domingo, 14 de julho de 2019

ERNEST PEPIN | Hommage à Aimé Césaire


J’ai la rude tache ce soir de vous parlez d’Aimé Césaire en sa qualité d’écrivain. Rude tache, en effet car il semble qu’en la matière tout ait été dit et cette situation me condamne au redire.
Redire qu’il s’agit d’une écriture profondément lyrique (le Cahier), déployée en vagues hurleuses afin de fouetter les  durs récifs d’une raison truquée et d’un humanisme par trop étriqué. Et chaque frappe déchiquetaille la phrase, l’oblige à des contorsions rusées, à des esquives inattendues, à des éclaboussures scintillantes, à des mobilités surprenantes. Vous l’aurez compris, l’effet est de déséquilibrer les édifices prétendument cartésiens par une sorte de surenchère de la raison, par une sorte de démesure à la fois baroque et ciselée.
Redire qu’il s’agit d’une écriture qui sait aussi se concentrer en des dits lapidaires, s’ouvrir au tranchant des blessures historiques ou intimes, se concasser en semis rêche ou en hoquets lancinants.
Redire que cette écriture là, remonte d’abord de la cale du bateau négrier pour ensuite épouser les pulsions et les impulsions d’un tournoiement qui, entre vertige et mémoire, tente de trouver le chemin d’un ciel à jamais perdu.
Redire que toutes les pesanteurs tragiques de la plantation, toutes les folies de la domination, toutes les norias d’une histoire aveuglée par la douleur existentielle, toutes les impasses de la soumission, toutes les fausses malédictions du racisme sont comme dynamitées par cette écriture accorée à un refus majeur: celui de la déshumanisation.
Et c’est cela le défi relevé en des phrases convulsives brandies comme un bouclier, comme des lances enflammées pour précisément préserver la possibilité d’une réconciliation avec soi-même et avec tous les monstres infâmes qui déshonorent la dignité humaine.
D’où une posture biblique tour à tour implorante, tour à tour insolente, tourmentée par la sainte colère d’un Moïse armé des tables de la loi.
D’où cette écriture d’un missionné de la damnation et de la rédemption tout uniment voué au salut.

Ma voix sera la voix…
Et c’est pour vous que je parlerai…

Parole palimpseste où grouille, en dessous, un savoir encyclopédique des plantes, des géographies, des histoires, des civilisations, des mythes et donnant, à entendre, en dessus, le précipité chimique des phénomènes de transmutation, de révélation, d’oxydation, de combustion, d’explosion, d’une matière verbale instable  que le poète se doit de maîtriser pour “conjurer l’informe”.
Parole où se jouent la plus sincère des rébellions et la plus belle des adhésions à une éthique de la liberté.
Parole donc de plaidoirie (Le discours sur le colonialisme) traquant en procureur érudit la faute de la faute, le frauduleux, l’illégitime, la lèpre hideuse des contrefaçons pour obtenir quitus, exonération, d’un péché illusoire: celui d’être nègre, c’est-à-dire, selon une grande majorité, en dessous du genre humain.
J’ai entendu dans un film la réplique suivante:

— De quel droit avez-vous bousculé cette femme?
— Où avez-vous vu une femme, je ne vois que des négresses ici!

Ce court dialogue en dit long sur ce qu’il fallait combattre non pas seulement en s’y opposant mais en démantibulant, pièce par pièce, les soubassements intellectuels, idéologiques, esthétiques de ce devoir de violence que s’arrogeait la civilisation occidentale. La violence suprême étant le droit à la violence impunie. Un droit dont le code se nourrissait de toutes les hypocrisies, de toutes les négations, de toutes les ruses, de tous les mensonges, qui articulent trop souvent les rouages idéologiques érigés en ontologie suprême. Il suffit de relire le discours sur le colonialisme pour comprendre que face au discours du colonialisme, il fallait un contre-discours, une contradiction pour invalider la méthode du discours et le discours de la méthode coloniale.
Au cœur de ce discours, l’autre prisonnier d’une tératologie imaginaire, l’autre disqualifié en raison même de son altérité, l’autre comme masque hideux, infernal de la part refusée de soi-même. L’autre infrahumain, extra-terrestre, “fumier de champs de cannes”, l’autre non pas déchu mais jamais échu pour cause de primat de l’essence. Et c’est ce discours de l’autre que Césaire fait remonter des caves même du Vatican, des souterrains de la philosophie, des égouts (pensons à Victor Hugo!) de toute la pensée, de toute la morale, de tout le système où s’élabore l’exclusion, la domination d’une grande partie du genre humain.
Discours inévitablement subversif par son origine, par son projet, par sa formulation.
Il ne s’agit pas en effet de se plaindre! Il ne s’agit pas de gémir sur soi! Il s’agit de sauver la victime et le bourreau en les entraînant dans le seul espace où leur relation peut devenir possible: l’espace de l’humanisme.
Les mots de la victime charroient des squelettes, des requins, du sang, des rêves effondrés, des cauchemars tenaces, des impossibles de l’existence, des sanglots noirs.
Cependant loin de se stériliser dans le crachat des douleurs, les mots de la victime redessinent l’horizon, reconfigurent la pensée, postent une espérance, en saisissant la totalité de l’humain. Il est place alors pour des trouées de tendresse, des chevelures déployées, des rousseurs splendides, des ailes de menfenil, de pollens. Autant le vocabulaire des douleurs est biologique (et psychique) autant celui de l’espérance s’amarre souvent au paysage (extérieur/intérieur) comme la barque même d’une terre promise.
Les mots du bourreau sont inscrits en creux dans cet inventaire poétique de l’inacceptable. Ils sont présents dans les traces, les cicatrices, les sillons comme une écriture dans l’écriture qui vient épaissir le sens et le sang.
Le passage de la terre damnée à la terre promise, de la barbarie à l’humanisme, s’opère par tous les supports de la migration, du voyage, du mouvement (cheval), du flux, de la mer et même de la pensée, de la germination. Toute une prolifération énergétique est alors convoquée.

