sábado, 14 de julho de 2018

LILIAN PESTRE DE ALMEIDA | Le détournement du sens dans des vanités contemporaines



Comme point de départ pour une réflexion sur les “vanités” contemporaines, nous proposons deux exemples: l’un d’un peintre femme, Paula Rego, articulant un genre pictural à un court récit fictionnel sur un grand collectionneur d’art, Calouste Gulbenkian; l’autre tiré d’un film américain à grand succès, où l’image finale n’a cependant pas été reconnue comme une “Vanitas” par la critique cinématographique. Or sans cette reconnaissance, l’un des axes de signification du récit filmique s’estompe.
De l’allusion au déploiement d’une machine rhétorique, la Vanité en tant que genre classique se perpétue de nos jours, sous la forme d’une référence discrète ou bien revendiquée comme telle. Elle est cependant toujours détournée de son sens canonique. Allusive ou redondante, la “vanité” contemporaine mérite que l’on explore ses stratégies, sens et contresens.

TROIS POMMES SUR LE REBORD D’UNE FENETRE | Il serait aisée de trouver des “vanités” chez Buñuel ou chez les réalisateurs expressionnistes allemands. Mais considérons une allusion discrète dans un film de cape et épée, médiéval, destiné à un large public.
Le cinéaste américain, Richard Lester réalise en 1976 un film d’aventures, avec une distribution étincelante, sur un couple d’amants vieillis, Robin and Marian. De retour de la croisade, Robin Hood (Sean Connery), accompagné de son fidèle ami Little John (Nicol Williamson), rentre en Angleterre après la mort du roi Richard Cœur de Lion (Richard Harris), présenté par ailleurs comme un sadique fou. Les héros, ayant perdu toutes leurs illusions, sont fatigués. La croisade a été une boucherie sans fin. Ils rentrent chez eux et retrouvent, dans la forêt magique de Nottingham, de vieux compagnons, dont le père Tuck (Ronnie Barker). Robin s’enquiert alors de Marian (Audrey Hepburn, après une absence de neuf ans des écrans): elle est maintenant la supérieure d’un couvent de femmes et semble avoir oublié sa vie passée. Robin et Marian se retrouvent. Après quelques hésitations, Marian défroque et recompose le couple mythique d’amants de leur jeunesse.
Le film mêle deux trames narratives, le récit d’aventures dans une nouvelle version de Robin Hood et ses compagnons dans la forêt, en lutte contre la tyrannie et le récit d’un amour courtois qui reprend, en filigrane, l’histoire de Tristan et Yseult. Autrement dit: l’amour passion qui vit d’obstacles et s’exalte dans la mort.
Robin vainc le Shérif (Robert Shaw) dans un combat singulier et conquiert la liberté pour tous les habitants de la forêt. Le héros, gravement blessé, est soigné par Marion qui a revêtu son habit de nonne. Couché dans une cellule du couvent, il veut croire encore qu’ils pourront tous les deux reprendre leur vie dans la forêt. Marian, elle, sait que l’éclat d’une telle journée ne sera plus possible et que l’avenir ne peut être que déchéance. Elle boit et donne à boire à son amant non pas un filtre, mais un poison. Elle avoue à Robin ce qu’elle vient de faire et il acquiesce. Robin, dans un dernier effort, tire une flèche à travers la fenêtre vers le soleil: là où elle tombera, Robin et Marian seront ensevelis ensemble par les soins de Little John. Sur le rebord nu de la fenêtre, trois pommes pourrissent. C’est la dernière image du film.
Ce dernier plan nous invite à revenir en arrière vers la première scène du film: sur le rebord d’une fenêtre, ouverte sur le ciel, trois pommes vertes étaient disposées. Là est la référence discrète à une vanitas. L’articulation entre la première et la dernière scène du film est évidente: elle constitue un discours sous-jacent sur la fugacité de la vie et le vieillissement inéluctable des choses et des êtres. La moralité de la “vanitas” y est, bien entendu, détournée. Il ne s’agit pas de penser à tout ce qui est transitoire et de se préparer à la mort. D’ailleurs, Marian le dit explicitement à Robin: “je t’aime plus que Dieu”. La rencontre des amants au sommet de leurs retrouvailles, comme un moment unique où ils semblent reconquérir la joie et l’énergie de vivre d’antan, n’a pas d’avenir. Ils meurent ensemble et sont liés à jamais dans la Mort. Le spectateur a devant ses yeux une vanité qui est en réalité une anti-vanité. Seule l’enveloppe concrète perdure: le pourrissement des fruits, mais avec l’inversion du sens.

