Petr Kràl est né en
tchécoslovaquie en 1941. Après avoir fréquenté un temps le groupe surréaliste
tchèque de Vratislav Effenberger, il quitte en 1968 son pays natal pour
s’installer à Paris, où il fait œuvre d’essayiste et de poète de langue
française. On lui doit notamment des ouvrages critiques sur La poésie tchèque
moderne et Le surréalisme en tchécoslovaquie, ainsi que des recueils où les
mots n’infligent que quelques précieuses traces au silence (Quoi? Quelque chose
et autres poèmes, Vie privée). Investi au départ dans les diverses activités
collective du groupe tchèque (jeux, enquêtes, expositions, écriture à plusieurs
mains), Kràl se tourne dès son arrivée à Paris vers un mode de vie
communautaire moins orienté vers une quelconque finalité prométhéenne. Dans les
jeux d’objets qu’il organise avec le Groupe d’Expression spontanée de Paris
dans les années soixante-dix, il atteint ainsi à une pratique du
partage poétique dégagée de toute prétention noétique, et recentrée sur les
valeurs d’échange émotives, presque sensualistes du dialogue spirituel. (A.H.)
SD | Petr Kral, vous avez fait
partie du mouvement surréaliste de Prague et, à ce titre, avez participé à
toutes les expériences collectives du groupe, y compris aux jeux. Je voudrais
que nous parlions d’abord de ces derniers qui me semblent incontournables dans
l’optique surréaliste. Etaient-ils considérés par les Pragois à l’instar de
Breton comme un acte de “mise en commun de la pensée” essentiel pour la
cohésion du groupe, ou comme une activité futile, sans rien de commun avec les
grands axes de la pensée esthétique, morale ou politique du mouvement?
PK | A Prague comme à Paris, le jeu avait cours. Déjà avant la guerre, les
surréalistes tchèques présentaient leurs jeux comme des expériences, ce qui est
une manière de leur donner un statut important. Et nous avons beaucoup joué aux
jeux classiques comme le cadavre exquis ou les questions – réponses, qu’on
appelait le jeu du secrétaire, et qui consiste à écrire séparément des
questions et des réponses que l’on mélange ensuite pour les tirer au hasard et
les assembler.
Il est vrai que notre
intérêt pour ces jeux, par rapport à l’avant-guerre, était déjà “décalé”, nous
y cherchions autre chose que les surréalistes “classiques”, de Paris ou de
Prague: alors qu’ils s’attendaient à des images étonnantes et insolites, des
merveilles, jamais entendues, nous préférions trouver des phrases, des
questions et des réponses presque justes, pas forcément extravagantes mais qui
avaient en revanche un côté perfide, faussement astucieux, comme si elles
cachaient une pseudo-sagesse ou une définition grotesque du monde et de la
société. Une attitude critique par rapport à celle-ci plutôt qu’un
éblouissement lyrique, comme j’en parle dans mon livre Le Surréalisme en
Tchécoslovaquie. J’en ai moi-même lancé un qui consistait à trouver une suite
au film de Bunuel l’Age d’Or, en replaçant le film dans le contexte actuel,
c’est-à-dire dans les années soixante. Les jeux des tchèques n’étaient pas
toujours aussi écrits, littérairement brillants que ceux des parisiens, mais
ils prenaient une place de choix dans l’activité du groupe. Nezval, le poète le
plus important des années trente, était particulièrement joueur et intégrait
des extraits de ses jeux et autres “expériences” à ses recueils, ce qui était
une façon de leur donner un statut d’œuvre. Mais il faisait aussi cela par
provocation, car c’est justement là-dessus que ces contempteurs le
critiquaient, trouvant que cela était peu sérieux. D’ailleurs, même après la
guerre, alors qu’il n’était plus surréaliste mais poète officiel du Parti, il
lui restait quelque chose de cet esprit. Il provoquait même le pouvoir auquel
il était intégré en publiant dans ses recueils des choses légères – à côté
d’hommages à Staline, au peuple, à “l’édification socialiste”…
SD | Après la guerre, et son cortège
de désillusions, on peut imaginer que le jeu n’est plus vraiment pratiqué dans
l’esprit d’une révélation prométhéenne? La guerre et ses conséquences – la
prise du pouvoir par les communistes – ont dû profondément bouleverser le
rapport des surréalistes tchèques au jeu et au travail collectif?
