sábado, 22 de novembro de 2014

PHILIPPE BARYGA | Figures de la mobilité dans l’œuvre de Dieter Roth






Dans un entretien récent, [1] l’artiste Cyprien Gaillard, lauréat du prix Marcel Duchamp 2010, raconte ses nombreux voyages qui le mènent à Washington pour une exposition, à Copenhague pour un concert, dans le Yucatán, en Égypte ou au Cambodge pour une recherche. Lui-même vit à Berlin, et déclare “c’est juste une base (…) le reste du temps, je suis sur la route”.
Il se dessine actuellement, de l’artiste international, l’image d’un voyageur aussi infatigable que satisfait. Il y a quelques décennies pourtant, un artiste ne voyageait que poussé par la faim. Pensons à Erik Dietman, quittant la Suède en 1959 pour joindre Paris, et emprisonné pour vagabondage en Belgique. [2] On peut voir dans Dieter Roth, né en 1930 à Hanovre, une autre grande figure d’artiste-vagabond. Son errance, qui a duré toute sa vie, a aussi bien influencé ses méthodes de travail qu’elle a pu lui fournir des thématiques éminemment personnelles.
L’enfance de Dieter Roth est déjà marquée par l’exil. En 1943 – il n’a donc que 13 ans – il est envoyé en vacances dans une pension en Suisse; sa famille décide bientôt que pour des raisons de sécurité, il ne sera pas renvoyé en Allemagne. Coupé de ses parents, Dieter leur écrit tous les jours. C’est à ce moment qu’il se met à la poésie et au dessin: des moyens de communication, mais aussi d’auto-éducation. Chez ce jeune homme, la pratique de l’art est déjà une nécessité vitale.
Significativement, les premières œuvres matures de Dieter Roth sont des abstractions géométriques: il y décline l’utopie, issue du Bauhaus, d’un art à portée universelle. Ces dessins donnent bientôt naissance à des livres; plutôt que des œuvres uniques, l’artiste préfère fabriquer des vecteurs de communication.
En 1954, il a l’occasion de produire des dessins plus lucratifs, destinés à la production textile d’une firme de Copenhague. Dieter Roth voit enfin ses recherches formelles confidentielles déboucher sur des productions concrètes et utilitaires. Il commence à concevoir l’idée de dessiner la vie. La vision globale qui caractérise son art naît de cette rencontre avec la production industrielle, à laquelle il empruntera également des procédés de délégation du travail.
C’est aussi à Copenhague que Roth rencontre Sigridur Björnsottir lors de l’été 1956. Ils se marient, et en 1957 s’installent à Reykjavik, en Islande, où Sigridur travaille à l’hôpital en tant qu’art-thérapeute. Ils auront ensemble trois enfants: Karl en 1957, Björn en 1961, Vera en 1963.
Sigridur Björnsottir se souvient [3] de l’aspect absolu qu’a pris immédiatement sa relation avec son mari: il lui demande de jeter tous ses vêtements, et lui en fait faire d’autres, d’après ses propres dessins, dans des étoffes choisies par lui. Puis il exige qu’elle jette tous ses livres, pour, là encore, les remplacer par ceux qu’il lui fabriquerait. Le couple expérimente ainsi une sorte d’insularité qui reflète la sensation d’isolement que ressent Dieter à l’occasion de cet exil volontaire.
