme de combat. Deux danseurs adversaires entrent dans une ronde de spectateurs rangés à partir d'un instrument au son caractéristique, le "berimbau". Il y a toujours un Major (un champion) défié par un postulant. Au Brésil, le Major est toujours dit Maître (Mestre Pastinha, Mestre Bimba etc.). La danse, développée dans l'univers des Plantations, dérive sans doute d'une forme d'initiation. Au début du XXe siècle encore, à Rio, lacapoeira était interdite par la police parce que jugée fort dangereuse. C'était, du point de vue théâtral, une manière efficace de styliser un combat de coqs qui est aussi un combat politique et d'assumer une lecture brésilienne de la pièce. Autrement dit: attirer le texte césairien et la représentation d'une réalité antillaise vers la culture nationale. La scène, remplaçant les coqs par des lutteurs-danseurs, était une réussite. Le commentateur, d'un ton neutre, expliquait au public le contexte haïtien. La capoeira retrouvait sa fonction occulte et euphémisée: elle redevenait combat.
De façon semblable, la citadelle était une pyramide humaine éclairée soudainement par un faisceau de lumière; la pyramide se défaisait au moment où la foudre tombe sur la poudrière et la scène devenait toute noire. Un certain nombre de danseurs dans la troupe y apportaient un grand sens du mouvement. Cette pyramide éclairait également l'idée du Roi que construire la Citadelle c'était une manière de modeler des hommes.
De même, la descente de l'Artibonite par les radayeurs (l'intermède lyrique qui ouvre l'acte II) était chantée et mimée en ombres chinoises. Le tambour battait de plus en plus fort de l'acte I à l'acte final.
Deux scènes en particulier ont reçu, dans la mise en scène de Bernard Seignoux, une lecture de distanciation brechtienne: le débat dans le Sénat de Port-au-Prince (I, 6) et le repas anniversaire du couronnement de Christophe (I, 7). Ces deux scènes étaient tirées vers la farce et le comique de geste. Pour la scène du Sénat discutant les propositions de Christophe, dont le texte d'ailleurs a été légèrement écourté, le metteur en scène avait créé un énorme sac noir d'où émergeaient les bustes de quatre ou cinq sénateurs, tous coiffés de hauts de forme: ils s'engueulaient furieux sans pouvoir se séparer. Ils étaient prisonniers du grand sac. C'était, en quelque sorte, la matérialisation de l'expression courante et familière um saco de gatos (littéralement: un sac de chats), pour signifier un groupe disparate qui ne s'entend pas. Pour le repas anniversaire, une grande nappe blanche à laquelle étaient attachés des plats fort colorés (un porc, des fruits tropicaux etc.) était étendue sur le praticable: le Roi, la Reine et les courtisans s'asseyaient tout autour, directement sur le sol. Dans ce cadre à la bonne franquette, Hugonin-chien mordant le jarret du Roi prenait place tout naturellement. Autre trouvaille: à la fin du repas, Hugonin dégonflait la nappe…
Les scènes du vaudou et de la découverte par le Roi de son nom vaillant (III, 7) étaient en fait des scènes inspirées directement du candomblé, rythmés par les tambours et des chants aux orishas brésiliens [26]. Hugonin-Baron Samedi devenait alors Exu-Caveira et le nom occulte du Roi, Papa Sosih Baderre était accompagné d'un chant à Ogoun. La mise en scène essayait sans cesse de faire une pièce savante et populaire, farcesque et tragique. Au moment où le Roi s'effondre à l'église apparaissait Notre Dame des Douleurs, grand losange habillée en violet: elle était noire. [27] C'était, une fois de plus, jouer sur le syncrétisme.
D'une manière générale encore, Seignoux avait décidé d'indiquer le passage du temps de l'acte I à l'acte III, par des détails concrets, proprement visuels. Dans la première fête (I, 3), les courtisans avaient un air débraillé (certains, malgré leurs casaques en soie et leurs décorations sur la poitrine, allaient encore pieds nus) et faisaient joyeusement des gestes et des grimaces simiesques: c'était une grande répétition parodique et bouffonne et ils s'en amusaient franchement. Dans la grande fête de l'acte III (scène l), les hommes et les femmes, désormais convenablement "éduqués", portaient tous des chaussures et de grands chapeaux à plumes mais la joie était disparue: les habitudes courtisanesques étaient prises et rôdés en quelque sorte.
Si le décor était pratiquement inexistant, pour les costumes une solution brillante a été trouvée par Bizza de Vianna, la femme de Zózimo Bubul, qui travaillait comme dessinatrice de costumes de théâtre. On a obtenu l'accès aux réserves des costumes de l'Opéra (Teatro Municipal de Rio) et des accessoires ainsi qu'une sélection de vêtements masculins et féminins furent adaptés par l'atelier de couture. Pour le groupe Bruzudunga, même si cette utilisation des costumes de l'Opéra était ignorée du public, elle apportait du sens. Les costumes de cour - beaux et débraillés, aux tissus somptueux et adaptés - c'était du théâtre. Ou du carnaval. Enfin, les personnages féminins populaires portaient des robes blanches des bahianaises.