PK | Tout à fait. Non que les surréalistes se soient arrêtés de jouer après
la guerre. Du fait même de leur isolement et de leur quasi clandestinité sous
le nouveau régime, où la tribune officielle ne leur était pas accessible, ils
ont au contraire continué à se réunir et à privilégier les activités communes,
les jeux inclus. L’un d’eux, Karel Hynek, a d’ailleurs contribué à favoriser ce
type d’expression, car il était comme Nezval, très joueur.
Plus tard encore, après
1968 et l’invasion russe, quand ils se sont à nouveau retrouvés dans la
clandestinité, les membres du groupe pragois sont même revenus à une pratique
très orthodoxe du jeu: ils en parlaient d’une manière un peu doctorale comme “d’expériences
sur l’intersubjectivité”, et consignaient les résultats de leurs tentatives
dans une documentation détaillée. Celles-ci concernaient autant l’expression
verbale que plastique, Jan Švankmajer a même lancé des jeux tactiles…D’une
manière générale, les membres du groupe pratiquait le jeu dans un esprit très
sérieux: ils lançaient un thème, y travaillaient comme à un devoir scolaire,
chacun séparément, puis rendaient leur copie. Et même quand ils jouaient
ensemble, ils se allaient aux séances comme à l’école, il y avait même des
amendes pour les absents et les retardataires… Au fond, le groupe s’orientait vers un travail
de laboratoire, vers une recherche qu’il croyait important. Cela permettait de
s’emmerder pendant les séances, mais pour une bonne cause.
C’était justement la
différence avec nous, mes amis et moi, qui avions rejoint le groupe dans les
années soixante avant d’en sortir au moment de l’invasion, ou au
lendemain, pour certains. Nous participions aux séances surréalistes, mais nous
nous retrouvions aussi après – ou en dehors d’elles – pour continuer de jouer …
à notre manière. Les résultats n’étaient pas ce qui nous importait le plus: le
projet et la recherche, la vérité qui devait en ressortir nous intéressaient
moins que l’échange que les jeux permettaient. L’échange, d’ailleurs, cette
idée domine tellement les années soixante, soixante-dix…
Alors, on jouait
beaucoup entre nous, autant qu’on partait en bordée ou en randonnée ensemble,
et cela faisait partie de notre style de vie. Ca ne nous dégageait pas
complètement d’une certaine réflexion sur la poésie et le monde, qui venait
après coup, mais c’était d’abord une façon de vivre, un peu contre le sérieux
des autres. Il s’agissait d’abord d’obtenir une certaine entente, une certaine
intensité dans nos soirées, et aussi de s’amuser par la même occasion.