Nous montons…
Mot de passe!

Il n’échappera à aucun lecteur que nous nous trouvons devant une poésie-paysage. Je veux dire que le paysage est dans l’œuvre d’Aimé Césaire la matrice d’une poétique constamment animée par les valeurs symboliques du désastre ou du salut. Une vision quasiment animiste, vitaliste et philosophique du paysage s’impose au poète et son action, dès lors, relève du déchiffrement d’un autre langage dispersé dans les mares, les mangroves, les volcans, la mer, les mornes etc. Le paysage se lit et se lisant engendre les images, les symboles, les raccourcis d’une conscience toujours en état d’alerte et qui détecte les fractures, les blessures afin de tenter le miracle d’une possible guérison et d’un surgissement total de l’être au monde.

“Les cent pur-sang hennissant du soleil”
“Essentiel paysage”
“La paupière des brisants”
“La mer humant la paix sacrificielle”
(in Poème Les pur-sang”
“Bananier pathétique” (in Survie)
“le lait des mancenilliers” (in la forêt vierge)
“ les ignames dans le sol marchent à grands pas de
Trouées d’étoiles” (in tam-tam II)
“l’hibiscus qui n’est pas autre chose d’un œil éclaté
D’où pend le fil d’un long regard, les trompettes des
Solandres,
Le grand sabre noir des flamboyants (…) (in Elégie)


Il y a en a tant et tant dans un processus de déconstruction rageuse et de reconstruction espérante.
Comme si le mot, la phrase, le vers, le dit devaient emporter sur ses semelles cette renaturation des concepts les plus abstraits. Cette domiciliation d’un imaginaire vibrant de toutes les données du paysage et du pays.  Il y a dans Aimé Césaire un vieux paysan qui scrute les mystères des fourmis folles, l’invisible poussée de la plante, les formes étranges et contagieuses qui enflamment la beauté barbare d’un réel où les racines se confondent avec les lignes de la main, où le va-et-vient des ordres  du vivant brise les frontières et projette l’immense liberté d’une esthétique du désordre et de la communion. Toute sa vie durant, il tiré du paysage la force d’une revitalisation et la formulation sublime d’un univers où la pensée accepte les incessantes métamorphoses par où passe contradictoirement les cauchemars et les rêves.
Alors on a parlé de surréalisme. On a même parlé de surréalisme noir! ” Je n’ai jamais été surréaliste!” m’a confié Aimé Césaire d’une voix presque indignée. Lorsque le regard transforme le regardé en mémoire des origines, en insoutenable défilé de monstres, en coalescence de la diversité et pour finir en principe même des forges de la vérité, le surréel apparaît. Parce que rien n’est plus onirique que le réel. Il suffit de prendre un microscope, une longue vue, pour s’en rendre compte. En ce sens Aimé Césaire est peut-être d’un réalisme extrême: celui qui restitue au réel toute la lucidité d’un regard dont le terreau est fertilisé par une somme de savoirs. Et nous sommes pris avec lui dans “ le sacré tourbillonnant ruissellement primordial au recommencement de tout”
Souvenez-vous:

“le bananier lustre son sexe violet”
“le morne oublié, oublieux de sauter”
“les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé”
“la mort hoquette comme l’eau sous les cayes”
“ les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l’espoir le long geste d’alcool de la houle”

Cahier d’un retour au pays natal!
Et qu’il me soit permis d’ajouter que c’est dans cette lecture du paysage, dans cette invention poétique du paysage que Césaire est créole.