UN TRIPTYQUE APPELE VANITAS | En septembre 2009, a été inauguré à Cascais, près de Lisbonne, un musée dédié à l’œuvre de Paula Rego. Il a pour nom “Casa das histórias”, la Maison des contes. Car Paula Rego peint des récits depuis longtemps. Ce peintre femme construit depuis les années 50, dès son arrivée à Londres, une œuvre de plus en plus importante. Elle s’enracine dans les images de l’inconscient, met en scène les jeux et les terreurs enfantines, illustre l’oralité traditionnelle (celle des chansons et des comptines portugaises ou anglaises), reprend et métamorphose des thèmes picturaux classiques (“Le Songe de Joseph” ou la “Vie de la Vierge”), dialogue avec des récits religieux (les Évangiles) ou littéraires de son pays ou d’ailleurs (Eça de Queiroz, Jane Eyre, Alice, La Celestina, etc.). Elle commente aussi des événements de son pays natal (le referendum sur l’avortement) et exprime surtout sa révolte contre l’oppression vécue par les femmes.
 Ce second exemple d’une vanité contemporaine peut paraître, d’une certaine manière, tout à fait redondant, bien que, lui aussi, soit passablement ambigu. Le triptyque de Paula Rego expose des objets typiques du genre (faux, horloge, crâne, instrument de musique etc.) et il s’appelle Vanitas[1]: il a été peint, d’après l’artiste, à partir d’un conte d’Almeida Faria, écrivain portugais. Le récit en question et la reproduction des toiles furent publiés en un volume sous le titre Duas vanitas (2007), avec une introduction d’Eduardo Lourenço[2], par la Fondation Calouste Gulbenkian, de Lisbonne.
Le système de représentation est déployé dans sa totalité: un texte de fiction sur un collectionneur et mécène d’art que reprend un peintre pour créer un triptyque au nom classique, en latin qui plus est. Ajoutons à cela un essai signé par un critique portugais fort connu, commentant texte et images.
En principe, il n’y aurait rien à ajouter. Et pourtant… En réalité, le rapport entre image (à savoir le triptyque) et texte (à savoir la nouvelle) est loin d’être simple. Rien, absolument rien, dans la toile de Paula Rego ne renvoie au conte, sauf le fait qu’en offrant son triptyque à la Fondation Calouste Gulbenkian, elle comble une absence dans ses collections. Regardons ces deux vanités de plus près, le texte tout d’abord, la peinture ensuite.

LE CONTE-SOURCE D’ALMEIDA FARIA | Voici l’intrigue du conte: un visiteur de passage à Paris, peintre lui-même, séjourne dans l’annexe de l’ancien hôtel particulier de Calouste Gulbenkian. Il couche donc un soir au 51, avenue d’Iéna et il y fait un rêve. Le récit est ce rêve étrange où le dormeur rêve qu’il se réveille et rencontre un homme qui lui parle de sa collection de peintures et de son amour de l’art.
Le narrateur, dans le songe, se lève et la curiosité le pousse vers l’étage. Un monsieur aux yeux levantins l’y accueille: Calouste Gulbenkian lui-même. Celui-ci s’adresse au narrateur dans un français d’étranger presque sans accent et lui parle de sa collection. Il commente la toile “La lecture” de Fantin de Latour, énumère les dépôts qu’il a faits de ses toiles dans différents musées, décrit ses maisons en Normandie et à Paris, parle de Jan Wenix, de Fantin de Latour, de Whistler et surtout de sa frustration de ne pas avoir l’une de ces mystérieuses natures mortes qu’on appelle vanitas, qui traduisent en images le “memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris” (souviens-toi, homme, parce tu es poussière et que tu retourneras à la poussière). Autrement dit: ces toiles, où une fleur fanée, un fruit qui se gâte, un vers sortant d’un corps, la mouche qui se pose sur un visage ou l’escargot qui laisse sa trace annoncent la fin de toute chose. Il y parle encore de ses relations avec Saint-John Perse[3] et commente la poésie du “chantre du cosmos”. À ce moment du récit, nous sommes devant une ekphrasis, non pas d’une toile mais d’un autre texte. Ce détail qui paraît échapper à notre sujet, n’est pas inutile.
Barbara Cassin explique ainsi l’ekphrasis:

L’ekphrasis (sur phrazô, faire comprendre, expliquer, et ek , jusqu'au bout) est une mise en phrases qui épuise son objet, et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu'on donne des oeuvres d'art.
La première, et sans doute la plus célèbre, ekphrasis connue est celle qu'Homère donne, à la fin du chant XVIII de l'Iliade, du bouclier d'Achille forgé par Héphaïstos. L'arme a été fabriquée à la demande de Thétis, non pour permettre à son fils de résister à la mort, mais pour que “tous soient émerveillés” (466 sq.) quand le destin l'atteindra. C'est une œuvre cosmopolitique, où sont représentés, non seulement Terre, Ciel, Mer, bordés par le fleuve Océan, mais deux cités dans le détail de leur vie, l'une en paix et l'autre en guerre. Le poète aveugle produit la première synthèse du monde des mortels, prouvant ainsi pour la première fois que la poésie est plus philosophique que l'histoire.
Non seulement cette ekphrasis première est la description d'un objet fictif, mais elle est suivie dans le temps d'une seconde ekphrasis, dont le modèle est cette fois, comme pour un remake, la première ekphrasis elle-même: il s'agit du bouclier d'Héraclès, attribué à Hésiode. Ce palimpseste ne se conforme donc pas à un phénomène, un bouclier réel, ni, en deçà, à la nature même et aux cités, mais seulement à un logos. [….][4]

Calouste Gulbenkian parle encore de son attitude à l’égard de sa collection: “On ne montre pas les beautés de nos harems”, mais il croit que les toiles ont droit au bonheur. Il achève son monologue avec cette phrase superbe: “collectionner c’est être un sultan de choses”.
Or ce conte a un noyau secret, auquel Eduardo Lourenço ne fait aucune allusion. Nous comprenons que Gulbenkian avait déjà rencontré son visiteur, car il l’avait aperçu qui lisait un livre sur van de Beeck dans un café de Paris. Nous savons déjà que le narrateur est, lui aussi, peintre, oublieux du destin de ses toiles. Avant de s’endormir, il lisait la biographie d’un peintre peu connu, Torrentius, et à la fin de son récit il y revient. Le détail est important. Torrentius est le nom latin que s’est choisi un mystérieux peintre hollandais du XVIIe siècle, auteur d’une Vanitas emblématique, que le récit décrit à peine et que le volume organisé par la Fondation Gulbenkian ne cite guère. Elle a un autre nom possible, “La Tempérance”.
Arrêtons-nous, un instant, sur ce noyau obscur du récit qui paraît une digression, et dont on parle à peine. Les notes du Rijskmuseum d’Amsterdam à propos de Torrentius sont intéressantes; nous les reproduisons ci-après, car elles nous fournissent un fil d’Ariane dans ce dédale de références, qui mettent les toiles en abyme:

Jan Simonsz. van der Beeck adopted the name Torrentius from the Latin 'torrens', a translation of the Dutch word 'beek' or stream. He acquired a notorious reputation for his many pornographic depictions. After being found guilty of obscene behaviour and blasphemy, his works were burned. One of his pornographic prints, however, seems to have escaped the bonfire: a picture of a couple making love, entitled 'Torrentius fecit': Torrentius made (this print).
Torrentius was arrested for blasphemy and sent to prison in 1627. Through the intervention of, among others, Charles I of England, he was released after two years of hard labour. Charles installed him as his court painter. His emblematic still life, in praise of temperance was painted at the English court; the royal coat of arms is branded on the back of the panel. Constantijn Huygens was enthusiastic about Torrentius's still lifes, but thought little of his paintings of people and other living creatures. Many were outraged by his depictions of women as prostitutes and Torrentius remained controversial until his death in 1644.[5]

Ce noyau obscur du conte pointe vers un non-dit. Implicitement, le récit d’Almeida Faria met en scène trois hommes: un grand mécène, d’origine arménienne, collectionneur de toiles et protecteur de poètes, qui a adopté le Portugal comme sa nouvelle patrie: un peintre méconnu du XVIIe siècle hollandais poursuivi par le puritanisme protestant et le narrateur, peintre dans la fiction, ayant des doutes sur son art. Le premier, amoureux fou de ses toiles, décide de les exposer et de ne plus les garder uniquement en tant que sultan jaloux, car il veut qu’elles soient heureuses. Le deuxième, le plus caché dans l’ombre du rêve, peint l’interdit et sa toile la plus connue aujourd’hui est l’exaltation de la Tempérance, symbolisée par une bride de cheval. Le troisième enfin, le rêveur narrateur, ne s’intéresse pas à ce qu’il produit et écrit son rêve.        
À la fin de son conte, Almeida Faria revient à Torrentius; nous traduisons son texte en français:

Il y a des descriptions de quelques-uns de ses tableaux, bien que, malgré le nombre des substantifs et des adjectifs et tout l’arsenal des dictionnaires, les mots ne nous rendent jamais ce que dans un instant la pensée reçoit d’une image. Ce Torrentius aurait été rose-croix, parjure et débauché, un Saint Jean-Baptiste du Marquis de Sade, accusé et poursuivi, emprisonné, torturé et détruit par le puritanisme calviniste. Nature morte avec une bride, son seul tableau connu ou qui a survécu, probable allégorie de la Tempérance, de l’aurea mediocritas et du contrôle des instincts – tout ce qui lui a manqué dans sa vie – est à Amsterdam au Rijksmuseum. Y a-t-il un lien occulte entre la vie tourmentée de Torrentius et les événements qui m’ont amené à la présence de l’ancien propriétaire de cette maison ? Quelqu’un, en plus de moi, l’a-t-il vu au troisième étage ? […]
Les astres auront-ils envoyé le reconstructeur de cette maison rien que pour me faire méditer sur la vanitas inhérente à tout art ? Si au moins la série de mes dessins pourrait s’équilibrer entre la juste mesure des maîtres – la bride de van der Beeck – et la liberté sans limites, la pensée sans bâillon, la bride abattue, la démesure ! Mais je ne suis pas sûr de tout cela et je désespère même de mon titre…

De ce passage, nous comprenons que tout art est vanitas pour le narrateur, les dessins remplaçant ici le récit ou la poésie. Les dessins (première étape pour peindre une toile) représente l’ébauche d’un récit. Nous sommes devant la problématique du rapport du créateur à son œuvre (collection, peinture ou conte) et Torrentius, celui qui a enfreint l’interdit, nous apprend qu’il faut savoir peser et négocier entre la liberté sans limites et la mesure. Tenir la bride haute ou lâcher la bride ? Peindre ou écrire en se contenant, la bride haute, ou créer comme un cavalier court, bride abattue ?
La bride placée en haut de la nature morte de Torrentius signifie qu’il faut savoir se contenir comme on contient un cheval, mélanger les deux liquides contenus dans les deux jarres (quels liquides en fait ?[6]), pour atteindre l’harmonie et la mesure de la musique en clé de sol: le texte du chant religieux contient la phrase en hollandais “Wat buten maat bestaat, int onmaats q[w]aat vergaat”. C’est un vieux dicton hollandais: “attention à ce que tu dépenses pour ne pas dépenser plus que ce tu as[7]”.
Mais il se peut encore qu’il y ait, dans la toile de Torrentius, un autre jeu de mots caché: la bride a encore un autre nom, le mors avec les rênes. Or mors[8] (du latin morsus, la morsure) est la pièce métallique fixée à la bride et passée dans la bouche du cheval sur les barres, qui permet de le conduire[9]. Le mot morsus est proche du latin mors, mortis, la Mort. Les dents de l’ogre, Saturne/Cronos ou Chronos, sont là pour dévorer les créatures humaines. Pour un peintre qui a traduit son nom hollandais (Beeck) en latin (Torrentius), c’est une manière de dire indirectement que ce mors annonce la mort, ou bien qu’il protège de la Mort (celle de la condamnation éternelle) dans un schéma de double inversion, bien connu et longuement décrit par les anthropologues[10]. Revenons aux questions précédentes: faut-il créer en pensant, ou non, à la Mort ?
Eduardo Lourenço définit le conte d’Almeida Faria comme une anti vanitas. Ne peut-on y voir plutôt une ante vanitas. Autrement dit: un texte en deçà et au-delà d’une vanitas, ou, mieux encore, un modèle à substitutions (texte pour peinture), créé à partir de jeux de mots dans une langue étrangère (le latin), tout en empruntant la voie/voix de la musique et de la parole anonyme de l’oralité traditionnelle (le proverbe mis en musique).