Le Roi Christophe a eu une bonne critique surtout du point de vue de l'importance du sujet, de la lisibilité et de la beauté plastique du spectacle, mais le texte a été jugé, d'une manière générale, difficile à suivre et par trop littéraire. Quelques acteurs, il faut en convenir, avaient des difficultés à bien articuler et le texte de Césaire n'était pas connu du grand public.
Deux acteurs, en particulier, ont joué d'une façon admirable: Antônio Pompeo (très beau et émouvant Metellus) dont la mort était un moment d'une grande force lyrique [28] et encore Paulão, Hugonin insolent, débauché et inquiétant. Son physique (grand, maigre, dégingandé, aux grands yeux) le servait à merveille. Zózimo Bubul jouant le Roi avait physiquement la carrure du héros mais son débit manquait parfois de couleur. Venu du cinéma, il n'était pas formé à la discipline du théâtre et des problèmes d'articulation empêchaient parfois le spectateur de tout comprendre. Mme Christophe était jouée par Tania Machado: elle avait une belle voix grave et sa figure toute ronde (elle était enceinte de six mois) renforçait sa fonction maternelle. Son rôle sera repris par une autre actrice.
Traduire et faire jouer une pièce comme le Roi Christophe implique insérer, d'une certaine manière, l'œuvre étrangère dans une autre tradition théâtrale. C'est en analysant la réception du Roi Christophe par le public et par les acteurs que j'ai enfin compris à quel point la pièce de Césaire appartient à la tradition française (celle de Lorenzaccio, par exemple) où la longue tirade poétique a sa place. Dans ce sens, elle heurtait la tradition brésilienne (et même portugaise) où les pièces historiques sont loin de faire foule. A vrai dire, il n'y a pas à proprement parler de tradition de pièce historique en langue portugaise et le mélange de théâtre nègre, théâtre historique, politique et poétique a surpris. Mais les scènes lyriques et comiques ont parfaitement passé la rampe, y compris - surtout - tout ce qui relevait du sacré.
La traduction du Roi Christophe n'a pas été publiée en livre. Pour deux raisons: a) d'une part, le poète nous avait donné l'autorisation par écrit de jouer sa pièce et non pas de la publier; b) d'autre part, j'aimerais reprendre le texte tout entier le faisant précéder d'une analyse plus systématique et en détail de sa réception.
Comparant mon travail de traduction de poèmes et d'une pièce théâtrale, une distinction s'impose. Dans le premier, les deux opérations de lire et d'écrire sont également importantes et dans une tension permanente; dans le second, l'écriture du texte dépend du regard privilégié du metteur en scène qui, par sa lecture, cherche et donne une cohérence au spectacle. Dans ce cas, il faut que le traducteur soit prêt à reprendre son texte pour l'adapter aux exigences de la mise en scène et aux caractéristiques des acteurs. Dans la traduction de poèmes, par contre, le traducteur est le seul maître, même s'il re-discute des solutions avec d'autres personnes.
Ayant assisté à trois autres représentations du Roi Christophe, en français, dans des contextes fort différents - au Sénégal au théâtre Daniel Sorano, à Port au Prince en décembre 1989 à l'Institut français Haïti sous la direction de Hervé Denis et à Paris par la Comédie Française, mise en scène Idrissa Ouédraogo, 1991 [29] -, il me semble, en les comparant, que le grand mérite du spectacle brésilien était cette appropriation du texte de l'autre à travers des éléments de la culture nationale. Le spectacle de Rio, dans une salle plus petite et avec des moyens plus modestes, mais fortement ancré, enraciné en quelque sorte dans uneautre culture métissée, révélait, par là, son universalité. Au Sénégal, de façon pour moi surprenante, les scènes de Vaudou paraissaient exotiques, le public ne sachant apparemment pas de quoi il s'agissait; à la Comédie française, dans la mise en scène Idrissa Ouédraogo, en 1991, elles étaient tout simplement éliminées, ce que j'ai regretté. Du spectacle haïtien, n'ayant pas pris des notes, je n'ai gardé que le souvenir, lumineux, de Lobo Dyabavrada en Hugonin et la réponse enthousiaste de la salle: le public était en pays connu. Dans les spectacles sénégalais et français, les acteurs jouant le Roi, respectivement Omar Seck et Roland Bertin, étaient des atouts majeurs. Mais je n'ai jamais vu Douta Seck, le créateur du rôle, dont la photo est sur la couverture de l'édition du RoiChristophe de Présence Africaine.
A mon avis, de façon tout à fait paradoxale, le Roi Christophe brésilien était probablement le plus profondément africain, avec le spectacle haïtien, bien entendu. Ils exprimaient, chacun à sa manière, les Amériques noires. Le Roi mis en scène par Seignoux était aussi, certainement, le plus populaire. Populaire, dans ce cas, ne veut pas dire celui qui a atteint le plus grand public mais celui qui empruntait les voies/voix de l'oralité.