C’est dans le même
esprit que, avec Prokop Voskovec, nous avons décidé d’écrire le “malentendu
scénique” Compter les poètes. C’était après avoir lu une pièce en un acte, une
farce de Labiche qui pièce ne nous avait laissé que des souvenirs très vagues,
et c’est bien pour cela qu’on a eu l’idée, un soir où on en parlait en buvant,
de récrire la pièce à partir du peu de souvenirs qu’on en gardait. Evidemment,
on a fait tout autre chose et on a beaucoup ri… Mais on n’arrivait pas à finir, et il a fallu
qu’un ami se propose de nous payer du champagne si on y parvenait avant telle
date – le vingt et un mars je crois – pour qu’on s’y remette. Là, on a repris
la pièce pour ne plus la lâcher, on écrivait partout, on y a même intégré un
bout de dialogue qu’on avait entendu lors d’un voyage en commun et qu’on
trouvait bizarre…
Un autre exemple, qui
d’ailleurs est encore une gageure, décidément: un autre ami ayant perdu un pari
contre moi, je lui ai demandé, pour payer sa dette, de m’écrire tous ses rêves
sur des cartes postales; ce qu’il a réellement fait pendant à peu près un an,
peut-être un peu moins et je lui répondais parfois par l’envoi de mes propres
rêves… d’ailleurs de la même façon, on échangeait à l’époque des lettres de
dix, quinze pages, où on cherchait à tout se dire, des souvenirs d’enfance les
plus enfouis à ce que serait, pour chacun, le suicide idéal; une correspondance
qui peu à peu prenait les dimensions d’une véritable encyclopédie personnelle,
conçue et élaborée à deux. J’ai d’ailleurs pratiqué la même chose avec d’autres:
toujours cette idée du dialogue approfondi, qu’on partageait plus ou moins
tous.
Parfois, quand on était
suffisamment ivre, on passait à la machine à écrire et on improvisait des poèmes,
quelques lignes chacun. Le texte n’avait pourtant qu’une importance relative;
on cherchait à se donner des idées, bien sûr, mais l’écriture n’était qu’un
moteur et une manière d’habiter l’instant – de s’amuser et aussi de parler des
choses qu’on n’aurait pas évoquées autrement.
SD | Les déceptions de l’ère
communiste et de sa politique collectiviste ont dû vous enjoindre à vous méfier
d’une certaine forme d’écriture en commun?
PK | Pas tout à fait; on se méfiait du collectivisme, mais pas tellement
sous cette forme là. Il y a une tradition d’écriture collective dans la poésie
moderne, et elle comptait pour nous. Avant nous, des gens comme Soupault et
Breton, Effenberger et Hynek ont écrit des proses et de pièces en commun, qui
ouvraient la voie d’une aventure sans rapport avec une collectivisation forcée;
de ce côté, donc, nous étions plutôt intéressés. Par contre, nous voulions
écrire dans un esprit moins programmatique – et moins littéraire – que nos
aînés avant-gardistes.
A ce titre, à côté du
modèle surréaliste à proprement parler, nous disposions d’un exemple important,
celui de Voskovec et Werich, deux comiques, qui, avant la guerre, ont joué une
bonne dizaine d’années dans un théâtre qu’ils avaient eux-mêmes fondé et dont
l’écriture se prolongeait en dialogues improvisés entre deux rideaux, sur
l’avant-scène du théâtre. Ces dialogues étaient très libres, et
imaginatifs, des poèmes qui jouaient autant des ressorts de la satire que du
nonsense: bref, ils étaient assez proches du surréalisme par beaucoup
d’aspects. Et ils nous fascinaient particulièrement parce qu’ils résultaient
d’un échange direct, vécu sur le moment. A leur exemple, et aussi par
opposition à ce qui se passait sur la scène officielle – au sens large, social
du terme – nous cherchions dans nos jeux une vraie complicité, ainsi qu’une
intimité échappant à la tutelle totalitaire: à l’expropriation des individus au
nom de la Cause commune.
SD | Pourquoi avoir cessé
alors toute activité collective? Pensez-vous que la création collective ne
puisse pas fonctionner?
PK | Elle peut fonctionner. Encore à Paris, même après cet autre éclatement
du groupe surréaliste auquel j’ai assisté, j’ai d’ailleurs participé volontiers
à de nouvelles tentatives “communautaires” – ainsi celles d’un “groupe
d’expression spontanée”, qui, de séances d’hypnose collective, allaient jusqu’à
un jeu d’objets entrepris dans les rues de la ville. Et ce que je garde de ce
type d’expériences ne sont pas seulement d’agréables souvenirs, je conserve
aussi certaines habitudes pour les dialogues avec les autres; je tente toujours
de diriger de manière indicative certaines conversations, de leur faire prendre
un tour rituel pour les pousser plus loin. Je pratique notamment ce type de
dialogue avec un ami métaphysicien, en privé et cela apporte beaucoup autant à
notre échange qu’à ma propre pensée.
