domingo, 14 de julho de 2019

S. DRUET | Gisèle Prassinos: d’Alice II à la reconquête de l’esprit d’enfance


De Gisèle Prassinos, on n’a longtemps voulu retenir que cet instantané un peu désuet où une bien jolie femme-enfant lisait ses poèmes trouvés ‘’sans chercher’’ devant un groupe surréaliste convaincu. La petite Gisèle, poète de quatorze ans, saluée par Eluard dans la préface de La sauterelle arthritique : Alice remythifiée, en somme, une ‘’Alice II’’, surveillée non plus par une gouvernante récalcitrante mais par des poètes trop soucieux de construire des mythes nouveaux pour lui accorder toute liberté de déplacement.
Aujourd’hui, Gisèle tient à prouver qu’il y a une vie, une vie réelle, imaginaire, après la sacralisation précoce. Démentant les propos de Breton, pour qui la jeune enfant ne devait plus jamais écrire après avoir produit pour le groupe ses textes ‘’automatiques’’, Prassinos devient romancière, gagne le prix Louise Labé pour son recueil de poésie La vie la voix, compose des nouvelles toute animée par l’esprit d’enfance.
Ludiques, les romans enchâssés comme Le visage effleuré de peine (réédité en 2000 aux Editions du cardinal), fuyant sur la pente glissante du questionnement de l’illusion fictionnelle ; ludiques, les feutrines colorées à jamais suspendues dans le monde de l’innocente gravité enfantine. Le maître-mot de Prassinos reste l’humour, qui abat dans un bouillonnement les cloisons rigides que les adultes se plaisent à fabriquer : le confinement familial, la froideur cadavérique et confortable des machines que les hommes mettent entre le monde et eux, la prégnance artificielle et mensongère des images cultuelles derrière laquelle se cèlent les émotions contradictoires de la vie. Nous l’avons entendue acharnée à détruire, avec la lucidité légère qui convient à l’esprit d’enfance, son propre mythe:

SD | Gisèle Prassinos, vous avez été reconnue par Breton comme la nouvelle Alice, dans le dictionnaire général du surréalisme de 1938, et encore aujourd’hui, vous êtes étroitement associée au groupe parisien. Mais comment êtes vous entrée dans le groupe surréaliste parisien ?

GP | Je ne suis jamais entrée dans le groupe. J’ai été découverte, à 14 ans. Par ennui (ma famille était pauvre, je n’allais pas en vacances), j’ai pris un jour un papier et j’ai écrit n’importe quoi, tout ce qui me passait par la tête. Comme mon frère était en relation avec Henri Parisot, lorsqu’il a découvert mes petits papiers, il les a transmis à Breton. Evidemment, cela a étonné les membres du groupe, que j’écrive ainsi, car cela leur était très difficile, à eux. Ils étaient trop cultivés, trop vieux, enfin trop mûrs, alors que je n’étais qu’une enfant, parfaitement innocente...
Comme ils n’étaient pas très sûrs que ce soit moi qui ait écrit les textes, ils m’ont fait venir chez Man Ray et m’ont demandé d’écrire un mot- ce qui m’était très facile, j’aurais fait cela toute la journée. Puis ils m’ont invitée deux ou trois fois au café de la place Blanche. Mais je ne comprenais rien à leurs discussions. Pensez, je jouais encore à la poupée à l’époque, j’étais pour ainsi dire une attardée, trop gâtée, trop aimée. Bellmer me faisait peur, parce qu’on m’avait dit qu’il aimait les petites filles, et tous m’impressionnaient.
En fait, je ne peux pas dire que j’aie été membre du groupe : je n’ai jamais adhéré à leurs thèses, je ne les connaissais même pas.

SD | Tout de même, vous avez eu des relations avec Breton, Ernst, Péret. On vous voit sur une photo de Man Ray réciter  un de vos textes devant eux, qui semblent complètement séduits...

GP | Je n’ai eu aucune relation avec eux. Ils m’intimidaient et me traitaient un peu comme un objet. Ils m’appelaient la femme-enfant, vous savez, mais je ne sais pas très bien pourquoi : une enfant, certes, je l’étais, mais une femme...Quand j’y pense, ils ne me parlaient même pas directement comme à une personne à part entière, ils parlaient de moi entre eux alors que j’étais présente.
Pour la photo, ils m’avaient maquillée, mis du rouge à lèvres, et c’était horrible : ça me collait au lèvres, je me sentais mal, à lire ce texte, comme cela, avec tous ces regards posés sur moi. .
Ce n’était pas qu’ils m’exhibaient, mais j’illustrais leur théorie. J’étais une preuve que l’inconscient existe, et qu’il peut fonctionner.