Il serait intéressant de savoir comment Jacqueline Leiner et son mari Wolfgang Leiner, qui, eux, ont connu et suivi la pièce de Césaire dès sa première représentation avec Jean-Marie Serreau [30] et partout dans le monde, ont perçu le spectacle de Seignoux. J'aimerais de même avoir l'avis de Maximilien Laroche qui a vu certainement les spectacles à Port au Prince et à Rio. Il me manque, je l'avoue, non seulement une certaine distance mais surtout je n'ai pas assez d'éléments pour en faire une analyse sémiologique. [31] Espérons que l'ensemble des textes du volume d'Archivos permette d'élaborer une nouvelle synthèse sur la traduction de Césaire et les spectacles de ses différentes pièces.
Dernière confidence: j’ai longtemps rêvé de voir un jour la Tragédie du Roi Christophe, en français, aux Bouffes du Nord par Peter Brook. Mais Peter Brook quitte son poste. Ou en portugais, par Luís Miguel Cintra au Teatro do Bairro Alto à Lisbonne. L’extraordinaire expérience théâtrale de Cintra, à la fois comme metteur en scène et comme acteur, dans des classiques (grecs, Shakespeare, espagnols du Siglo de Oro, théâtre historique allemand, Gil Vicente etc.) renouvellerait notre vision de la pièce.
2.3. LA TRADUCTION DU CAHIER | Laissant de côté le théâtre (ses exigences et ses rêves) et revenant aux questions théoriques, il y a en fait deux types de traduction: celle qui suppose un effort d'adaptation de l'œuvre à la culture du traducteur et du lecteur; celle qui soutient, dans une autre langue, l'étrangeté originale. Transparence ou étrangeté: privilégier le sens (et donc l'information) ou recréer la différence à partir d'un travail sur la langue elle-même.
Ma tendance en traduisant le Cahier a été de maintenir et d'explorer l'étrangeté, sans condescendance aucune envers le lecteur. Surtout parce que le langage de Césaire crée l'étrangeté pour tous ses lecteurs, y inclus les Français. L'une des meilleures traductrices de Césaire pour l'anglais, Annette Smith, commente "sa perversité syntaxique et lexicologique" [32] et fait l'inventaire des principaux problèmes pour le traduire: jeux de mots, néologismes, termes rares (parfois rarissimes), hyperbates, etc.
Dans la plupart des cas, j'ai gardé le mot original, qu'il soit populaire, régional ou érudit. Une phrase du poète lui-même le justifie dans une lettre à Lylian Kesteloot: appeler un objet, un végétal ou un animal par son nom c'est susciter sa présence, sa force unique et singulière. [33]
Le commentaire de Césaire - Annette Smith elle aussi s'y réfère - renvoie, d'une certaine manière, à celui de Derrida évoquant le mythe de Babel et la double exigence divine (totalement et à jamais contradictoire) de traduire et de ne pas traduire un nom propre. Telle est au fond l'exigence du texte poétique pour le traducteur, enfermé dans sa tour de Babel personnelle:
Ainsi Dieu, dans sa rivalité avec la tribu des Shems, leur donne, d'une certaine manière, l'ordre absolument double:.. traduisez-moi et d'ailleurs ne me traduisez pas, je désire que vous me traduisiez, que traduisiez le nom que je vous impose et, en même temps, surtout, ne le traduisez pas, vous ne pourrez pas traduire. Je dirais que tout nom propre est travaillé par ce désir: traduisez-moi, ne me traduisez pas. 34]
D'une certaine manière, tous les termes techniques ou scientifiques chez Césaire (flore, faune, géologie, astronomie, marine etc.) doivent être traités comme des noms propres. Ils apportent une force et une densité spécifiques à son texte. Il faut les traduire sans les traduire: dans mon texte en portugais, "verrition", ce mot final du Cahier, mystérieux et polysémique, est "verrição". Et ce n'est pas une solution de facilité. Loin de là.
D'autre part, l'étonnante érudition de Césaire, sa connaissance des textes grecs et latins, sa lecture de mythes des quatre coins du monde, se mêlent au goût de moduler des expressions du langage familier et quotidien, ce qui augmente de façon significative le nombre de pièges pour le traducteur ou le lecteur. Partons, encore une fois, d'exemples très simples du début du Cahier.
Observons que la première image du soleil dans le Cahier ("sacré soleil vénérien") est nettement maléfique. Sorte de Janus bifrons dans le poème, le soleil apparaît ici marqué par son omniprésence (il ne se couche jamais sous l’horizon, arpentant "nuit et jour" un espace infernal), lié à la mort, à la pourriture, au crépuscule, aux maladies honteuses (blennorragie, chancre, syphilis) qui affectent les organes sexuels et se communiquent par le coït impur. Il est le soleil maudit [35] ("sacré soleil") du sexe infecté/infectant l’espace extérieur dont il faut se protéger. Le premier voyage dont nous parle le poème est donc un voyageintérieur, voyage entrepris assez souvent (les imparfaits le prouvent: je me retournais,… je délaçais etc.), à la quête d’un profond refuge qui se creuse "à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes". Dans cet abîme intime, les formes tératologiques sont libérées.
Exactement comme le lecteur parlant français (français de France, de Belgique, de Suisse, du Québec, de la Martinique ou de la Guadeloupe, de la Guyane, des pays francophones d'Afrique), le lecteur parlant portugais (du Brésil ou du Portugal, de l'Angola ou du Mozambique, de Cap Vert ou de la Guinée Bissau) devra consulter des glossaires spécialisés et des dictionnaires même de latin, pour découvrir ce que signifie des mots comme victimaire, thératique, balafon, lait jiculi, mentule, traduits évidemment par leurs correspondants: victimário, terático, balafon, leite jiculi, mêntula et j'en passe.