LA VANITAS DE PAULA REGO | Regardons maintenant ce que l’artiste fait de ce récit, supposé être la source première de son triptyque intitulé Vanitas.
Paula Rego parle volontiers de son travail et de ses toiles. Nous connaissons bon nombre de ses interviews. On éprouve parfois un sentiment de malaise devant ces textes. Lorsqu’il s’agit de technique, le commentaire de Paula Rego est d’une précision étourdissante. Lorsqu’il s’agit du sens de ce qu’elle peint, ses commentaires paraissent, souvent, surprenants, inattendus. Ainsi, lorsque ses dessins ou ses toiles prennent leur point de départ dans un récit fort connu, comme Jane Eyre ou O crime do Padre Amaro de Eça de Queiroz, le lecteur est surpris de constater ce qu’elle retire de ces récits bien connus. Il lui arrive même de créer de nouveaux personnages pour “corriger” le texte qui l’inspire. Paula Rego ne fait presque jamais une illustration d’un récit, mais une sorte de discours parallèle le plus souvent sur la condition féminine avec les personnages du récit-source.
L’interview très récente, publiée juste avant l’inauguration de la “Casa das Histórias”, est révélatrice: lorsqu’il s’agit d’œuvres littéraires, il vaut mieux, affirme-t-elle, “entrar lá dentro e mudar as coisas um bocadinho”. Littéralement: “il vaut mieux y entrer et changer un peu les choses”. C’est ce qu’elle fait avec O Padre Amaro:Pus lá o anjo vingador para vingar a Amélia, que bem precisa de ser vingada”. Littéralement: “j’y ai mis l’ange vengeur pour venger Amélia, car elle a besoin d’être vengée”[11]. Sa lecture est donc fortement individuelle et passionnelle. Parallèlement, dans une série religieuse sur Marie de Nazareth, à la scène canonique du Christ dans le Jardin des Oliviers, elle en substitue une autre intitulée l’Agonie de la Vierge[12]. Son attitude, dans ce cas, correspond à celle des Évangiles non canoniques ou de la Légende dorée.
En découvrant le triptyque Vanitas, la première réaction consiste à penser que Paula Rego emprunte des personnages à la fête mexicaine des morts. Cette première réaction s’avère fausse, car ce qui semblait une poupée de la fête mexicaine des Morts est en fait une poupée paysanne portugaise, appelée Marafona. Le mot existe dans le portugais parlé au Brésil, au sens de “femme de mauvaise vie”. Consultant des ouvrages d’anthropologie, il faut comprendre que le sens courant au Brésil correspond à une édulcoration/simplification d’une poupée traditionnelle liée à des rites de fertilité. Il convient de faire un petit détour par l’analyse des anthropologues.
La marafona ou matrafona, typique de l’Alentejo, est une poupée artisanale, sans yeux, sans bouche, sans nez ni oreilles, aux couleurs voyantes. Elle est construite à partir d’une croix revêtue de toile rembourrée. Le mot est d’origine arabe et veut dire “femme trompeuse”, parfois aussi “prostituée ou femme de mauvaise vie”. Les marafonas font partie de la fête traditionnelle des croix, célébrée le 3 mai ou le dimanche suivant cette date. Pendant la fête, les filles à marier dansent avec ces poupées. Après la fête, les marafonas sont placées au-dessous des lits pour éviter la foudre et le mauvais œil. Le jour du mariage, elles sont encore mises sous le lit de l’épouse pour apporter la fertilité au nouveau couple, mais comme elles n’ont ni yeux, ni oreilles ni bouche, elles ne voient, n’entendent, ne racontent rien de ce qui se passe au-dessus.
La marafona prend, chez Paula Rego, un sens tout à fait particulier. L’artiste décrit successivement, dans son interview, les trois toiles[13], les lisant du point de vue chronologique: celle de droite, celle de gauche et celle du centre:

Sempre tive vontade de fazer uma Vanitas, […]
Sobretudo no quadro da direita, o primeiro que fiz: a caveira (que é a morte), a música (viola) e o tempo (relógio), tinha tudo no atelier. Pus também a cobra, a tentação, mas é mais superficial. Comprei a foice e disse "Lila, agora vais fingir que és a morte". Ela finge, finge, mas a morte está ao pé dela e depois leva tudo. É menos evidente o grupinho no meio: a morte, o macaco da mulher do Rochester da Jane Eyre, e uma boneca portuguesa, a marafona. A minha prima mandou-ma e achei extraordinária a figura de uma mulher, uma camponesa, feita numa cruz. Mostra bem o sofrimento, todo ali atadinho e contido. Nem cara tem! É a mulher que trabalha muito, que tem muitos filhos ou abortos, que sofre. A Lila estava tão furiosa que até me assustava! Mudei-lhe a cara mas, no entanto, está a segurar a foice para ver se dá cabo daquilo tudo.
Os troféus da Morte, que ela quer que não existam. Pelo menos, que não estejam ali a incomodá-la tanto. Compra-se o tafetá e põe-se a mesa. Em cima, põem-se várias coisas. Ali [no quadro da esquerda], a Lila sucumbiu ao álcool, o menino também está alcoolizado (é o menino prostituto do Estoril que usei noutro quadro), e a figura da morte como flores. A Lila está muito caída, a dormir. Triste.
O primeiro [quadro, o da direita], é a força e intenção absoluta. O segundo [o da esquerda], é triste. Depois [no centro], ela tapa tudo, põe tudo atrás da cortina e, assim, consegue viver. Mas sabe que lá atrás existe a morte, os macacos, a doença, o álcool. A vida é mais importante do que a morte, apesar de a morte acabar com tudo. Bem... não acaba com tudo, porque cá ficam para sempre os tesouros de Calouste Gulbenkian e isso é mais forte do que a morte. [14]