En Islande, Dieter Roth découvre l’esthétique de la dégradation en observant les coques rouillées des chalutiers dans le port. Il expérimente aussi une coupure radicale d’avec le monde de l’art, d’autant que l’association des artistes graphiques islandais lui refuse avec constance l’obtention d’un permis de travail. Cet ostracisme l’oblige à développer la stratégie de délégation déjà entrevue à l’occasion de ses travaux textiles. Il prend ainsi naturellement l’habitude de concevoir des projets qui peuvent être envoyés par voie postale et réalisés, à l’occasion d’expositions, par des amis sur le continent. On connaît ainsi l’exemple [4] de Daniel Spoerri exécutant deux sculptures de Roth pour une exposition à Anvers en 1959; l’une prend la forme d’un tableau de fils qui rappelle l’art optique. Le dessin préparatoire envoyé à Spoerri par courrier révèle que Roth laisse une grande liberté à son exécutant. Roth ne cherche pas à faire concrétiser une vision précise; au contraire, il aime l’idée que son travail porte le cachet de quelqu’un d’autre, dont le savoir-faire est au-delà de son influence. Il peut, par exemple, faire corriger les épreuves d’un de ses recueils de poèmes par des non-germanophones, et intégrer dans le produit final leurs erreurs typographiques. [5]
La sensation d’isolement qu’éprouve Dieter Roth en Islande est aggravée par un malentendu linguistique persistant: lui et sa femme n’ont jamais parlé la même langue. Une évolution artistique très rapide – qui l’amènera bientôt à utiliser de la nourriture dans son travail – entraîne par ailleurs Dieter à un changement de vie: il est invité aux États-Unis, au musée de Philadelphie, puis à l’école d’architecture de l’université de Yale, enfin à l’école de design de Providence, et commence à percevoir l’attrait et l’intérêt pécuniaire du statut d’artiste en résidence. C’est par correspondance que Dieter et Sigridur décident de divorcer en 1964. Les enfants seront gardés par leur mère, à Reykjavik. Ce divorce n’est pas qu’une anecdote dans sa carrière artistique: quand les nécessités le pousseront à voyager de plus en plus, il n’aura plus la possibilité de voir ses enfants. Aussi la seule manière de passer du temps avec eux sera-t-elle de les déclarer comme assistants, afin que l’institution artistique qui l’accueille paie leurs frais de voyage.
Les œuvres que Roth réalise à cette époque charnière traitent fréquemment du thème du territoire. D’une façon significative, il montre, en noyant à moitié des jouets évoquant la mobilité (motards en fer blanc) dans du chocolat ou dans du sucre coloré, qu’on ne peut que s’engluer dans un lieu. Il est tout aussi significatif qu’il utilise la même forme et le même schéma pour deux de ses thèmes de prédilection: l’île et l’autoportrait consistent identiquement en des motifs circulaires et centrés. Les Îles, ce sont de hauts- reliefs composés de nourriture fixée sur un support. L’odeur pestilentielle qu’elles dégagent connote pour le moins négativement la thématique de l’insularité. Les autoportraits sont plus plats, et ils dégagent des odeurs plus appétissantes, puisqu’ils sont exécutés en chocolat. L’autoportrait s’identifie à l’île par la forme, mais s’y oppose par son odeur.
Une édition plus tardive illustre de façon plus claire encore le rapport de Dieter Roth à l’insularité: la sérigraphie Calm Life (1972) montre, par la fenêtre, un bateau en partance. À l’avant-plan, un chien se tient, on ne sait comment, entre deux guéridons. Le chien est un animal que l’artiste associe aussi à l’autoportrait. [6] C’est donc lui même qui se représente ainsi entre deux îles. Les deux grands bouquets que supportent chacun des guéridons cachent un grouillement de vies indifférenciées.
Ces îles métaphoriques, entre lesquelles, après son divorce, Dieter Roth ne cessera de naviguer, sont des ateliers dispersés en Europe du Nord. Il conserve un pied-à-terre en Islande, à Mosfellssveit, qu’il appelle “Bali”, mais aussi des ateliers de Bâle et à Stuttgart. Au début des années 70, un de ses fervents collectionneurs, le juriste Philipp Buse, lui propose d’installer un atelier dans une de ses maisons d’un quartier chic de Hambourg. Roth y installe le Schimmelmuseum, ou “musée des moules”, dans lequel il travaille jusqu’à sa mort en 1998 à des empilements d’autoportraits en sucre et en chocolat. On peut lire dans ces œuvres monumentales, qui revitalisent le thème de l’autoportrait d’une manière moins allusive que les disques en chocolat, une sorte de désespoir existentiel assez typique de Dieter Roth: il déploie toute son énergie à supporter son propre poids, et de temps en temps la construction s’effondre.
