Membre du groupe surréaliste
britannique depuis 1936, Conroy Maddox s’est d’emblée manifesté par son refus de
la compromission. Lors de l’exposition surréaliste internationale de 1936 à Londres,
il trouble la quiétude des manifestations en dénonçant l’opportunisme et le dévoiement
qui règnent dans les rangs des exposants, plus intéressés par l’imagerie surréaliste
que par l’esprit contestataire. Dès lors, il n’a jamais cessé de pratiquer un surréalisme
intégral, viscéral, à rebours de tous les automatismes lucratifs. A quatre-vingt-neuf
ans, l’inventeur de l’écrémage, auteur d’une biographie critique de Dali, est le
dernier représentant du surréalisme de la première période en Grande-Bretagne, ce
qui lui vaut d’être courtisé par bon nombre de galeries (la dernière en date n’est
autre que Les Yeux fertiles à Paris), et de se voir choyé par les chercheurs es
surréalisme (sa biographie écrite par Silvano Levy va paraître en Grande-Bretagne,
et la revue Pleine marge s’est intéressée
dernièrement à ses rapports avec Charcot). Ce n’est pourtant pas un ponte statufié
dans la rigidité de ses principes que Litur a rencontré en Novembre dernier, mais
un colleur impénitent, traquant derrière sa mise en cause de la paternité auctoriale,
l’image terrifiante du Père et de ses serviteurs zélés.
(A.H)
SD | Conroy Maddox, vous avez fait
profession de surréalisme intégral depuis soixante-six ans. Comment avez-vous découvert
le mouvement?
CM | Un jour, à Birmingham, vers 1933, j’ai lu un ouvrage de R. H Wilanski qui
parlait de la peinture française avec un court passage sur le surréalisme. Ca m’a
donné une idée de ce que je pouvais trouver dans ce mouvement, mais je ne savais
rien de ce qui se passait à Paris.
En même temps, j’ai lu les
lettres de la reine Victoria . Ce qui m’a frappé dans cet ouvrage, c’était une lettre
qu’elle avait écrite à une amie, lettre où elle disait que, ne sachant quoi offrir
au Kaiser Willy pour son anniversaire, elle avait décidé de lui faire don de la
montagne Kilimandjaro.
A ce moment, l’étrange cadeau
de la reine Victoria à l’empereur d’Allemagne, combiné aux quelques lignes que j’avais
lues sur le surréalisme dans le livre de Wilanski m’inspira mon premier tableau
surréaliste. Il s’agissait d’une pièce de taille moyenne, qui a d’ailleurs disparu
aujourd’hui, sans que j’aie jamais pu en prendre la moindre photographie, représentant
l’empereur d’Allemagne monté sur un cheval, trônant devant la montagne du Kilimandjaro
en arrière-plan. Il me semble que la reine y figurait également, mais je ne sais
trop où.
Dès ce jour, je n’ai cessé
de m’intéresser aux activités du mouvement: en 1935, je suis monté à Londres où
j’ai acquis un certain nombre d’ouvrages en relation avec lui. Ainsi, chez Zwemmer,
j’ai acheté Une semaine bonté de Max Ernst, mais aussi la revue parisienne de l’époque,
et plus globalement tout ce que j’ai pu trouver sur la question. Parallèlement,
j’ai entrepris de me plonger dans l’étude de l’automatisme, et j’ai réalisé quelques
tableaux d’après cette méthode.
Je n’ai pas attendu, comme
tant d’autres opportunistes, que s’ouvre l’exposition internationale du surréalisme
pour être actif. C’est d’ailleurs parce que je me sentais réellement surréaliste
que je n’ai pas voulu participer à cette exposition où s’étaient regroupés tant
de pique-assiettes qui ne cherchaient qu’à se faire de la publicité et à vendre
leurs œuvres, et qui, dès que l’exposition s’est terminée, sont retournés à leurs
productions abstraites sans s’impliquer le moins du monde dans la vie du groupe.