La lecture que fait Paula Rego de son triptyque, est assez étrange mais révélatrice. En premier lieu, sa lecture n’est ni intellectuelle ni esthétique. Ensuite, le tableau de droite est le premier. Elle ajoute à la mort (la faux), le singe de la femme de Mr. Rochester de Jane Eyre et la poupée portugaise, qu’elle interprète comme le symbole même de la servitude et de la douleur féminines. Son modèle féminin – toujours le même, Lila – est furieuse et avec sa faux, voudrait tout éliminer. Enfin, le tableau de gauche montre Lila sous l’effet de l’alcool (le modèle se confond avec le personnage), l’enfant est un garçon prostitué de l’Estoril et la Mort apparaît avec des fleurs. Lila est triste et oublie la mort grâce à l’alcool. Au centre, la femme revient, car elle a jeté derrière le rideau tout ce qui la tourmentait (la mort, les singes, la maladie, l’alcool. Sans qu’il y ait un lien logique avec ce qui précède, Paula Rego fait le saut et finit par affirmer que l’art est plus fort que la Mort.
La qualité picturale du triptyque n’a rien à voir ni avec la lecture fortement idéologique que l’artiste en fait, ni avec le conte d’Almeida Faria, ni même avec la figure de Calouste Gulbenkian en tant que collectionneur. Dans les emblèmes de Ripa, on figurait souvent la Peinture sous les traits d’une femme un bâillon sur la bouche et les masques de la Tragédie et de la Comédie pendus à son cou. Cela voulait dire que la Peinture peint les passions sans avoir besoin de mots. Cela signifie sans doute aussi que rares sont les peintres capables de parler de la signification de leur œuvre.


EN GUISE DE CONCLUSION OUVERTE | Une vanité qui se voit à peine dans un film à grand public, une vanité archi-redondante mais dont le sens paraît très problématique: c’était notre corpus.
Dans le premier exemple, les trois pommes sont un message chiffré, selon l’expression de Stendhal, “to the happy few”, ceux qui savent lire. L’amour de Robin et de Marian contredit le message “canonique” de la “Vanitas vanitatum”, tourné vers un au-delà religieux ou divin. Le message est détourné vers un au-delà de l’amour passion qui, au fond, met une créature humaine à la place du Créateur. Subversion donc et renversement de sens, car les vanités classiques créent souvent une tension chez le spectateur qui doit choisir le Monde ou la Rédemption. Dans le récit filmique de Richard Lester, la nonne, qui a défroqué et ne s’en repend guère, choisit l’amour, l’absolu de l’Amour. Contre l’éphémère, elle parie pour l’éternité de l’union dans la Mort. Le cryptage du sens est dans l’articulation des trois pommes vertes du début, pourries à la fin, sur le rebord d’une fenêtre. La citation, fort discrète, renvoie de toute évidence au pictural avec détournement du sens.
Dans le triptyque de Paula Rego, la redondance s’impose avec les objets traditionnels des vanités classiques (horloge, crâne, faux, instrument de musique etc.). Mais cette vanité ne débouche pas non plus sur un appel au divin, plutôt sur l’apparition d’un femme “inquiétante”. Une sorte d’Érinye forte, sans pitié, les bras croisés, capable sinon de châtier, du moins de jeter derrière le rideau tout ce qui la gênerait. Et elle nous regarde, nous, les spectateurs.
Enfin, le rapport entre texte-source et sa transposition picturale est nettement problématique. Le conte d’Almeida Faria est un récit à trappes et à substitutions multiples, avec un centre obscur qui est tour à tour une Vanitas et une ekphrasis exaltant la Tempérance que l’homme doit pratiquer pour ne pas dépenser ce qu’il n’a pas (cf. le dicton populaire hollandais) et, en même temps, suggérant la tentation secrète de la démesure. Mais la démesure entraîne, - on ne le sait que trop -, le châtiment des dieux… Le mors est une autre forme, allusive, pour évoquer la Mort.
Lorsque Paula Rego affirme dans son interview qu’elle s’est fondée, pour peindre son triptyque, sur la nouvelle d’Almeida Faria, elle surprend le lecteur et le spectateur: en fait elle revient, dans ses trois toiles, à ses obsessions personnelles et propose un récit tout à fait autre, où une Femme toute-puissante occupe la place de la Mort et la défie au nom de la vie et de l’art.