Mais cela me paraît
intenable à la longue, surtout dans un cadre préétabli. Mon expérience
surréaliste induit une double “leçon”. D’abord, à l’arrivée au groupe, son
programme, ses principes et procédés m’ont permis de me révéler à moi-même, de
toucher à mes fantasmes intimes et à des couches enfouies de ma mémoire– ce fut
sans doute le cas de tous ceux qui ont participé au mouvement; mais au bout
d’un temps, une fois qu’on a été confronté à sa propre subjectivité, la
confronter constamment à celle des autres, surtout dans le cadre d’expériences
organisées, devient frustrant; on s’est découvert un matériel personnel, des
thèmes personnels, mais on ne les exploite qu’à moitié parce que le
cadre du groupe et du programme commun y oppose aussi une limite, et une
contrainte. Et c’est autant vrai pour ce qu’on peut écrire ou créer à
plusieurs. Lorsque j’écrivais une pièce de théâtre avec mon aîné, Effenberger,
je me sentais dépossédé, mais pas dans le sens d’une plus grande liberté;
simplement, je ne me reconnaissais pas dans ce qui sortait de notre machine à
écrire. Bien sûr, Effenberger était plus expérimenté que moi, et
plus affirmé comme auteur. Mais il n’y avait pas que cela: même les poèmes
qu’on écrivait entre amis me paraissaient drôles, curieux, mais amorphes, comme
si la personnalité de chacun s’y délayait dans une sorte de lieu commun, de
moyenne collectiviste qui neutralisait nos apports spécifiques.
En somme, la limite
qu’imposait le surréalisme était elle-même double: le groupe avec son jugement
collectif – si proche des principes du régime que l’on rejetait – et sa
bureaucratisation progressive, nécessaire pour en maintenir l’existence mais si
vite paralysante; puis la limite de l’idéologie elle-même, qui canalisait
d’emblée toute initiative personnelle. Tout mouvement organisé, à un moment
donné, devient inévitablement une limite: quand on a des choses à dire, ses
propres explorations à faire, il faut sortir du groupe, tout enrichi qu’on en
soit, et prendre son vrai chemin – qui est solitaire. Voilà; je ne mets pas en
cause l’intérêt de l’étape collective, encore que je ne sois pas certain
qu’elle soit nécessaire pour chacun, mais je crois qu’elle ne peut être qu’un
passage, une étape initiatique. Tant qu’à s’imposer une discipline, qu’on en
invente les règles soi-même, non?
SD | Pensez-vous alors
qu’aujourd’hui, un groupe surréaliste ou autre, ait sa place, ou au contraire
que le fait même de former un groupe constitué puisse être préjudiciable aux
idées mêmes de liberté et de partage authentique qu’il prétendrait défendre?
