Rencontre
d’outre-tombe avec Jean Arp, le Strasbourgeois, dont le monde entier connaît
l’œuvre peinte et sculptée et qui fut au cœur des divers mouvements qui
constituèrent cette formidable explosion artistique datant aujourd’hui de plus
d’un siècle. Des propos authentiques qui, un siècle plus tard, restent d’une
modernité étonnante…
J-LF | Un
mot tout d’abord sur une rencontre qui aura bouleversé votre vie. Sophie
Taeuber et vous avez constitué un couple emblématique, vous nourrissant
artistiquement l’un de l’autre sans aucune retenue…
JA | “J’ai fait la connaissance
de Sophie à Zurich, en 1915 et quasiment tout de suite, j’ai remarqué qu’elle
savait déjà donner une forme directe et sensible à sa réalité intérieure. On
nommait alors cet art “art abstrait” puis très vite, on l’a nommé “art concret”
car évidemment, rien n’est plus concret que la réalité psychique qu’il exprime.
Dès les premiers mois qui ont succédé à notre rencontre, nous avons ensemble
réalisé les premières œuvres tirées des formes les plus simples en peinture, en
broderie et en papiers collés. Ce sont très probablement les toutes premières
manifestations de cet art. Ensuite, Sophie a multiplié les figures géométriques
dans ses aquarelles, les juxtaposant horizontalement et perpendiculairement, un
peu comme un travail de maçonnerie. Quinze ans plus tard, elle n’utilisait plus
que le cercle, allant jusqu’à ne plus travailler qu’en noir et blanc, peignant
ainsi je ce que j’appelle le damier de la nuit. La nuit joue avec le visible et
l’invisible. Et l’invisible bat le visible, évidemment… Sophie passa avec moi
les deux dernières années de sa vie à Grasse, dans le sud de la France. C’était
son paradis terrestre, elle y rayonnait de bonheur durant nos promenades.
Chaque jour était plus que le précédent riche de lumière et de bonheur et
Sophie rivalisait avec eux. Sa clarté intérieure a frappé tous ceux qui l’ont
rencontrée. Elle s’épanouissait comme une fleur dont le déclin approche et elle
répandait cette admirable clarté dans ses toiles. Dans la tourelle où elle
avait sa chambre, perdue, enivrée, elle traçait ses longues lignes et ses
courbes qui serpentaient à travers le rêve et la réalité. Je me souviens bien
sûr de la veille de notre départ de Grasse: elle a mis soigneusement en ordre
ses instruments et posé avec précaution ses toiles contre un mur pour les faire
sécher, contente comme après un beau jour. Elle fut toujours prête pour
recevoir avec calme la clarté ou l’ombre. Elle fut sereine, lumineuse,
véridique, précise, claire, incorruptible. Elle a ouvert cette vie à des ciels
de lumière…
J-LF | Dites
nous tout de la création du mouvement Dada à laquelle votre nom est intimement
associé…
JA | À Zurich, désintéressés des
abattoirs de la guerre mondiale, nous nous adonnions donc aux Beaux-Arts.
Tandis que grondait dans le lointain le tonnerre des batteries, nous collions,
nous récitions, nous versifiions, nous chantions de toute notre âme. Nous
cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de
la folie furieuse de ces temps. Nous aspirions à un ordre nouveau qui pût
rétablir l’équilibre entre le ciel et l’enfer. Notre art devint rapidement un
sujet de réprobation générale. La Renaissance a appris aux hommes l’exaltation
orgueilleuse de leur raison. Les temps nouveaux, avec leurs sciences et leurs
techniques les ont voués à la mégalomanie. La confusion de notre époque est le
résultat de cette surestimation de la raison. Nous voulions un art anonyme et
collectif. Avec nos premières œuvres, dès 1915, nous avons réalisé des tableaux
comme des réalités en soi, sans signification ni intention cérébrale. Nous
rejetions tout ce qui était copie ou description pour laisser l’élémentaire et
le spontané réagir en pleine liberté…
J-LF | À
Zurich, mais aussi à Paris, entre Montmartre et Montparnasse, vous avez vécu
une foule d’expériences intenses avec les plus grands artistes de l’époque…
JA | Nous formions une sacrée
bande, avec les Eggeling, Wassilieff, Modigliani, Giacometti et autres Janco.