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Agulha Revista de Cultura
Número 115 | Julho de 2018
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[1]Le grand ensemble de 2007 n’est pas sa première Vanité, mais c’est  le premier avec ce nom précis. 
[2] Vanitas. 51, avenue d’Iéna,. Conto de Almeida Faria – Tríptico de Paula Rego. Introdução de Eduardo Lourenço. Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian, 2007.
[3] Almeida Faria, pour écrire son conte, s’est fondé en partie sur la correspondance échangée entre Gulbenkian et Perse. Il est intéressant de voir comment la poésie de Perse est perçue par deux “portugais” européens. La lecture qu’en font les Antillais est autre, car l’horizon d’attente et la réception créent des perspectives différentes. Là-dessus, il faudrait consulter les textes théoriques d’Edouard Glissant ainsi que le très beau poème-tombeau de Césaire sur Perse, dans le volume moi, laminaire… (Seuil, 1982).
[4] “L’ekphrasis: du mot au mot”, in Vocabulaire européen des philosophes: dictionnaire des intraduisibles. Paris, Seuil, Dictionnaires le Robert, 2004.
api.rijksmuseum.nl/aria/aria_artists/00017149?lang.
[6] Les deux jarres opaques créent un autre mystère. Dans la représentation traditionnelle de la vertu de la Tempérance, une femme mélange l’eau au vin (cf. Iconographie de l’art chrétien, de Louis Réau).  La Tempérance est la vertu qui modère les appétits et les passions. C’est également la sobriété dans l’usage des aliments et de la boisson ; économie, parcimonie. C’est grâce au geste de mélanger l’eau au vin que s’exprime concrètement toute une gamme de connotations matérielles et morales. Le spectateur ne sait pas ce que contiennent les deux jarres et le verre de cristal, dans la toile de Torrentius qui fonctionne comme un miroir.
[7] On y retrouve le même attrait des dictons populaires qui apparaissent dans la peinture d’un Bosch. Pour la traduction du dicton hollandais, je remercie Pedro Cardoso Ramos.
[8] Cf. TERVARENT, Guy de. Attributs et symboles dans l’art profane. Genève, Droz, 1997, p. 327:  “Attribut de la Tempérance . Sources: On le rencontre dans des miniatures de MSS., dès le XIIe siècle (J. Philippe, L’évangéliaire de Notger et la chronique de l’art mosan, Bruxelles, 1956, p. 29) et jusqu’au XVe siècle (Mâle, I, p. 334 et fig. 155). On le retrouve chez Valeriano, XLVIII, s.v. “fraeno, Temperantia” et chez Ripa s.v. “Temperanza”.
[9] Cf. l’expression familière, prendre le mors aux dents: en parlant du cheval, s’emporter ; se mettre subitement en colère.
[10] L’origine même de cette iconographie est dans un livre d’emblèmes hollandais du XVIIe siècle, le Sinnepoppen van Roemer Visscher, publié à Amsterdam en 1614. Voir la première page et l’emblème de la page 62.
[11] Le texte de Eça de Queiros est un grand classique de la littérature portugaise. Il raconte l’histoire d’un jeune prêtre qui séduit, aime et abandonne la jeune Amélia, qui meurt à la fin du récit alors que son amant l’a lâchement reniée. La diégèse rappelle fortement La faute de l’abbé Mouret d’Émile Zola.
[12] Voir la série créée pour la chapelle du Palais de Belém sur Marie de Nazareth. Dans le musée de Cascais, trois toiles de la même série, qui font partie de la collection personnelle de Paula Rego, s’intitulent: la Visitation, l’Agonie dans le jardin, La Dormition. Celle-ci révèle l’influence, fort nette, du Caravage.
[13] Interview à Paula Lobo, Diário de Notícias, Lisboa, 12 janvier 2007.
[14] Nous ajoutons notre traduction du texte de l’interview:
J’ai toujours eu l’envie de faire une Vanitas  […]
Dans le tableau de droite, le premier peint: un crâne (qui est la mort), la musique (la viole) et le temps (l’horloge), j’avais tous ces objets dans l’atelier. J’ai mis également le serpent, la tentation, mais c’est plus superficiel. J’ai acheté la faux et j’ai dit à Lila [son modèle]: “tu feindras la mort”. Elle feint, feint encore, mais la mort est à côté et emporte tout. Le petit groupe au milieu est moins évident: la mort, le singe de la femme de Rochester de Jane Eyre, et une poupée portugaise, la “marafona”. Une cousine me l’a envoyée et j’ai trouvé extraordinaire cette figure de femme, une paysanne, faite à partir d’une croix. Ça montre bien la souffrance, tout y est. Elle n’a même pas de visage ! C’est la femme qui travaille sans cesse, qui fait beaucoup d’enfants ou d’avortements, qui souffre. Lila était tellement furieuse qu’elle faisait peur ! J’ai changé son visage mais elle tient la faux désirant tout détruire.
Les trophées de la mort, elle voudrait qu’ils n’existent pas. Du moins, qu’ils ne soient pas là, à la gêner. on achète le taffetas et on met la table. Au-dessus, on dispose plusieurs objets. Là [dans la toile de gauche], Lila a succombé á l’alcool, le garçon est lui aussi alcoolisé (c’est un garçon prostitué de l’Estoril que j’ai représenté dans une autre toile), et la figure de la mort avec des fleurs. Lila renversée s’endort. Triste.
La première toile [celle de droite] c’est la force et l’intention absolues. La seconde [celle de gauche] c’est la tristesse. Ensuite, [dans la toile du centre], Lila cache tout, rejette tout derrière le rideau et, ainsi, peut vivre. Mais elle sait que derrière le rideau il y a la mort, les singes, la maladie, l’alcool. Oui…elle n’achève pas tout, car il nous reste les trésors de Calouste Gulbenkian et cela est plus fort que la mort.