Le surréalisme n’est pas une étiquette qu’on affiche par intérêt ; c’est une façon
de vivre.
SD | En plus de soixante ans de
surréalisme absolu, vous avez eu l’occasion de fréquenter quelques-uns des artistes
les plus remarquables de ce temps, non seulement parmi les membres du groupe anglais
(Mesens, Penrose, Eileen Agar) mais aussi parmi les représentants du surréalisme
parisien (Miro, Tanguy, Max Ernst, Jaguer et bien-sûr Dali, à qui vous avez consacré
une biographie). Laquelle de ces rencontres diverses a été décisive pour vous?
CM | Les conversations que j ai eu avec Mesens ont été parmi les plus intéressantes
de ma vie, même si je ne suis pas certain qu’elles ont eu un effet décisif sur mon
travail. Mesens a été un ami proche, auquel j’ai souvent prêté mon appartement et
avec lequel j’ai effectué quelques collages. Il connaissait tout du mouvement belge
pour y avoir appartenu et avait une vision très fine de l’œuvre de Magritte. J’ai
beaucoup appris grâce à lui, en particulier parce qu’il avait lu la poésie et les
essais des auteurs français et que, de ce fait, il avait l’intuition de ce qu’était
réellement le surréalisme. C’est une chose qui a manqué au groupe anglais, la connaissance
de la philosophie véhiculée par le surréalisme. Les membres du groupe confondaient
trop souvent imagerie et philosophie surréalistes, au détriment de cette dernière.
Et puis bien-sûr, la rencontre
avec Max Ernst, à Paris, après la guerre, a été primordiale pour moi. D’abord parce
que j’admirais énormément Ernst qui était un de mes peintres préférés. Et puis parce
que c’était un artiste très volubile, qui n’était en rien avare d’informations sur
les procédés techniques qu’il utilisait. Je me souviens que nous avons parlé du
procédé de la décalcomanie qu’il venait de renouveler en l’appliquant à des épreuves
colorées, et non plus à des travaux en noir et blanc comme ça avait été le cas jusqu’alors.
Comme j’étais moi-même en pleine phase d’exploration de cette technique, il m’avait
conseillé de me servir d’une plaque de verre et de la presser légèrement sur la
palette de couleur avant de transférer l’image ainsi obtenue sur une feuille de
papier, au lieu d’appliquer directement la feuille de papier sur la palette. Il
avait découvert que, le verre étant une surface plus lisse que le papier, les couleurs
accrochent moins et se répartissent plus librement sur le support final que lorsqu’on
utilise directement le papier. J’ai immédiatement appliqué cette méthode à mes propres
investigations.
En ce qui concerne Dalí,
ça n’a pas été le même type de relation. Je l’ai rencontré plusieurs fois, dont
une première lors de l’exposition internationale du surréalisme de 1936, ou Mesens
me l’avait brièvement présenté. Il était débordant d’imagination, il voulait transformer
Londres en une sorte d’image surréaliste permanente. Mais je n’ai jamais eu l’occasion
d’avoir une véritable discussion avec lui. Par la suite, des années plus tard, en
1978, je me suis rendu à Port-Lligat pour collecter des informations afin d’écrire
sa biographie. Nous avons eu des relations professionnelles très correctes; et,
bien qu’on m’ait appris par la suite qu’il n avait pas vraiment apprécié mon livre
pour la critique que j’y faisais de sa subite dévotion au christianisme, il m’a
autorisé à reproduire certaines oeuvres comme un Nu ou le tableau intitulé ‘’Desnudo
de Calcomania’’ qui ne l’avaient jamais été jusque-là. Cependant, on ne peut
pas dire qu’il m’ait traité en ami: il avait l’habitude de demander aux gens qui
venaient le voir - et qui pour la plupart possédaient des yachts – d’aller dormir
sur leur bateau et il n’a pas fait exception pour moi. Mais comme je n’ai pas la
chance d’avoir un yacht, je suis allé dormir a l’hôtel de Port-Lligat, avec comme
seul privilège de dîner le soir en sa compagnie au restaurant de l’hôtel. Cela dit,
je sais qu’il pouvait être très généreux. Il offrait quelquefois des oeuvres à ses
amis proches, et il est même arrivé que son épouse Gala , dont on sait combien elle
était avare de présents, ait été forcée d’aller reprendre certains tableaux qu’il
avait offerts sans grand discernement.