Dans un cas au moins, vaincue par l'opacité d'un mot, j'avais consulté le poète lui même dans une des nos rencontres à l'Assemblée Nationale. Césaire, de sa calligraphie fine, très aimable, m'a recopié la définition de l'Encyclopédie Larousse, dans une édition du XIXe siècle, du terme patyura. A ma surprise, le mot viendrait du portugais patira. Dans ma traduction, dans un passage particulièrement obscur, lié à la mort du héros Toussaint, je n'ai pas osé cependant traduire "patyura" par "patira": j'ai préféré "porco do mato". Mais j'ai demandé au poète pourquoi le y; il m'a répondu en souriant: "pour faire plus sauvage". Au fond, ma question, en y réfléchissant un peu, était un peu sotte: le Larousse s'est probablement inspiré des lexicographes brésiliens du XIXe siècle, en particulier, du très célèbre Moraes.36] Pour les termes d'origine indigène, tous les lexicographes, avant la réforme de l'orthographe, multipliaient à tour de bras les y. [37] Donc Césaire avait vu juste, avec un y "patira" faisait plus primitif.
Dans deux cas encore, l'option pour un certain mot a été faite pour sa sonorité ou pour son pouvoir d'évocation. L'un au milieu du poème, l'autre à la fin du poème. Ouvrons donc une parenthèse sur un oiseau de proie (le menfenil) et un arbre (le filao).
C'est au milieu du poème que surgit "le menfenil funèbre". Décrivons rapidement le contexte. Le narrateur, après avoir démystifié les arguments racistes qui justifient l'infériorité du Noir, avoue ici sa connivence et sa complicité avec ceux qui méprisent sa race. Dans un mécanisme analysé de façon remarquable par Fanon dans Peau noire, masque blancs, l'Antillais, doublement aliéné, en tant que colonisé et homme de couleur, tend à s'identifier au modèle des Blancs. Dans cet épisode révélateur du Cahier, le narrateur rit avec des femmes d'un nègre misérable aperçu dans un tramway.
L'inventaire des figures du sous-prolétariat urbain dans le Cahier se complète - après les laveurs de vaisselle, les cireurs de bottes, les danseurs et les chanteurs de jazz - voici l'ancien boxeur affamé. Le portrait fouillé, à la fois réaliste et expressionniste, s'attarde sur les détails du corps, de l'attitude et des habits pour aboutir au lieu commun, dérisoire entre tous les chromos du monde: le nègre "ses mains réunies en prière sur un bâton noueux". Uncle Tom, Uncle Remus, Pai João, Preto Velho, stéréotypes connus dans toutes les Amériques Noires. Mais ici la figure a perdu son air de dignité et c'est sa triste face d'abjection qui est mise en relief. D'ailleurs, ce Noir aperçu dans un tramway n'est même plus un vieux Noir digne, il change de couleur sous l'action de la Misère. Celle-ci est décrite sous trois aspects: le mégissier qui prépare les peaux en blanc, l'attaque d'un oreillard, un ouvrier modelant un cartouche. L'accumulation ("un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre affalé...") aboutit au double aspect de l'albatros baudelairien: COMIQUE ET LAID, ce qui, par contrecoup, identifie ceux qui rient du pauvre boxeur affamé (les femmes et le narrateur complice), à l'équipage vulgaire et brutal du navire baudelairien "glissant sur les gouffres amers'' [38], laissant encore implicite, dans le non-dit du texte, une supériorité occulte de l'objet de dérision.
La conscience soudaine de sa bassesse permet au narrateur d' arracher son propre masque et de se découvrir lui-même aliéné et lâche. L'ironie se retourne contre soi-même, dévastatrice. Ce que le narrateur appelle ses "droits civiques", c'est le droit d'être Français gagné grâce aux trois siècles d'esclavage des Noirs dans les Antilles. Ce temps a "minimisé" son sang de cannibale, comme l'île a été "exorcisée" de ses démons. "Mon héroïsme, quelle farce". La systole permet encore au narrateur de s'identifier à l'espace dégradé, celui de la ville, de la crasse, de la boue. La ville est sa face. Et dans un mouvement d' autopunition, il désire qu'on lui crache au visage.
Ce passage s'achève avec l'apparition d'un oiseau de proie: "Mon étoile maintenant, le menfenil funèbre". En portugais: "minha estrela agora o milhafre fúnebre." Nous y apercevons la reprise, transformée, du mythe de Prométhée, le philanthrope, puni par Zeus pour son amour des hommes: un oiseau de proie lui dévore sans fin le foie. Or, ici, le narrateur, faux philanthrope (car son amour des autres n'est qu'un masque trompeur) sera puni pour son mensonge.