D’ailleurs, un tableau de ce dernier fixe sur la toile le Cabaret Voltaire où
il nous avait découvert à Zurich. Il y peint un local surpeuplé et bariolé de
couleurs où on nous retrouve tous sur une estrade : nous les Tzara, Ball,
Huelsenbeck, Madame Hennings, Janco donc, et moi-même, en train de mener comme
un grand sabbat. Autour de nous, les gens crient, rient et gesticulent. Nous
répondons par des soupirs d’amour, des salves de hoquets, des poésies, des “Ouu,
Oua” ou des “Miaou” de bruitistes moyenâgeux. Tzara fait sauter son cul
contre le ventre d’une danseuse orientale, Janco joue un violon invisible et salue jusqu’à terre. Avec une figure de madone, Mme Hennings tente un grand écart. Huelsenbeck n’arrête pas de frapper sur une grosse caisse pendant que Ball l’accompagne au piano, pâle comme un mannequin de craie… On a fini par nous attribuer le titre honorifique de nihilistes. Les directeurs de la crétinisation appelaient de ce nom tous ceux qui ne suivaient pas leur route… À cette époque, Giacometti peignait des étoiles en fleurs, des incendies cosmiques, des gerbes de flammes, des gouffres flamboyants. Des tableaux qui procédaient pour nous de la couleur et de la plus pure des imaginations. Il fut aussi le premier qui ait essayé de réaliser un objet mobile, ce qu’il fit avec une pendule métamorphosée par l’adjonction de formes et de couleurs. Malgré la guerre, c’était une époque charmante dont nous nous souviendrons comme d’un temps idyllique lors de la prochaine guerre mondiale, lorsque transformés en beefsteaks allemands, nous serons dispersés aux quatre vents… Dada voulait détruire les supercheries raisonnables des hommes et retrouver l’ordre naturel et déraisonnable. Dada voulait remplacer le non-sens logique des hommes d’aujourd’hui par le sans-sens illogique. C’est pourquoi nous frappions à tour de bras sur la grosse caisse dadaïste et trompetions les louanges de la déraison. Dada dénonçait les ruses infernales du vocabulaire officiel de la sagesse. Dada est donc pour le sans-sens, ce qui ne signifie par le non-sens. Dada est sans sens, comme la nature…
contre le ventre d’une danseuse orientale, Janco joue un violon invisible et salue jusqu’à terre. Avec une figure de madone, Mme Hennings tente un grand écart. Huelsenbeck n’arrête pas de frapper sur une grosse caisse pendant que Ball l’accompagne au piano, pâle comme un mannequin de craie… On a fini par nous attribuer le titre honorifique de nihilistes. Les directeurs de la crétinisation appelaient de ce nom tous ceux qui ne suivaient pas leur route… À cette époque, Giacometti peignait des étoiles en fleurs, des incendies cosmiques, des gerbes de flammes, des gouffres flamboyants. Des tableaux qui procédaient pour nous de la couleur et de la plus pure des imaginations. Il fut aussi le premier qui ait essayé de réaliser un objet mobile, ce qu’il fit avec une pendule métamorphosée par l’adjonction de formes et de couleurs. Malgré la guerre, c’était une époque charmante dont nous nous souviendrons comme d’un temps idyllique lors de la prochaine guerre mondiale, lorsque transformés en beefsteaks allemands, nous serons dispersés aux quatre vents… Dada voulait détruire les supercheries raisonnables des hommes et retrouver l’ordre naturel et déraisonnable. Dada voulait remplacer le non-sens logique des hommes d’aujourd’hui par le sans-sens illogique. C’est pourquoi nous frappions à tour de bras sur la grosse caisse dadaïste et trompetions les louanges de la déraison. Dada dénonçait les ruses infernales du vocabulaire officiel de la sagesse. Dada est donc pour le sans-sens, ce qui ne signifie par le non-sens. Dada est sans sens, comme la nature…
J-LF | Le
dadaïsme comme le précurseur du surréalisme, à l’évidence…
JA | Oui. Dès le début, je n’ai
cessé d’interpréter mes œuvres, leur donnant des titres comme “Ombre des fleurs”,
“Cobra centaure”, “Berger de nuages” ou encore “Contour du vent”. Mon
admiration pour la poésie de Breton, de Péret, d’Eluard et d’autres est ce qui
me lie indissolublement au surréalisme.