CM | Directement? Je ne saurais le dire. J’ai une grande admiration pour Picasso
qui a éminemment contribué à changer la face de la peinture moderne, mais aussi
pour Max Ernst. Je suis également fasciné par Grünewald, un peintre que j’ai vu
exposé à Colmar, à cause de ses sujets horrifiques, de sa fantaisie, de sa capacité
de représentation. Ou par Arcimboldo. Mais je ne peux pas dire qu’ils m’aient consciemment
influencé dans mon travail.
Quand je travaille, je suis
surtout inspiré par ce qui m’entoure, par tout ce qui appartient a la vie de tous
les jours. Ce peut-être un livre que j’ai lu, par exemple L’enfant vert de Herbert Read qui m’a plu
au point que j ai réalisé trois versions différentes du Green Child pour tenter
de donner un visage à cet enfant qui me hantait.
Ce peut-être également un
évènement des plus banals. Ainsi, j’ai peint un tableau représentant le Christ portant
son crucifix dans un taxi juste après avoir entendu mon biographe Silvano Levy dire
que le Christ s’était rendu à Calgary. J’ai tout simplement eu envie de faire un
usage surréaliste de cette idée absurde. Voyez, un tableau doit toujours partir
d’éléments concrets et reconnaissables, tirés du réel, pour les transformer en scénarios
impossibles. C’est pour cette raison que j’apprécie les collages, lesquels usent
précisément de matériaux tirés du réel comme les coupures de journaux. C’est aussi
pour cela que j’ai très vite abandonné l’automatisme, lequel, en plus d’être monotone,
conduit très rapidement à l’abstraction.
SD | En plusieurs dizaines d’années
d’aventure surréaliste, vous avez essayé toutes les techniques, et peint plusieurs
tableaux entièrement automatiques. Estimez-vous que l’automatisme pur soit efficace?
CM | J’ai effectivement peint et dessiné des séries entières de tableaux automatiques,
mais je dois avouer que l’automatisme pur a ses limites (comme en littérature, voyez).
A force, on ne progresse plus, on retrouve toujours les mêmes formes, les mêmes
figures. Les tableaux que j’ai peints de cette façon sont vraiment à part dans ma
production. Ils n’ont pas vraiment influencé le reste.
SD | Pouvez-vous préciser quelle
part vous accorderiez au conscient dans le travail artistique?
CM | Si tout commence certainement par une idée inconsciente, il importe d’utiliser
consciemment cette idée pour montrer une réalité réelle mais contradictoire.
SD | Vous êtes l’inventeur de la
technique de l’écrémage. Pouvez-vous m’en dire plus sur ce moyen de forcer l’inspiration?
CM | Sur une surface donnée, où on a préalablement mélangé de l’eau à une substance
qui ne s’y dilue pas, de l’huile en d’autres termes, on projette quelques gouttes
de gouaches de différentes couleurs. On passe ensuite une feuille de papier sur
le mélange, qu’on peut avoir tourné afin de modifier les formes prises par les éclaboussures,
et on regarde le résultat. A l’inverse, il est possible d’obtenir une base similaire
en parsemant de peinture à l’huile un plat dans lequel on a préalablement versé
de l’eau pure.
Ce procédé n’est pas sans
en rappeler d’autres, comme les sables de Masson ou la décalcomanie, mais, contrairement
aux autres qui ont pu être pris comme moteur de création en soi, il se combine toujours
à d’autres étapes créatrices. Il s’utilise comme une base à développer: à partir
d’une forme purement involontaire obtenue par l’écrémage, ont peut créer une image, un monstre par exemple,
ou un oiseau. C’est très intéressant, comme possibilité.