PK | On ne peut préjuger de rien. Imaginons qu’il y
ait d’autres groupes, avec des histoires analogues, qui naissent d’élans du même type, cela pourrait encore
marcher pendant un temps. Peut-être que ce type d’expérience collective doit
recommencer à chaque nouvelle génération… D’ailleurs, j’ai en tête un groupe,
si tant est que l’on puisse l’appeler comme ça, un rassemblement d’amis plutôt,
qui publient deux revues, Aurora et Avant-poste – et qui me semblent embarqués
dans une vraie aventure. Quelque chose passe dans leurs publications, une sorte
d’élan, c’est un peu idéologique mais pas entièrement, il y a une ouverture… en
plus des poèmes qu’ils écrivent, ils relatent et commentent toutes sortes
d’expériences sans préjuger du résultat ou même du but, il semble d’ailleurs
qu’ils évitent de se donner un but. Ils écrivent bien, sans cette ambiguïté
avant-gardiste “j’écris mais je crache dessus; c’est de l’art mais c’est de
l’anti-art”, et en même temps je crois qu’une part importante de scepticisme
intervient dans ce qu’ils font– alors même qu’ils restent fascinés par certains
échos du surréalisme ou des expériences précédentes. C’est peut-être cela, la
nécessaire relativisation des programmes et des systèmes…
Pour le surréalisme, par
contre, je pense qu’il ne peut plus que péricliter. Les productions du groupe
surréaliste pragois, qui existe toujours – c’est d’ailleurs un record dans
l’histoire du mouvement – en sont un bon exemple. Même s’ils y mettent beaucoup
d’énergie et de talent, ces fidèles ne parviennent à faire que du ressassé: ils
publient une revue qui en est à son vingtième numéro et pourtant, à chaque fois
que je vois ce numéro, j’ai l’impression que c’est le même, que c’est une
variation sur le précédent qui à son tour n’a fait que varier sur celui d’avant
– et cela remonte jusqu’au premier numéro, de 1968, auquel j’avais encore
participé. Tout, depuis, n’est qu’un interminable écho d’un big-bang originel,
ceci dans un sens très concret; il s’agit presque des mêmes chroniques, des
mêmes articles…
Et ce n’est pas
seulement l’affaire de ce groupe. Le fait que le surréalisme ait fini par
constituer un système à partir des idées de l’automatisme, de l’imagination
sans entraves, tout cela, qu’il les ait enfermées dans des formules et qu’il
tourne toujours autour des mêmes figures fait qu’il est difficile d’en sortir
quand on part de là. Les valeurs que le surréalisme a fait siennes, la
spontanéité, l’expression du désir, la magie des rencontres, etc. restent
certes importantes, mais pour les faire vivre, il faudrait les définir
différemment, à partir de tout autres prémisses que celles des surréalistes – lesquelles,
à mon avis, ont épuisé leur charge énergétique et ne peuvent plus rien donner.
C’est comme en musique, un noyau thématique peut engendrer une composition très
complexe – mais à un moment donné, elle arrive à épuisement.
Et puis, l’époque elle-même
n’est plus propice à cette sorte de totalisation: les grandes idéologies ont
démontré leur relativité, et il vain de ne pas en tenir compte.
Quand on est jeune
poète, ou jeune amateur de poésie, on vit justement dans la relativité d’une
certaine poésie contemporaine qui n’en finit pas e mettre en cause ses propres
moyens, sa vocation, sa nécessité même d’exister. Pouvez-vous comprendre que,
dans ces conditions, on puisse être nostalgique de l’idéologie, voire de la
naïveté surréaliste, par contrecoup?
Oui, je comprends. Ce
dont on peut légitimement être nostalgique, surtout quand on ne l’a pas connu,
c’est l’intérêt passionné qu’à l’époque des programmes, on portait aux débats
et aux idées qui nous agitaient, et l’importance qu’on leur prêtait. Quand on
faisait quelque chose, on y croyait, avec démesure, et cette démesure elle-même
était porteuse. Cela a disparu, et pas seulement dans les zones de
l’avant-garde: je crois que l’art, même pour des esprits conservateurs, avait
une importance qu’il n’a plus aujourd’hui. A présent, tout se passe comme si
plus rien n’importait. Et des choses qui importent, on peut en être
nostalgique.
En même temps, il
serait faux de penser que toute exigence disparaît fatalement avec l’adhésion à
un programme: on s’invente toujours des valeurs à défendre, même quand on sait
qu’elles sont relatives. Le scepticisme n’exclut pas la naïveté, l’attachement
à une morale et une vision du monde personnelles. Même si le scepticisme forme
un fond de conscience, on continue à faire des choix et à les affirmer, à les
suivre.