SD | Ce qui les a retenu en vous, c’est donc votre formidable aptitude à faire de l’écriture automatique sans le savoir. Mais là encore, il y aurait une méprise, car, bien que vous ayez commencé par l’écriture automatique, vous avez absolument tenu à ce que je sache avant même le début de l’entretien que vous ne croyiez pas du tout en cette méthode de création. Quelle est donc votre position actuelle sur la question ?

GP | Ce que m’a apporté l’écriture automatique, ce sont les éclats de rire de mon père. Il n’en revenait pas que j’aie été remarquée par ce groupe, car lui, qui était très cultivé et s’intéressait à tout ce qui se passait dans le domaine culturel, connaissait le mouvement surréaliste. Je pense que j’ai continué un moment à écrire mes textes pour qu’il me remarque. Mon père s’était toujours beaucoup occupé de mon frère, mais de moi beaucoup moins. Il m’adorait, mais vous savez, dans les familles orientales,[Gisèle Prassinos est d’origine grecque] la culture, ce n’est pas pour les filles, alors il ne s’intéressait pas vraiment à ce que je faisais. Donc, pour lui faire plaisir, je me mettais à plat ventre dans ma chambre, et j’écrivais, j’écrivais... pour l’étonner. Mais je ne connaissais rien à ce que les surréalistes appelaient l’écriture automatique.
Plus tard, j’ai étudié leur conception, et je me suis rendue compte qu’elle ne tenait pas. Pour moi, je n’ai jamais pratiqué l’écriture automatique, telle que la décrit Breton, laquelle, je pense, est une utopie. Dès le début, même avant d’écrire des poèmes conscients, j’écrivais une phrase automatique, et je trouvais dans cette phrase un personnage, une atmosphère, qui m’aidaient à continuer. Ce n’était donc pas entièrement de l’écriture automatique. Et puis, il faut une occasion- pour moi , c’était l’ennui. J’admets bien sûr que l’écriture déverrouille le subconscient, puisque les psychiatres se sont intéressés à ce que je faisais. Mais au bout d’un moment, la conscience revient dans une assez forte mesure. Le texte comporte une logique interne, un entraînement, il y a une cohésion même dans le texte le plus imaginatif.
Cela dit, je ne dis pas que cette méthode, même si elle ne sera jamais l’automatisme pur dont Breton parlait, n’est pas un bon moteur de création. Pour preuve : j’en fais en ce moment, parce que je suis un peu dans le trou, et que je pense qu’il est sûrement possible de trouver quelque chose dans tout ce fatras. C’est possible, certainement, mais il faut retravailler cette matière. Le plus important dans l’écriture, c’est le travail.
Vous ne pouvez pas savoir comme mes textes sont travaillés, retravaillés, pour parvenir à l’harmonie. Je cherche le bon mot dans le dictionnaire ; certes, quand je ne le trouve pas j’en mets un autre, mais enfin, je biffe, je rature. Je ne crois pas qu’on puisse se contenter de l’automatisme.

SD | Avez-vous participé aux jeux, aux diverses productions collectives du groupe ?

GP | Non, puisque je n’étais que rarement conviée à leurs réunions, comme je vous l’ai dit. Par contre, j’ai appris des jeux surréalistes. J’en ai même inventé : avec une amie, José Ensch, on fait des textes à deux, on en lit à deux aussi, et on écrit à deux mains.
On ne peut pas nier qu’il se produise des choses étonnantes avec ces jeux. Quand les gens sont en symbiose, quelque chose passe, qui dépasse certainement la conscience individuelle. Par exemple, un jour où je jouais aux questions-réponses avec la petite fille de mon frère, nous avons eu un étrange dialogue. Je lui ai demandé ce qu’il arriverait si j’étais écrasée par une voiture et elle m’a répondu que j’en mourrais... C’est étonnant cette coïncidence qui peut exister dans certains cas entre les gens...

SD | Vous dites que vous n’avez jamais vraiment eu de relations créatrices avec les membres du groupe. Pourtant, le livre que vous avez écrit avec Eluard, Ernst, Hugnet, Carrigton, Arp, Pastoureau, L’Homme qui a perdu son squelette, était une production collective, jamais publiée certes, mais qui a dû vous amener à collaborer plus étroitement avec eux. D’ailleurs, comment vous est venue l’idée d’écrire ce roman ? Etait-ce dans une optique ludique, ou plutôt dans un esprit d’expérimentation ? Est-ce que cette idée d’un roman construit comme un cadavre exquis, sans squelette, sans structure préétablie participait d’un même désir communément admis au sein du surréalisme de disloquer le roman ? Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette œuvre mal connue ?