Voyez, l’inconscient et le
conscient, l’involontaire et le volontaire sont étroitement mêlés ici. Mais c’est
comme cela pour la plupart des peintures surréalistes.
SD | Vous semblez plus proche de
la conception dalinienne du surréalisme que de la défense de l’automatisme…
CM | Dans un sens, vous avez raison. Je ne crois pas à l’automatisme pur. Pour
moi, cette méthode n’est pas entièrement satisfaisante parce qu’elle éloigne celui
qui s’y livre de la réalité. Or, je ne veux pas être arraché à la réalité. Les propositions
de Breton, celles du début tout au moins, avaient le tort d’exclure la réalité en
se fondant exclusivement sur l’étude de l’inconscient. Le surréalisme ne doit pas
être l’occasion de s’évader mais d’accéder à une autre lucidité.
Il faut se garder d’acquiescer
à toutes les idées de Breton sur le sujet. N’oublions pas (chose que je n’ai jamais
comprise d’ailleurs, d’autant que même dada dédaignait d’établir une frontière entre
les techniques poétique et artistique) que, sans pour autant la condamner formellement,
il s’est longtemps demandé si la peinture pouvait être un moyen réellement efficace
d’atteindre à la surréalité. En fait, je doute qu’il ait jamais vraiment compris
la peinture en profondeur. C’était un poète. Voyez Le surréalisme et la peinture:
il évoque beaucoup de choses, c’est plein d’idées, il écrit de très belles choses
sur les tableaux, mais il ne parle pas de la peinture.
J’ai donné il y a quelques
semaines une conférence sur Eileen Agar [une autre artiste, membre du groupe surréaliste
britannique]. Croyez-vous que j’aie analysé les lignes de ses tableaux, la manière
dont elle disposait ses formes dans le cadre, la structure de sa peinture ou son
message sous-jacent? Non. Tout cela, chacun peut le voir, il suffit de regarder
ses œuvres. La peinture existe en tant que phénomène. Ce que j’ai dit, et qui me
paraissait important, c’était qu’Eileen Agar, entre autres choses, aimait collectionner
toutes sortes de choses, des bouteilles, etc, et que c’est à partir de ces matériaux
qu’elle travaillait. Je préfère parler de ces choses qui appellent le tableau, ces
éléments épars qui lui permettent d’exister plutôt que d’en donner une interprétation.
SD | Vous parlez de la peinture
comme phénomène, et refusez d’en parler comme d’un objet. Pour vous, la peinture
aura donc toujours à voir avec la vie…
CM | Oui, je suis assez d’accord avec vous. Il serait impensable pour moi, en
tout cas, de travailler sur des blocs de différentes couleurs comme un Mondrian.
C’est trop abstrait, cela ne me parle pas. Evidemment, c’est amusant et décoratif,
et il faut reconnaître que ce n’est pas désagréable à regarder, parce que toute
cette structuration et cette recherche sur les couleurs tendent vers une certaine
harmonie, mais, pour moi, cela revient à décorer une boîte ou un meuble d’appartement.
En faisant l’impasse sur
la dimension humaine, on arrive à ce genre d’apories, desquelles il est impossible
de s’échapper. Vous comprenez, cette peinture n’est rattachée au réel par aucun
lien, d’aucune sorte: elle ne dérange donc ni ne stimule aucun esprit humain.
Au fond, l’abstrait est un
mode de représentation très puritain, car il n’admet pas les conflits. Il passe
sur la vie sans la toucher, regarde droit devant lui en dédaignant les obstacles,
les cataclysmes, les raz-de-marée. Le surréalisme, lui, touche à tout cela, il met
les pieds dans le plat. C’est cela que j’aime en lui.
Regardez Chirico, lui n’a
jamais accepté de rompre avec la réalité. Il peignait des rues, des squares, tout
à fait quotidiens. Et puis, dans toute cette quotidienneté, quelque chose se passait,
l’étrangeté s’immisçait, mais sans heurt, presque normalement. Moi-même, j’ai l’ambition
de ne jamais m’écarter de la réalité. C’est ma propre réalité, bien sûr, une combinaison
des choses influencée par mon désir, mais quand je peins un ciel, c’est un ciel,
une boîte, c’est une boîte.