Um comentário:

  1. A leitura finíssima que faz Lilian Pestre do tríptico de Paula Rego - Vanitas - e do filme de Lester - Robin and Marion - dá conta de um background cultural que há mais de 40 anos me fez ficar atenta ao que ela era capaz de dizer sobre a arte. No princípio encantou-me a mim, jovem universitária dos tristes anos 70, no Rio de Janeiro, a sua capacidade de ir e vir na cultura francesa, revelada em aulas absolutamente inesquecíveis em que eu ouvia falar pela primeira vez dos Cátaros e de Albi para entender o amor-paixão, e, na mesma medida, da relação entre Racine e os Jansenistas para entender Phèdre,. E mais ainda, porque, de repente, por entre alusões e citações, lá íamos nós de novo aos Cátaros, como antevisão agora de uma exigência jansenista, que trazia Pascal ao centro da ação para revisitar o terrível equilíbrio do dogma cristão que punha o homem frente à perplexidade de se saber livre e ao mesmo tempo escravo da graça. Aos 20 anos cada aula era para mim uma surpresa sempre renovada.
    E agora, quando o tempo já nos pôs lado a lado, surpreendo-me ainda com a acuidade da sua leitura para ler o tríptico de Paula Rego e a narrativa fílmica de Richard Lester como dois exemplos de uma "vanitas" moderna. Nos dois casos - o tríptico e o filme - como ela bem o demonstra, os personagens já não sucumbem por se saberem efêmeros diante da eternidade do divino (ah os poetas barrocos portugueses!!!). No filme de capa e espada de Lester os personagens escolhem a morte por razões absolutamente humanas, conscientes de estarem diante de um outro trágico que não se mede mais "a lo divino" e se funda tão somente na incapacidade de revestir o presente com a aura mágica do passado. Como dizia Jorge de Sena: "nunca sai certo o momento a que se volta". A morte advém, então, de uma escolha e não de uma fatalidade, morte como ato, como o modo possível de fazer parar o tempo para eternizar o amor na terra, lá mesmo onde foi parar a flecha de Robin. Assim, ao referir as maçãs verdes da cena inicial do filme e as maçãs apodrecidas da cena final, Lilian Pestre está a sugerir que essa nova vanitas vem inscrita na história e os amantes preferem morrer para não ver testada a sua incapacidade de reverter essa inexorabilidade temporal. Ora, se o gesto da personagem do tríptico de Paula Rego é certamente mais brutalmente desafiador da morte e resulta na cena central de enfrentamento e de não abdicação da vida, nos dois casos Lilian Pestre evoca um gesto que confirma a marca da modernidade: o desafio ou a escolha da morte, dois modos de, afinal, passarem os personagens de pacientes a agentes no enfrentamento da sua fragilidade intrínseca. Belíssima leitura!

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