D'ailleurs la fonction punitive du menfenil apparaît clairement dans le texte où le Rebelle s'adressant au Messager, parodie les discours menaçants des Blancs:
Bandes de salauds, reprenez le travail,
Si vous ne vous exécutez presto le malheur est sur vous... Les anolis vous suceront les plantes des pieds. Les menfenils vous mangeront le foie... Le tafia vous fera naître des termites dans la gorge... [39]
J'ai traduit ce "menfenil funèbre" par "o milhafre fúnebre". Même si un ornithologue me prouvait que "o milhafre" en portugais n'est pas exactement "le menfenil" antillais, le parallélisme des voyelles et la rencontre sonore des nasales [m], [n] et des fricatives [f] sont tellement évocateurs qu'une entorse à l'ornithologie (stricte) me paraît une trouvaille. La traduction joue sur le rythme et l'identité des sons tout en respectant le sens général. "Menfenil" et "milhafre" sont tous les deux des oiseaux de proie. Et l'ombre du vautour prométhéen reste là.
Enfin, avançons encore un exemple d'option pour le mot français au détriment de son équivalent en portugais. Dans la traduction de la dernière strophe duCahier, j'ai gardé filao même en sachant que sa traduction en portugais serait casuarina. Comment le justifier? Essentiellement pour des raisons internes mais également pour des raisons de sonorité. Rappelons le passage:
dévore et enroule-toi
et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson
embrasse-moi jusqu’au nous furieux
embrasse, embrasse NOUS
mais nous ayant également mordus
jusqu’au sang de notre sang mordus!
embrasse ma pureté ne se lie qu’à ta pureté
mais alors embrasse
comme un champ de justes filaos
le soir
nos multicolores puretés
et lie, lie-moi sans remords
lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse
lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
Après les verbes dévorer, enrouler, embrasser, un quatrième apparaît dans cette invocation au serpent: lier. Observons que la pureté n'est plus blanche, mais multicolore. Ce liage est comparé à celui des filaos "comme un champ de justes filaos le soir". Arrêtons-nous y un instant. Le grand archétype de l'arbre y apparaît, médiateur entre le Serpent et l'Oiseau. Je lis "justes" au sens de "serrés": le champ planté de filaos très proches les uns des autres. L'adjectif est certes ambivalent ("conforme à la justice", "conforme à la vérité", etc.), mais c'est la valeur spatiale qui me paraît ici la plus importante. Le filao est un genre de plantes australiennes dont le feuillage ressemble à de longs filaments (du malais Kasuwaris, lat. sc. casuarina). D'ailleurs le mot s'associe, par la sonorité, à fil,lien. L'arbre apparaît donc comme un maître des liens, ce qui dans le contexte est fondamental. Le Leitmotiv des liens et du liage se révèle par la réitération de la supplication amoureuse: “lie, lie-moi" (le verbe est repris six fois en quelques lignes). Le serpent grâce à ses innombrables anneaux liera le moi à "l'argile lumineuse", matériau originel. "Lie ma noire vibration au nombril même du monde": voilà le centre jusqu'ici non explicite et occulte qui se situe sur le croisement des lignes des vents et des points cardinaux. L'ombilic, le nombril du monde, l'Omphalos, universellement le symbole du centre du monde, lieu d'origine d'où la manifestation rayonne dans les quatre directions.
Mais l'ombilic n'indique pas seulement le centre de la manifestation physique: c'est aussi le centre spirituel d'un monde. Ainsi du bétyle, en forme de colonne, dressé par Jacob; ainsi de l’Omphalos de Delphes; ainsi de l'île d'Ogygie, qu'Homère nomme le nombril du monde. De ce point central, s'élèvera la Colombe, forme ascensionnelle correspondant au lotus, au bétyle, à l'arbre-axe et poteau-mitan de l'univers. La “noire vibration" du moi liée par le Serpent au ''nombril du monde" sera, elle aussi, liée par l'"âpre fraternité” des éléments primordiaux. Cette fraternité, nouvel avatar du Serpent tellurique, devient lassoouranien ("lasso d'étoiles") qui réitère et redouble la constriction mortelle qui fait renaître ("m'étranglant"). De même qu'il y a un nombril de la terre, autour duquel se love le Serpent, une étoile [40] autour de laquelle paraît tourner le firmament est fréquemment désignée comme le nombril du ciel ou le gond du ciel [41]. Or, dans le texte césairien, le Serpent qui s'enroule au centre tellurique montera en Colombe liant ce centre terrestre au centre céleste.
Or il est évident que tout lecteur perçoit, dans filao, le mot fil [42]: employer le simple mot à mot dans la traduction effacerait cette image puissante de l'arbre en tant que maître des fils. Impossible de garder, en portugais, toutes les variations sur le fil et les liens avec le mot "casuarina", d'ailleurs trop long et en plus féminin. Pour garder une cohérence interne au texte, il était préférable, je le pense encore, de garder le mot étranger sans le traduire.