SD | Le tableau serait la réalisation
concrète du désir…
CM | Oui, tout à fait…
SD | Et c’est peut-être ce qui
vous intéresse autant dans les objets. Qu’est-ce qui vous attire dans la création
d’objets surréalistes?
CM | Je ne sais pas. Silvano [Levy] dit que c’est parce que mon père était un
collectionneur d’objets. Mais, vous savez, je ne veux pas m’analyser moi-même. Je
ne sais tout simplement pas quoi en dire.
SD | Vous ne voulez pas vous analyser…
CM | Non. Je pense sincèrement que c’est la dernière chose qu’un peintre doive
faire: s’analyser. Je ne veux pas devenir conscient de mes propres procédés, de
mes propres obsessions, car cela m’amènerait à construire sans cesse des démonstrations
de mes fantasmes plus qu’à peindre des tableaux. C’est comme Chirico, on a beaucoup
glosé sur les symboles sexuels dans ses œuvres… Mais, s’il avait été conscient lui-même
de ces implications, il se serait peut-être dit: pourquoi peindre un cendrier si
en fait je veux peindre une femme? Evidemment, dans ce cas, cela aurait beaucoup
appauvri ses images.
L’exemple le plus frappant
du problème posé par l’auto-analyse reste le travail de Reuben Mednikoff et de Grace
Pailthorpe: lui analysait ses tableaux et elle analysait les siens. Résultat, à
mon avis, un travail avorté tant du point de vue de la réflexion que du point de
vue pictural. Leurs dessins se résumaient exclusivement à des signes sexuels, finalement
très univoques. C’était assez manichéen, parce que trop transparent. On ne peut
jamais réduire un tableau à une suite de perversions organisées sur la toile, comme
il l’ont fait, et comme beaucoup de critiques le font à propos des tableaux surréalistes,
en passant tout au travers du prisme freudien. C’est un peu facile et finalement
pas très porteur. Beaucoup moins en tous cas que les images ambiguës d’une œuvre
qu’on peint sans préjuger du sens qu’on va lui donner.
SD | Un des mouvements qui me semble
animer vos oeuvre le plus clairement, que ce soit dans le J.C Kit, petit cadre dans
lequel vous avez regroupé tous les éléments utiles à une crucifixion en bonne et
due forme, dans les photos de nonnes débauchées que vous avez prises dans les années
quarante , ou encore le bien nommé tableau Hôtel de Sade, c’est votre anti-cléricalisme,
votre rejet du christianisme et de ses implications pudibondes…
CM | C’est vrai. Et j’ai également écrit aussi souvent que je le pouvais pour
dénoncer les méfaits de la religion. S’il y avait eu plus de lions à Rome, on n’aurait
pas eu droit à toutes les tortures mentales que la chrétienté nous inflige depuis
si longtemps… Mais dans notre situation, il faut bien y suppléer, par la peinture
et les collages, par exemple.
Vous avez vu ces crucifix
qu’ils portent en guise de collier? Ridicule. Si le Christ était descendu sur terre
aujourd’hui, ils ne l’auraient certainement pas crucifié…ils l’auraient mené à la
chaise électrique, et après, ils auraient très certainement porté en son hommage
une chaise électrique miniature autour du cou. Ils célèbrent sa mort, voyez. Ils
font de l’humour noir sans même le savoir.
Vous savez, je ne vois aucune
justification à la religion. Nous vivons dans des sociétés où les gouvernements
nous laissent par chance une certaine liberté d’expression: nous ne vivons pas sous
l’emprise d’une dictature. Et les seules personnes qui continuent à nous aliéner,
ce sont les religieux. Je ne suis pas sûr qu’en Amérique, par exemple, je pourrais
exposer mes collages anticléricaux sans me faire tout simplement lyncher, car, là-bas,
les serviteurs de dieu ont plus que jamais pris le pouvoir. Ils contrôlent l’esprit
des gens et profitent de leurs faiblesses pour les aliéner encore plus sûrement
que ne le ferait une dictature. Une fois qu’ils ont pénétré leurs esprits, leurs
paroles agissent comme un poison: ceux qui sont atteints sont très difficiles à
guérir, parce que chaque évènement de leur vie quel qu’il soit nourrit leur névrose.