Avec le projet à long terme de Philipp Buse, de constituer une collection qui puisse servir de base à une Fondation Dieter Roth, l’artiste commence à s’inscrire plus consciemment dans une tension entre le local et le global. La collection de la future fondation sera globale, puisque Buse s’engage à acquérir toutes les œuvres que Dieter Roth lui signalera comme indispensables. Mais sa résonance ne cherche pas à être autre que confidentielle, dans la mesure où elle reste confinée à un espace domestique. Dieter Roth a toujours été méfiant vis-à-vis des institutions, et il envisage son propre musée comme un lieu qui ne serait ouvert qu’à des personnes figurant sur une liste qu’il dresserait lui-même, à condition que ces personnes pensent à le demander. L’île de Dieter Roth a ici la taille d’une maison sur l’Abteistrasse à Hambourg, et elle n’a pas pour vocation de recevoir des visiteurs.
L’atelier de Bâle abrite une série de peintures que Dieter réalise en collaboration avec son fils Björn. Le processus en est ainsi décrit: “Nous laissons sur le sol de nombreux morceaux de papier différents. N’importe lequel de nous deux qui est là, sans l’autre pour le déranger, peint ou dessine (travaille) sur ces feuilles. (…) Lorsque l’autre n’est pas dans le secteur, son comparse joue avec les images”. [7] Encore une fois, il ne s’agit pas de croiser qui que ce soit, pas même son propre fils.
L’atelier de Stuttgart est un autre pied-à-terre, mais Dieter Roth travaille aussi bien au musée: il a laissé en dépôt dans la réserve de la Staatsgalerie un assemblage appelé Bar n°0. À la demande du musée, il vient régulièrement y travailler, censément à la restauration de l’objet; mais en fait il y ajoute tellement de nouveaux éléments que l’œuvre ne passe plus la porte. Son fils Björn pense que Dieter développait là une stratégie qui lui permettait de passer plus de temps dans la ville de Stuttgart, qui lui rappelait de bons souvenirs. [8]
Il semble de plus en plus évident que ce ne sont pas des objets que fabrique Dieter Roth, mais des lieux. En 1973, dans une nouvelle tentative d’apprivoisement de sa ville d’adoption, il commence à photographier toutes les maisons de Reykjavik. L’ensemble, constitué de 34000 diapositives, sera achevé en 1993. En 1973 également, il prélève le plancher de son atelier islandais et le présente comme une œuvre d’art à part entière. Sa surface évoque aussi bien la vie quotidienne de l’artiste que son travail, ses performances, le martèlement rythmique de ses pieds que l’on entend sur les cassettes de musiques qu’il a enregistrées en grand nombre.
En 1980, à Lucerne en Suisse, Dieter et Björn Roth commencent la construction de Cellar Duo (Duo en sous-sol, 1980-1989), un studio d’enregistrement, qui se présente comme un grand diptyque d’assemblages en haut-relief. Cet ensemble permet de jouer, d’écouter une bande magnétique et d’écouter en même temps la radio. Les têtes d’enregistrement des magnétophones ont été supprimées, de manière à ce que l’on puisse superposer les couches sonores. Dispersés dans toute l’Europe, les enfants de Dieter Roth enregistrent des heures de musiques, et leur père les mixe sur le Cellar Duo, et joue avec eux par dessus. Comme souvent dans ses assemblages, Dieter Roth a recouvert la moindre des surfaces disponibles avec des collages de photos, des écritures, de la peinture en bombe. Cette sédimentation fait de ses œuvres l’équivalent d’un journal.
Au début des années 80, Dieter Roth prend l’habitude de recouvrir la surface de ses tables de travail, dans ses différents ateliers, d’un carton gris qui enregistre, dit-il, des “traces de [ses] activités domestiques”. [9] On y relève des traces de peinture, des gribouillages faits au téléphone, des photos, des dessins de ses petits-enfants, des taches de toutes sortes. Dérivés des tableaux-pièges de Spoerri, ces dessus de table n’en présentent pas le caractère évènementiel et instantané. Ils prennent au contraire des années à êtres travaillés, comme par défaut, avant d’être éventuellement exposés. Ces Table Mats ont fait l’objet d’une présentation à la galerie Hauser & Wirth à New York en octobre 2010, encadrées comme des tableaux; mais Björn Roth a aussi, à cette occasion, reconstitué les environnements de travail entiers, comme la table de travail de son père lors de la rétrospective de Marseille en 1997. L’impression à New York était troublante: l’artiste semblait s’être momentanément absenté de l’exposition, alors qu’il est mort depuis 12 ans.