Autre problème de la traduction en langue étrangère: les faits de culture. Par exemple, toujours dans le Cahier, l'allusion à trois figures - l'une nommée, les deux autres sans nom dans le poème: l'impératrice Joséphine des Français, le libérateur et le conquérant -, allusion immédiatement comprise par les Martiniquais, ne peut être décodée que par des étrangers qui, connaissant Fort-de-France, sont capables de les identifier à trois statues au centre ville: Joséphine de Beauharnais dans le jardin de la Savane; Victor Schoelcher, le député français abolitionniste, devant la Mairie et le corsaire Esnambouc, lui aussi dans la Savane, mais face à la marine et à la mer. Et les trois figures, des blancs, incarnent de différentes attitudes: le mépris (Joséphine), la liberté (Schoelcher), l'audace (Esnambouc). Mais pour ces faits de culture, il faudrait tout simplement ajouter des notes, discrètes, en bas de page.
Pour ce qui est des jeux de mots dans le Cahier, l'option a toujours été de chercher, ou créer, au besoin, un autre jeu, sinon équivalent, du moins parallèle. Nous avons déjà fait allusion à un jeu de mots où il y a un gain, imprévu, dans le passage du français au portugais.
D'autres jeux, apparemment plus faciles, résistent à tout effort de traduction: l'exemple le meilleur est le "morne famélique" et le "morne bâtard". Impossible de trouver, en portugais, une formule expressive aussi économique, fonctionnant dans les deux sens.
Dans d'autres cas, le jeu avec une expression figée a subi une adaptation au proverbe portugais. Faire face à de grandes difficultés d'argent se dit, en français, "tirer le diable par la queue" tandis que, chez nous, il ne s'agit pas de tirer la queue du diable mais de manger le pain avec la farine qu'il a mélangée . La transformation de la formule fixe s'est faite en jouant, non pas avec le proverbe français, mais avec le proverbe portugais. Ainsi, dans l'évocation de la fête de Noël aux Antilles: "Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus proche.." est devenu "Cada um põe-se a comer o pão que o diabo mais próximo amassou.."
Enfin, avançons un autre exemple de modulation. Dans certains cas, parce qu'on n'a pu trouver d'équivalence, avec au moins un terme commun aux deux langues, la traduction crée une écart délibéré. Dans un des passages les plus surréalistes du poème, le narrateur subvertit la logique cartésienne:
Et vous savez le reste
Que 2 et 2 font 5
que la forêt miaule
que l'arbre tire les marrons du feu
que le ciel se lisse la barbe
et caetera et caetera…
Un premier effort de clarification de ce passage fut apporté par Jahn dans son Muntu. Nous résumons son analyse pour mémoire. La proposition "que 2 et 2 font 5" est à un premier niveau la démolition de la logique cartésienne. Jahn y voit, dans un deuxième moment, une allusion au symbolisme des Marassa (dits couramment les Ibeji au Brésil et chez les Yorubas), c'est-à-dire, des jumeaux. Leur vévé dans le Vaudou "présente une structure symétrique analogue à celle des personnages de nos cartes à jouer: dans le sens horizontal, cette division signifie la double nature, mortelle et immortelle, de l'homme (...). La division verticale se réfère à la dichotomie des sexes, d'où résulte une troisième entité: Marassa-Trois — auquel renvoie le "deux et deux font cinq" [43]. Cette troisième entité qui naît en quelque sorte des jumeaux correspond à l'enfant plus petit représenté parfois accompagnant la paire de saints très populaire au Brésil deCosme e Damião: c'est d'eux que naît, chez nous, la figure populaire du Doum (littéralement le Dois+um, à savoir, "Deux+un"). Là encore, la culture brésilienne apporte une confirmation au décodage savant de Jahn. Des images des Ibeji avec le Doum sont courantes dans les petits cafés de Rio, au centre ville et dans les quartiers de la zone Nord.
Les propositions suivantes sont autant d'énigmes jouant sur le double sens des mots ou désarticulant des expressions figées. "La forêt miaule", car les esclaves fugitifs imitaient la voix d'animaux sauvages pour communiquer entre eux un message à travers la forêt, sans éveiller le soupçon des maîtres et des commandeurs qui les chassaient.
"L'arbre tire les marrons du feu" joue au premier niveau sur l'expression courante "tirer les marrons du feu", c'est-à-dire "se donner de la peine pour le seul profit d'autrui" par allusion à la fable de La Fontaine, "Le singe et le chat" (F. IX, 17). [44] Mais ici le sujet faisant l'action est l'arbre qui renvoie à la ligne d'arbres à la lisière des Plantations, premier refuge de l'esclave fugitif "marron" qui lui permettait d'échapper au "feu" de l'esclavage. "Le ciel se lisse la barbe": le geste de lisser sa barbe de la main reprend le geste traditionnel de prendre du temps pour réfléchir; ironiquement, le poète suggère que Dieu-Père lui-même ("le Ciel") ne peut que lisser sa barbe et assiste, impuissant, à la subversion noire. Mais la subversion est avant tout, préfigurant toute autre, celle des mots [45].
Notons encore que ces énigmes posées aux "yeux indéchiffreurs” des hommes/lecteurs constitue certes un écho lointain d'Œdipe qui doit percer l'énigme du Sphinx pour sauver Thèbes de la peste, mais surtout reprend le jeu traditionnel des devinettes si important dans toute l'aire antillaise, en particulier au moment des veillées funèbres [46].