Prenez le président des Etats-Unis, Georges Bush, il est en train de transformer
la guerre contre les fanatiques musulmans en croisade chrétienne. Il attribue chaque
nouvelle victoire à Dieu. Difficile d’en sortir dans ces conditions.
Et puis, c’est une question
de vanité aussi. Un jour j’ai rencontre un évangéliste dans le métro qui prétendait
avoir reçu directement de Dieu de l’argent au moment où il en avait besoin. J’ai
eu beau tenter de lui prouver que ce n’était pas possible, il ne m’a pas écouté
une seconde, et pour cause; dans son esprit, Dieu était descendu tout exprès pour
le voir. C est tout de même séduisant comme idée, non? Voila sur quelle base les
idées les plus absurdes se forment.
Le problème, c’est que ces
idées ont concrètement coûté la vie à des centaines de milliers de personnes et
que ça continue aujourd’hui encore. Voyez l’Inquisition, et maintenant ce qui s’est
passé à New York, et la guerre en Afghanistan.
SD | D’un côté le puritanisme et
la piété les plus zélés reviennent sous couvert des guerres de religion, d’un autre,
la mode du ‘’porno-chic’’, et de la pornographie tout court, modifie singulièrement
la conception qu’on peut avoir de l’amour. Ne pensez-vous pas que, dans ce contexte,
les surréalistes, qui ont toujours affirmé leur désir de voir l’amour fou triompher
dans toute sa liberté sur la trivialité quotidienne, aient une part importante à
jouer?
CM | On ne peut que déplorer que la pornographie ait envahi toutes les ondes,
de la télévision à internet. Mais attention, je ne me prononcerai jamais pour la
censure.
Dans ce contexte, il est
plus urgent que jamais de parler de Sade, de le réhabiliter, lui qui a été tellement
dénigré par ses contemporains, et qui reste si mal compris aujourd’hui. Avec Sade,
on n’est pas du tout dans la pornographie, on est impliqué différemment dans l’expression
des choses de l’amour.
Une femme a très bien expliqué
cela, une critique américaine, qui a consacré un volume excellent à La femme sadienne.
Mais on ne doit pas s’arrêter là.
SD | C’est amusant que vous évoquiez
le point de vue d’un écrivain féminin, car il me semble justement que la vision
féminine de l’érotisme est encore trop méconnue. Aujourd’hui, d’ailleurs, un certain
féminisme entre dans le mouvement. Il ne s’agit pas seulement de lectures féministes
du surréalisme, dont vous avez dû entendre parler, mais d’une volonté des femmes
impliquées dans les groupes actuels de se mettre en avant en tant que ‘’femmes surréalistes’’.
Pensez-vous qu’il soit bon de parler de ‘’femmes surréalistes’’, ou que cela introduise
une nouvelle ségrégation entre les surréalistes des deux sexes?
CM | Il me semble que chez Breton, il y a toujours eu une certaine propension
à considérer les femmes comme des ‘’citoyens de seconde zone’’. Je n’ai jamais approuvé
cette tendance, car il me paraît évident que les femmes ont les mêmes droits que
les hommes.
Les femmes étaient effectivement
soumises au tout début à une certaine ségrégation. Vous savez, au commencement,
le groupe n’était constitué que d’hommes, de poètes (même pas de peintres d’ailleurs,
il y avait aussi une certaine forme de ségrégation envers les peintres, et il a
fallu attendre Dali pour que la situation à leur endroit se clarifie réellement,
mais passons). Et puis, avec les années, les femmes ont commencé à prendre de l’importance
dans le groupe, à conquérir une certaine liberté, liberté qu’elles n’auraient jamais
eu dans un autre mouvement- cela aussi, il faut le souligner. De plus en plus de
femmes sont entrées dans le mouvement, il y en a eu cinq dans le groupe britannique,
elles étaient pratiquement majoritaires ! Et il est inutile de dire que j’approuve
totalement cette évolution.