GP | Une fois de plus, je ne peux pas vous dire grand chose. En fait, j’ai été contactée par les surréalistes par l’intermédiaire de Parisot, qui m’a demandé d’écrire le début d’un roman à plusieurs mains. Il ne m’a donné aucune explication sur les intentions des autres, et m’a juste dit de faire comme d’habitude. C’est ce que j’ai fait : j’ai commencé le roman, sans idée préétablie (il n’y avait pas de thème, évidemment), et je lui ai choisi un titre, L’homme qui a perdu son squelette. Après avoir transmis le tout à Parisot, je ne sais pas ce que c’est devenu. Il n’a pas été publié, il me semble même qu’il n’a pas été achevé. Ils ont dû en avoir assez, avec la guerre qui approchait et tout le reste, ils avaient sûrement mieux à faire que de poursuivre la rédaction du roman. En tous cas, je n’en ai plus jamais entendu parler, je ne l’ai même pas lu. Eux ne m’ont pas offert de le lire, et moi, je m’en fichais éperdument.
Je pense qu’ils voulaient juste voir ce que cela donnerait, peut-être effectivement pour se moquer du roman. Un roman à sept mains, ça ne peut pas être un roman. A deux à la rigueur, quand on se connaît bien, on peut faire quelque chose, mais à sept... Un roman, ça doit être construit, et là, on devait écrire son chapitre sans connaître ce que les autres avaient fait, il fallait juste reprendre au bout de ce que les rédacteurs des chapitres précédents avaient écrit, sans même lire ces chapitres.

SD | Peu de temps après la composition de ce texte, vous perdez tout contact avec les  surréalistes. Pourquoi ?

GP | Tout d’abord, la guerre a éclaté, et ils avaient évidemment autre chose à faire qu’à me courir après. Déjà avant, de toutes façons, lorsque je rencontrais Breton dans la rue, il faisait mine de ne pas me reconnaître, je ne l’intéressais plus. Avec ses poches remplies de romans policiers, sa dégaine abominable de cette époque, il passait sans me voir. Il continuait d’entretenir une certaine correspondance avec mon frère, où il disait d’ailleurs qu’il était persuadé que je n’écrirais plus. Je leur avais suffisamment servi, voyez, je n’avais plus d’autre intérêt. Quant à moi, de mon côté, j’avais évolué, et je commençais à me dire que je n’avais plus envie de continuer comme cela, à suivre leurs instructions sans rien comprendre. Jusque là, je n’avais quasiment jamais ouvert un livre, je n’étais pas très curieuse, et bien que mon père ait disposé d’un nombre incalculable d’ouvrages, je ne lisais jamais. Les surréalistes m’avaient d’ailleurs encouragée, toujours par l’intermédiaire de Parisot, à ne jamais me préoccuper de lecture afin de garder intacte mon innocence.    Mais à dix-neuf, vingt ans, j’ai commencer à ‘’bouffer’’ de la littérature, et je ne me suis jamais arrêtée depuis. Là, j’ai pris connaissance des thèses surréalistes, et j’ai compris que je ne les partageais pas entièrement. Surtout, j’ai senti que j’avais besoin de m’exprimer.
La transition a été très difficile : ce que j’ai écrit juste après ma rupture avec le surréalisme était franchement mauvais. Il a fallu que je traduise avec mon mari un roman de Nikos Kazantzakis pour retrouver de l’élan. Quand j’ai regardé le bloc des 500 pages de la Liberté ou la mort, je me suis dit : ‘’ Et si j’en écrivais au moins la moitié ?’’. C’est à ce moment que j’ai décidé d’écrire ma biographie, que j’ai commencé à rédiger chronologiquement, puis composée par association d’idées, parce qu’il me semblait que c’était une formule beaucoup moins ennuyeuse.
Au fond, vous savez, je ne suis pas vraiment fière d’avoir été surréaliste. Tous ou presque s’intéressent à moi à cause de cette période de ma vie, mais j’ai envie de leur dire :’’ vous m’emmerdez avec le surréalisme !’’. A de nombreux égards, je n’ai rien à voir avec eux. Je trouve que dans ce mouvement, il n’y avait pas assez d’humain, et c’est ce que j’aime, moi, l’humain. Je ne crois pas vraiment en l’écriture automatique, et je ne pense pas que n’importe qui puisse faire de la poésie, comme cela. C’est difficile la poésie, très difficile. Plus que le roman. C’est un resserrement des sentiments, il ne faut pas trop en écrire, et il faut certainement avoir un don pour cela. Leurs idées sur la poésie faite par tous, par exemple, n’ont rien à voir avec ce que je pense.
Tout ce que je vois de commun entre les surréalistes et moi, c’est la foi en l’imagination. Je crois toujours à l’imagination, à une imagination plutôt morbide, qui me porte vers le fantastique. Mais c’est à peu près tout. Evidemment, je respecte complètement leur action. Ils ont bouleversé toutes les (mauvaises) habitudes qu’on avait prises dans la poésie et la peinture. Ils ont inventé un mode d’expression par l’image auquel même la publicité a recours aujourd’hui. Il y avait une révolution à faire, et ils l’ont faite avec leurs moyens, leur envie de tout foutre en l’air, leurs idées. Ils avaient raison. Seulement, j’ai pris d’autres orientations.