Devant ce passage, toute traduction explicative le détruirait. Le mot à mot serait chaotique dans la mesure où ce passage, malgré son opacité, fait sens. Il est chiffré. Il fallait le re-chiffrer dans l'autre langue et de façon économique. Pour le transformer en portugais, je suis partie du noyau central qui permettait de le comprendre "que l'arbre tire les marrons du feu". "Marron", aux Antilles, n'est pas le fruit du châtaignier mais l'esclave qui fuit la Plantation, il échappe à l'esclavage cherchant refuge dans la forêt. La phrase, prise à la lettre, est absurde ou pur non-sens. Mais en langage chiffré, elle passe le message: l'arbre (le singulier a valeur de collectif: l'arbre révèle et cache la forêt) est refuge du "quilombola". De ce point de vue, l'arbre tire l'esclave vers la liberté de la nature. Le mot portugais pour "marron" est "quilombola": l'employer ce serait détruire tout le rythme de la phrase originale et son ambiguïté. Ce serait une simplification, du politiquement correct, de l'idéologie à plat.
La solution adoptée prétend maintenir la tension interne du passage. Or l'une des caractéristiques des pays qui ont connu l'esclavage (c'est, bien entendu, le cas du Brésil), c'est l'extrême sensibilité à l'énorme variété des couleurs de peau, conséquence du métissage intensif. Et une grande variété linguistique pour exprimer cette variété des couleurs. Inutile ici d'invoquer le témoignage de Gilberto Freyre: il est bien connu. Le dernier recensement brésilien, dans une annexe devenue capitale et commentée par beaucoup de linguistes et sociologues, au lieu de classer les gens, leur a demandé quelle était la couleur de leur peau: on s'est trouvé devant un inventaire de plus de 80 (quatre-vingts, sic) appellations différentes pour de différentes couleurs de peau. Le chemin était trouvé: il fallait donc jouer sur "marron", couleur et fruit.
Marron, le fruit, se dit en portugais "castanha" (substantif féminin) mais "castanho" (au masculin) est une couleur (= châtain). Le jeu en portugais se crée d'emblée: "a árvore tira os castanhos do fogo". On maintient l'ambiguïté originale en la transformant légèrement: en français l'ambiguïté est entre le fruit et l'esclave; en portugais, entre le fruit et le nègre (en jouant sur le genre des mots). On garde encore la sonorité du verbe: tirer, tirar. Mais ce sont de faux amis. L'homophonie ("l'arbre tire les marrons du feu", en français et "a árvore tira os castanhos do fogo", en portugais) ne recouvre pas exactement le même sens: tirer, en français, est plutôt étirer, ramener, exercer une attraction avant d'être retirer; en portugais, le premier sens est retirer, enlever. Le jeu verbal est à la fois le même et autre. En portugais l'action de l'arbre est plus forte. Césaire n'en serait pas trop fâché, j'en suis certaine, car l'arbre est selon lui un modèle de vie.
La traduction se fait et elle ne se fait pas.
De plus en plus les traductions
deviendront un art essentiel.
Édouard Glissant. [47]
3. A GUISE DE CONCLUSION: BABEL, POESIE ET METISSAGE CULTUREL | Tout traducteur, surtout de poésie, habite, de temps à autre, dans ses moments heureux, la tour de Babel. C'est une de ses adresses. Son oreille, par sa pratique de changer des textes dans une autre langue, s'est exercée à percevoir la différence des voix, parfois à la limite de l'audible. Il explore souvent ce qu'il ne comprend pas, conscient qu'il butera tôt ou tard contre ce qui n'est pas réductible dans sa langue. Et ce quelque chose d'irréductible, il apprendra, humblement, à le respecter. Ou encore, il apprendra à chercher des Détours.
Glissant, le long de son œuvre critique, développe, par des accumulations successives, l'éloge de la traduction comme art de la fugue. Notre option pour l'opacité ouverte (changer [48] un poème césairien dans une autre langue sans l'aplatir et sans vouloir à tout prix le faire transparent mais cherchant à moduler ses différentes voix dans un rythme semblable) y trouve sa justification:
La traduction est comme un art de la fugue, c'est-à-dire, si bellement, un renoncement qui s'accomplit. […..] L'art de traduire nous apprend la pensée de l'esquive, la pratique de la trace qui, contre les pensées de système, nous indique l'incertain, le menacé, lesquels convergent et nous renforcent. Oui, la traduction, art de l'approche et de l'effleurement, est une fréquentation de la trace.
Contre l'absolue limitation des concepts de l'"être", l'art de traduire amasse l'"étant". Tracer dans les langues, c'est ramasser l'imprévisible du monde. Traduire ne revient pas à réduire à une transparence, ni bien entendu à conjoindre deux systèmes de transparence.
Dès lors, cette autre proposition, que l'usage de la traduction nous suggère: d'opposer à la transparence des modèles d'opacité ouverte des existences non réductibles. [49]
Or le traducteur qui vit dans une culture fortement métissée, fréquente et piste la trace dans la mesure où sa propre culture le lui a appris, car il est toujours prêt à suspecter, dans le texte de l'autre, une sorte de basse profonde, souvent presque inaudible ou des voix qui dialoguent et se contredisent. Chercher la transparence désincarne, vouloir exprimer une certaine limpidité [50] étanche les eaux sombres mais fertiles de la mangrove. Il faut reconstruire Babel en épousant le divers.