Quant aux livres sur les
femmes surréalistes, j’en ai un, celui de Whitney Chadwick. Elle critique l’attitude
des surréalistes français, leurs préventions à l’égard des femmes et il faut reconnaître
qu’elle a en grande partie raison. Prenons les recherches sur la sexualité: ce n’est
qu’au bout de plusieurs séances qu’ils se sont demandés s’il serait bon de convier
une femme ! Et ils ne l’ont pas fait ! C’est comme leur attitude envers les homosexuels,
en particulier leur prévention contre Cocteau, il y a là-dedans une intolérance
inacceptable …même pour l’époque. Dans d’autres pays que la France, les femmes ont
été acceptées beaucoup plus facilement. Pour en revenir à l’ouvrage de Chadwick,
il est également précieux en ce qu’il rassemble des œuvres de valeur, qui ne seraient
malheureusement pas connues si elle n’avait pas fait ce travail.
Vous parlez d’une nouvelle
ségrégation dans le fait de mettre l’accent sur la ‘’femme surréaliste’’. Mais ce
n’est pas en faire une que de savoir apprécier la manière très spécifique qu’ont
les femmes d’aborder un sujet, de le peindre. Les femmes ne peignent pas comme les
hommes, vous savez, il n’y a pas de hiérarchie mais des différences. D’abord, seules
les femmes peuvent se peindre elles-mêmes comme sujets, et exprimer leurs propres
sentiments. Les hommes ne les voient jamais qu’en tant qu’objets: même les femmes
de Magritte restent des objets, à manipuler. Et puis, un tableau peint par une femme
a une facture particulière, même si je n’irais pas jusqu’à dire qu’on puisse en
distinguer la féminité immanquablement au premier coup d’œil. Regardez ce tableau
de Leonora Carrington, Intérieur avec trois
femmes: il y a une certaine délicatesse, une finesse d’exécution, une langueur
presque spectrale des tons, qui me semblent très typiquement féminins. Je peux me
tromper, ce n’est pas une garantie absolue, mais c’est mon sentiment.
SD | Vous continuez à être en relation
avec plusieurs revues surréalistes internationales telles que Mandragore, Menu ou
La tortue-lièvre. Quelles sont, d’après vous, les plus importantes innovations qu’ait
apporté les publications du surréalisme actuel?
CM | En ce qui concerne les revues, et la philosophie qu’elles expriment, je
ne vois pas d’innovations majeures. Les premières revues, comme La révolution surréaliste, répondaient
à un projet quasi-scientifique, auxquelles elles se tenaient avec la plus grande
rigueur. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas, les revues se succèdent et
on y gâche pas mal d’encre et de papier.
Le problème majeur me paraît
tenir à leur financement. Alors qu’il est relativement facile d’obtenir de l’université
ou d’autres organisme des fonds pour publier des stupidités sur le surréalisme,
il n’est plus possible de sortir un ouvrage surréaliste digne de ce nom. Au début,
nous contournions le problème en unissant nos forces et nos finances, mais à présent,
avec la dispersion qui règne dans les groupes, ce n’est plus aussi facile.
Tout cela ne me rend pas
particulièrement optimiste. Il est tellement plus facile et lucratif d’éditer des
textes critiques sur le mouvement que de s’engager dans l’aventure créatrice. Il
faut bien vivre, n’est-ce pas?
*****
EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO
DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidada: Rachel Baes
(Bélgica, 1912-1983)
Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 143 | Outubro de 2019
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
logo & design | FLORIANO MARTINS
revisão de textos & difusão | FLORIANO
MARTINS | MÁRCIO SIMÕES
ARC Edições © 2019
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