L’idée de présenter un lieu de travail en tant qu’œuvre d’art permet de rattacher la démarche de Dieter Roth à celle de Joseph Beuys. Les deux hommes se sont fréquentés à Düsseldorf en 1968, et il est indéniable que la pensée de Beuys a influencé Roth. Cependant, si Beuys a déclaré que “chaque homme est un artiste”, entendant en cela que la créativité pouvait s’exercer dans n’importe quel domaine d’activité, il semble que seul Dieter Roth soit complètement parvenu à dépasser le stade la déclaration d’intention pour incarner véritablement cette pensée généreuse. Il fait de l’art quand il cuisine, quand il prépare du chocolat. Il fait de l’art quand il répond au téléphone; quand il se promène dans les rues de Reykjavik; quand il boit; quand il s’arrête de boire; quand il ne fait rien.
En contrepartie de ce talent à tout transformer en art, Dieter Roth est resté un artiste confidentiel; une relative absence de reconnaissance publique à l’égard de son œuvre lui a fait réduire son territoire artistique aux dimensions de sa table de travail. Le paradoxe de Dieter Roth reste ainsi que cet artiste-voyageur ait réalisé une œuvre si radicalement locale. [10]
À l’étendue, il a substitué la temporalité. Il ne travaille pas pour un public, ou dans le but de délivrer un message; il creuse, il approfondit, il accumule. La fondation de Hambourg conserve de lui un tableau inachevé qui porte la mention manuscrite: nature morte au bouquet, commencée. Une œuvre ne peut jamais être terminée, car l’art n’est pas une production d’objet, c’est un processus continu de travail. Roth croyait en la possibilité de continuation filiale de ce travail, comme les artistes de la Renaissance, comme Cranach; les enfants peuvent poursuivre la tâche du père, puis les petits-enfants, et ainsi de suite. En ce sens, Dieter Roth n’est pas mort; comme le suppose l’exposition des Table Mats à New York, il revient dans cinq minutes.


 


NOTAS
[1] Régnier, Philippe, entretien avec Cyprien Gaillard, Le journal des Arts n° 336, du 3 au 16 décembre 2010, Paris.
[2] Bourriaud, Nicolas, “le frère de Dieu”, entretien avec Erik Dietman, art press n° 169, mai 1992, Paris.
[3] Dans le film d’Edit Jud, Dieter Roth, Zurich: Reck Film-Schaulager, 2004.
[4] Dobke, Dirk, Walter, Bernadette, Roth Time, A Dieter Roth Retrospective, Baden: Lars Müller Publishers / New York: The Museum of Modern Art, 2003.
[5] Il s’agit du volume Scheisse. Neue Gedichte von Dieter Roth (Merde. Nouveaux poèmes de Dieter Roth), publié à Providence en 1966, après “corrections” des étudiants de Dieter Roth.
[6] À l’occasion de Tibidabo Dog Compound 24 Hours of Barking (1977-78), tentative de recensement visuel et sonore d’un chenil aux environs de Barcelone.
[7] Dieter Roth et Björn Roth, Stretch & Squeeze, 1997: MAC Marseille.
[8] Björn Roth, Stuttgart trips, dans Dieter Roth-here and there, Ostfildern-Ruit: Hatje Cantz, 2003.
[9] Dobke, Dirk, Walter, Bernadette, Roth Time, A Dieter Roth Retrospective, Baden: Lars Müller Publishers / New York: The Museum of Modern Art, 2003.
[10] Ce qui n’a pas exclu des pièces monumentales, résultant d’années de sédimentation, comme Gartenskulptur, commencée en 1970, qui fait encore de nos jours l’objet de modifications décidées par Oddur Roth, petit-fils de l’artiste.

Philippe Baryga (France, 1967). Professeur d’Arts et Sciences de l’Art à l’Université d’Artois (France). Auteur de Un mobile home dans le désert (1998), recueil de ses contributions (1991-1993) à la revue d’art contemporaine Sans TitreContacte: philippe.baryga@wanadoo.frCette page est illustrée avec des œuvres de l'artiste Dieter Roth (Canada).



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