Ce qui reste de la “foi”,
c’est la pratique, simplement. Ce qui me paralysait dans le surréalisme,
c’était la foi en une finalité, une vérité à découvrir: tout ce qu’on faisait,
même les choses qu’on pouvait vivre comme une aventure – jeu ou promenade – devait
toujours déboucher sur une espèce de révélation, de conclusion– et moi, j’étais
toujours bloqué quand il fallait arriver à la conclusion. Plus tard, quand j’ai
abandonné la perspective surréaliste, la question du but à atteindre ne me
pesait plus et je suis arrivé à mes propres conclusions – mais qui étaient
autant de silences, si vous voulez. Car il y a avant tout un
mouvement, dans l’écriture comme dans la vie, un tissu qui se forme, où on est
pris peu à peu comme dans une toile d’araignée qu’on fabrique soi-même– bref,
quelque chose se crée, on avance mais sans forcément déboucher sur une
révélation. Ou plutôt, cette simple avancée me semble en soi être une
révélation, du fait qu’elle nous enrichit et nous donne comme une preuve de vie…
SD | Les polémiques de bas
étage qui fusent quelquefois entre les revues de poésie peuvent tout de même
apparaître comme dérisoires, comme si on continuait de s’inventer des combats
(néo-lyrisme contre littéralisme… ) pour masquer le vide évident de sa pensée.
Qu’en pensez-vous?
PK | Je ne suis pas contre toute polémique. Il est naturel qu’on prenne
position par rapport à ce que font les autres et je regrette que le jugement de
valeur soit aujourd’hui proscrit, au nom d’un consensus souriant et peureux. La
critique fait bien partie de la pensée et de l’échange entre les êtres, un tri
est par définition un signe de vie. Et on trie forcément dès qu’on choisit de
boire du rouge ou du blanc; si on se demande, de plus, pourquoi plutôt l’un que
l’autre, on avance aussi dans la connaissance des choses. Je trouve donc
malsain que l’idée de choisir ait si mauvaise presse aujourd’hui.
Je crois que même chez
Breton, ce qu’on donne un peu facilement aujourd’hui pour des a priori
moralistes étaient souvent –pas toujours – des attitudes plus vivantes, fondées
sur des expériences personnelles mais réelles. Quel exemple donner? le plus
grossier peut-être: il n’aimait pas les homosexuels mais il a bien accepté
Crevel parce que Crevel lui était sympathique; il était donc prêt à faire des
exceptions. D’ailleurs, s’il a exclu du groupe certains membres qui lui étaient
antipathiques, c’est parce qu’il savait qu’avec eux, le groupe ne pourrait pas
avancer. Reste, certes, la manière dont les choses se sont faites… Mais on trie
autant parmi ses amis… plutôt que de gâcher la soirée aux autres, mieux vaut ne
pas inviter celui qui va la saboter.
En revanche, s’enfermer
complètement dans des réactions, n’envoyer que des flèches à droite et à gauche
pour rester soi-même le seul dieu, ça c’est évidemment la mort aussi… On verse alors bien souvent dans une sorte de
rhétorique creuse Pour revenir aux surréalistes justement, j’ai eu un jour
entre les mains un recueil de textes rassemblés par les membres du groupe de
Bounoure et là j’ai été effaré: il y avait une chronique “à la manière du
surréalisme”, une attaque contre un trotskiste qui aurait eu une attitude
contre-révolutionnaire, mais c’était réduit, aussi bien pour le fond que pour
la forme, à quelque chose de si anecdotique, de si ridicule que ça ressemblait,
pardonnez l’expression, à une tache de graisse, c’était collant et inconsistant
en même temps… A ne faire que distribuer
des bonnes et des mauvaises notes au lieu d’avancer, à n’être plus que
jugement, on se dessèche soi-même.
SD | A propos de cette optique
d’échange qui semble être la vôtre… le partage poétique, la poésie faite par
tous, ces grands mots d’ordre, vous n’y croyez donc pas du tout?