J-LF | Vous
avez souvent parlé de votre admiration pour Kandinsky…
JA | Kandinsky est un grand
maître de la couleur et de la parole. Chez lui, la plus petite tache de
couleur, le moindre petit mot, sont vivants. Chez lui, cela scintille, ondoie,
rayonne dans ses peintures et ses poèmes. Cela parle de jeunes sangs, de pierres
vieilles. Cela parle, avec une pureté jamais vue et jamais entendue encore, à
celui qui a de fins yeux et de fines oreilles. J’entends le bleu des violettes.
Je vois le son de la lyre. Si quelqu’un a des oreilles, qu’il voit ! Et si
quelqu’un a des yeux, qu’il entende ! Des voies lactées, telles de frêles
herbes, chuchotent dans les fonds infinis. Des mondes éclatent en des grains et
des brins minimes, avec un bruit perceptible pour l’œil seulement. La lumière
et les ténèbres traversaient sa belle vie avec vigueur. Son œuvre grandissait
sans hésitation, devenait puissante et témoignait du bien-être du génie…
JA | Oui, c’était dans un texte
que j’avais appelé le silence sacré. L’homme s’est détourné du silence. Il
invente chaque jour des machines et des appareils qui multiplient le bruit et
l’éloignent de la vie essentielle, de la contemplation, de la méditation.
L’homme n’a plus rien d’essentiel à faire mais ce rien, il veut le faire vite
et avec un bruit surhumain. Il cherche l’amusement vulgaire et ne soupçonne pas
que le robot qui tient les rênes mène à la catastrophe et au néant. Il se sent
confiant en entendant klaxonner, hurler, crier, tonner, craquer, siffler,
grincer. Son inquiétude s’apaise. Son vide inhumain se déploie monstrueusement
comme un chancre, comme une plante effrayante et grise…
J-LF | Un
jour, en contemplant une de vos sculptures, vous avez été frappé par une drôle
de sensation, celle de descente. Comme l’antichambre de la mort?
JA | La plupart du temps, je
crois descendre et descendre en parachute sans espoir d’atterrir. C’est en
effet la terreur de ne jamais toucher le sol, ni de trouver de repos, même dans
la mort et cette terreur me serre le cœur avec force. Un jour, nous “comprendrons
tout”, transformés par la seconde de mille ans, la seconde infinie de la mort.
Comme une feuille couverte d’écritures devient illisible quand nous
l’approchons trop près des yeux, des paroles et des phrases, qui émanent du
subconscient de l’homme et qui lui semblent inintelligibles à la lumière du
jour, seront comprises par lui dans un autre espace, dans un autre temps.
L’homme doit donc prendre de la distance, comme fait le peintre, le sculpteur…”
NOTE
Cet entretien rêvé a été réalisé à partir du
superbe livre de Jean Arp, Jours effeuillés édité par Gallimard peu de
temps avant sa disparition le 7 juin 1966, à Bâle. Il avait 80 ans. Ses
derniers mots ont été : «Je vous aime tous, et, maintenant, je vais
rejoindre ma Sophie…” Son épouse est décédée le 13 janvier 1943 à Zurich
à l’âge de 60 ans, asphyxiée par le monoxyde de carbone émis par un poêle à gaz
défectueux.
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EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO
DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidado: Winsor
McCay (Estados Unidos, 1869-1934)
Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 142 | Setembro de 2019
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
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