SD | André Pieyre de Mandiargues vous a reproché violemment d’avoir écrit des romans. Et il est vrai qu’on ne vous aurait pas forcément attendue dans ce genre. Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette forme d’écriture ?

GP | Tout d’abord, André Pieyre de Mandiargues me fait rire : je n’ai pas honte d’écrire des romans, et il devrait sans doute être plus honteux que moi, lui qui en a écrit autant en continuant à revendiquer son surréalisme.
Pour répondre à votre question, j’ai commencé par la prose, tout de même. Les surréalistes considéraient ma prose comme de la poésie, mais c’était de la prose avant tout. J’ai décidé ensuite d’écrire des poèmes au moment où j’ai su que j’étais aussi un poète, que je pouvais écrire des poèmes, et pas seulement des contes. Et quand je me suis mise au roman, dans les circonstances que j’ai déjà évoquées, c’était pour voir si j’en étais capable. Par la suite, on a surtout mis en avant mes romans, car les éditeurs demandent surtout des romans, mais moi, je ne peux pas dire que je préfère ce genre à la poésie.
De plus, je ne me considère pas comme une romancière à part entière : mes romans ne sont pas très construits, pas suffisamment en tous cas pour valoir en tant que tels.

SD | Ce qui semble faire lien entre toutes vos productions littéraires, et Breton l’a d’ailleurs fort bien remarqué puisqu’il vous a publiée dans son Anthologie de l’humour noir dès 1940, c’est l’humour. Comment définiriez-vous donc l’état d’esprit humoreux ?

GP | Je ne sais pas. Mes personnages, je les rend ridicules, mais j’ai en même temps une grande tendresse pour eux. Ce n’est pas un humour cruel comme on l’a parfois dit. Par exemple, lorsque j’ai écrit une histoire sur un petit garçon sans jambe qui lisait installé dans une cave, ce qui lui permettait de ne voir passer toute la journée devant lui que les jambes et les pieds des gens, on a voulu voir de la cruauté dans mon écriture. Moi, je l’aime cet enfant, avec sa souffrance et son désir : c’est plutôt naïf.
J’ai toujours aimé jouer. Je crois qu’une grande part de mon état d’esprit d’aujourd’hui, qui transparaît dans mon écriture, mais aussi dans mes tentures qui détournent des scènes bibliques trouve ses racines dans l’enfance que j’ai eue. Avec mon frère, on n’arrêtait pas de jouer, on écrivait des soi-disant romans, des soi-disant pièces de théâtre, on construisait des objets complètement abracadabrants, dont on trouve encore  trace dans les bonhommes en bois que j’ai construits dans les années cinquante/ soixante.
Ca ne m’a pas passé, cette envie de m’amuser. Quand je réalise mes tentures, je m’amuse beaucoup. C’est épuisant aussi, bien sûr, il faut plus de soixante heures de travail pour assembler tous ces petits morceaux, mais c’est très ludique. Aujourd’hui encore, il me prend parfois l’envie de me déguiser, comme ce jour où je me suis grimée en Sainte Thérèse de Lisieux ressuscitant à l’âge de quatre-vingts ans... juste pour rire.
C’est important l’humour, ça aide à vivre. Il faut toujours se moquer un peu de soi, prendre de la distance par rapport à ce qu’on peut dire de vous.


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EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidada: Leonor Fini (Argentina, 1907-1966)


Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 138 | Julho de 2019
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editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
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