PK | Non, pas au sens direct de cette “devise”, en tous cas – qui d’ailleurs
mérite d’être citée avec prudence. Quant aux échanges ludiques avec des amis,
il faut tout de même admettre, un jour, que la vie signifie aussi les soucis,
la maladie, la finitude et que la poésie doit à son tour en tenir compte, au
lieu de se confondre avec les seuls jeux et échanges passionnels.– dont la
recherche nous a fait aussi passer à côté de choses importantes. Et puis, on
est plus disponible pour jouer quand on est libre de tout attache, maintenant
ces attaches existent et les amis jouent plutôt avec leurs enfants qu’entre
eux. Alors, on se revoit, mais plutôt pour retrouver la simple présence des
autres. Et peut-être cette présence est-elle ce qui compte le plus, j’y crois
en tous cas plus, aujourd’hui, qu’aux grands projets. S’il m’arrive toujours de
pousser les échanges plus loin, c’est en parlant à des gens qui font des choses
analogues à ce que je fais moi-même et avec qui, à partir de là, le dialogue
peut déborder, aller jusqu’à l’effacement des cloisons, mais sans abolir la
conscience de ses limites. Où, avant, on était tourné les uns vers les autres –
prêts à se fondre les uns dans les autres – j’arrive à présent à des résultats
similaires mais où, avec mon interlocuteur, on suit plutôt des chemins
parallèles; on se fait des signes, mais comme d’un pont à un autre.
Vous savez, je crois que
le surréalisme a raté son rendez-vous avec quelque chose d’essentiel, que je
nommerais, moi, la métaphysique. Il l’a raté parce qu’il a depuis le début eu
toujours très peur du vide, de tous les vides, et le silence en est un. Le
silence n’est pas facile à fixer par l’écriture et bizarrement le surréalisme,
qui se prétendait tellement opposé aux mots maîtrisés, ne s’en est pas moins
noyé sous des mots au point d’oublier le silence qui parle dans les choses, et
même dans les textes d’ailleurs. Paradoxalement, il s’est dès lors fermé à une
partie importante de la communication, qui passe par l’indicible.
SD | Enfin, il y a aussi la
relation d’un poète à son lecteur, qui n’intéressait pas beaucoup le
surréalisme et qui est très présente chez vous. Dans La vie privée, après cet
exergue de Montale qui est déjà tout un programme (“ on dit que mes poèmes
n’appartiennent à personne, mais ils appartiennent à toi”), vous parlez aussi
de cet être invisible et omniprésent, à travers qui, en vous lisant, j’ai eu
l’impression d’entrer moi-même dans le texte; j’y ai vu l’idée d’une distance
que l’auteur impose au lecteur mais qui serait en même temps la seule à pouvoir
ressusciter la communication vacillante…
PK | Oui, mais justement: ce n’est plus l’objet d’une recherche
programmatique, mais simplement une chance à ne pas laisser passer, le cas
échéant.
Les poèmes, pour moi, ne
sont pas toujours de simples objets esthétiques à admirer, quelque chose se
révèle à travers eux qui permet aux autres de repenser certaines expériences,
voire de les prolonger par de nouvelles promenades. Le plaisir, dans ce cas,
n’est pas purement narcissique; ce qui me plaît, c’est que quelque chose qui
n’était qu’à moi se mette à circuler, qu’elle éveille des échos dans une autre
existence. J’ai un lecteur qui est devenu mon correspondant. Nous ne nous
sommes rencontrés qu’une fois ou deux, mais nous nous écrivons régulièrement, à
propos de poèmes, mais parfois on en vient à des confidences plus intimes;
c’est ainsi qu’on a pu retrouver tous deux, grâce à notre dialogue, certains
souvenirs “initiatiques” qui sont à la source même de notre goût pour la
lecture…
*****
EDIÇÃO COMEMORATIVA |
CENTENÁRIO DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidado: Winsor
McCay (Estados Unidos, 1869-1934)
Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 142 | Setembro de 2019
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
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