Traduction ou l'art de la fugue, répète souvent Glissant. Aux différents sens du mot fugue: le traducteur est celui qui ne se contente pas de vivre à l'intérieur d'une langue, il s'enfuit sans cesse de son domicile natal, en tant que passeur et médiateur d'un langage autre; d'autre part, son expérience constante de translation le fait soupçonner toujours un soubassement autre, même d'une langue qu'il ne connaît point (comme le créole gisant très profond, au-dessous du texte césairien mais l'irriguant en profondeur), son oreille s'est exercée à percevoir l'entrée successive des voix et leurs variations, comme dans une coda baroque.
Le fait de naître dans une culture américaine et lusophone, fortement et solidement métissée, riche parce que consciente d'être problématique, avec un métabolisme différent de celui de sa matrice lointaine, exprimant un espace et un imaginaire autres à l'intérieur de la langue portugaise, peut être alors un atout, car cette culture prédispose en quelque sorte à pister la trace, dans l'œuvre d'un autre, des variations à la lisière de l'oral et de l'écrit. Le traducteur sait de science infuse cette vérité de Lapalisse (qu'on oublie souvent dans un monde aseptisé et superficiellement mondialisé) qu'une même langue, dans son étendue, est capable d'exprimer des cultures et des imaginaires différents, et mettre en jeu des temporalités et des lieux nouveaux. Ainsi, au moment de réécrire l'autre, il peut s'inspirer, dans sa culture, des formes convergentes de réécriture en essayant d'atteindre un universel enraciné dans la chair du monde.
Il faut habiter Babel en préservant la différence et le Divers comme forme supérieure de communiquer. Le lecteur saura découvrir que Babel est une forme de vivre dans un concert de voix, un jour fraternelles. La traduction n'est plus un texte intouchable ne varietur, elle se fera comme un "étant".
BIBLIOGRAPHIE:
AMADO, Jorge. Bahia de Todos os Santos: guia de ruas e mistérios da cidade de Salvador. 25a.edição. São Paulo, Martins, 1973.
BARTHES, Roland. S-Z. Paris, Seuil, 1970.
CÉSAIRE, Aimé. Cahier d' un retour au pays natal. Paris, Présence Africaine, 1981.
______________. La tragédie du Roi Christophe. Paris, Présence Africaine, 1963.
______________. moi, laminaire... Paris, Seuil, 1982.
DERRIDA,Jacques. L'Oreille de l'autre… Textes et débats avec Derrida. Montréal, VLB, 1982.
KESTELOOT, Lylian et KOTCHY, Barthélemy. Aimé Césaire, l'homme et l'œuvre. Paris, Présence Africaine, 1967.
KRISTEVA, Julia. Étrangers à nous mêmes. Fayard, 1988.
STEINER, George. After Babel: Aspects of Language and translation. Londres, Oxford et New York, Oxford University Presse, 1975.
PESTRE DE ALMEIDA, Lilian. "Ariettes retrouvées, contes recréés". Quelques aspects de la création chez Césaire dans ses rapports avec l'oralité, in Méta, vol. 31, n° 3, septembre 1986, p. 272 -290.
__________________________. "À escuta de Exu, Breve introdução à obra de Aimé Césaire", in Exu, n° 16- 17, juillet-août, septembre - octobre 1990, p. 26 - 31.
NOTAS:
23. En 1880, les Français dirigés par le créateur du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps, commencent la construction du canal mais l'emprise fait faillite. Beaucoup de Martiniquais et de Guadeloupéens viennent travailler au Panama. Beaucoup en sont morts, consommés par le fièvres devant l'indomptable nature de l'isthme. En 1903, le Panama proclame son indépendance vis à vis de la Colombie et signe avec les USA le Traité Hay Bunau-Varilla: le canal est inauguré le 15 août 1914.
29. Roland Bertin jouait le Roi Christophe; Catherine Samie, Mme Christophe; Marcel Bozonnet, Hugonin; T. Hancisse, Metellus
30. La pièce fut créée le 4 août 1964 au festival de Salzburg, puis en France l'année suivante, au théâtre parisien de l'Odéon, par la Compagnie d'Art dramatique Europa Studio. La pièce fut jouée avec un succès grandissant à Berlin, à Bruxelles, à la Biennale de Venise, dans les Maisons de la Culture en France, au festival des Arts Nègres à Dakar, à l'exposition Internationale de Montréal, en Yougoslavie et au Piccolo Teatro de Milan.
38. Nous rappelons la strophe baudelairienne:
Lilian Pestre (Brasil). Professora de Literatura francesa e literaturas francófonas da UFRJ e da UFF. Docente convidada na França (Paris III), no Canadá (Université Laval, Québec), na Itália (Turim). Ensinou durante 10 anos na Universidade Independente (Lisboa): Semiologia e Cultura portuguesa. Publica em português e em francês sobre Literatura comparada (lusofonia e francofonia; relações entre pintura e literatura) e Semiologia. Mora atualmente em Lisboa. Contato: lilian.pestre@sapo.pt. Página ilustrada por Nelson de Paula (Brasil), artista convidado desta edição de ARC.
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