“la paupière des brisants se referme”
“feu juste feu du manguier de nuit couvert d’abeilles”
“lézards avaleurs de soleil”
“le jet du grand mapou”
“la race royale des amandiers de l’espérance”
“l’accolade des sangsues fraternelles”
“le palmier à travers ses doigts s’évade comme un remords”
“un bouquet d’oiseaux-mouches”
“tout un mai de canéficiers”
“les cécropies cachent leur visage
Et leurs songes dans le squelette de leurs mains phosphorescentes”
“assez que les mots se transforment en cassave de poussière”
“quand les carêmes pourchassaient par les mornes
L’étrange troupeau des rousseurs splendides”

Quand je dis que Césaire est aussi créole, je veux dire que ses images sont montées sur un imaginaire créole comme le diamant au sommet de sa bague. Il faut pour écrire cela non seulement une intimité avec le paysage, mais encore cette limaille créole qui vient s’aimanter au pur métal des visions.
Par contre, il n’est pas que créole, ouvert aux souffles du monde dès lors qu’ils servent son expression. L’Occident, l’Afrique, des pays lointains tendent leurs mots pour démailler le langage et l’installer dans l’éloge de l’universel.
Qu’on y prenne garde. Il ne s’agit pas du vieil universel jaloux, étroit, excluant. Il s’agit d’un universel accueillant tous les peuples, toutes les peaux, toutes les cultures dans l’insolite bouquet d’une fraternelle conciliation. D’un universel qui oblige l’occident, grand chef d’orchestre des cacophonies coloniales, à se repenser en simple composante du grand concert du monde. D’où le primat de l’identité, d’où les cultures, d’où la cosmogonie, d’où l’exigence de la justice, d’où les grands refus d’un nazisme antérieur à Hitler, commué en racisme d’état par lui, poussant aujourd’hui encore ses tentacules philosophico-culturelles empoisonnées, rampant dans les coins, les greniers, les bibliothèques, les temples mêmes de ceux qui s’arrogent l’impossible fardeau de la beauté unique, de la bonté unique, de la morale unique. En un mot de la civilisation unique.
Et tant pis pour nous qui ne voyons pas que ladite mondialisation n’est que la forme suprême d’une colonisation peut-être plus meurtrière car elle tue l’âme des peuples. Quand le monde entier se vêtira de jean, quand le monde entier ne parlera qu’une seule langue, quand le monde entier aura des perruques blondes, quand le monde entier fêtera Halloween, alors sera venu le temps d’une glaciation terrible et inhumaine: celle des cultures mortes et des diversités assassinées. Autrement dit le combat n’est jamais fini! Et il fera nuit sombre sans les épis de lumière de cette poésie là. Aujourd’hui la révolte gronde dans le slam des jeunes. Césaire était d’un autre slam et d’un autre rugissement. Il y a tout de même une continuité: celle des dénonciations et des insolences jaillies des chutes de mots et des confettis d’étincelles, de braises. Et ce sont paroles délinquantes dans nos peuples captifs, se passant eux-mêmes la corde au cou quotidiennement. A l’école, dans les supermachés, dans les publicités, dans toutes les images dégradantes d’eux-mêmes. Il est temps en Guadeloupe et en Martinique que l’on achète plus de livres que de bouteilles de champagne et que l’on se condamne soi-même à faire émerger le génie de notre peuple.
Il y avait cette parole. Il lui fallait un moteur et c’est son rythme de free-jazz, de tambour convulsé, de syncopes drues. On a beaucoup parlé du cri césairien. Il faut tordre le coup à cette surdité. Césaire n’est pas dans le cri, il est dans la profération, dans la rumination dévoilante, dans l’urgence d’une tornade et le chaos d’un cyclone. Sa parole est un cérémonial, non pas à la manière de Saint-John Perse, mais à l’exacerbé d’une transe frôlant l’hypnose et le désarticulé d’un possédé. De la procède le tout-dire et j’oserai presque ajouter, le dire n’importe comment. Autrement compris, le dire né d’un surgissement tortueux où les phrases éclatent comme des gousses sèches, se retiennent au bord du silence, se rallongent en de surprenantes reptations avant d’aboutir au mot obsédant et obsédé. Il se dégage une énergie constamment relancée par le moteur des allitérations, des répétitions, des juxtapositions de cette poétique du bouillonnement où le rythme épouse le jeu des métamorphoses et des spirales. En des moments d’apaisement soudain tout se calme comme des sommeils de mares. Le mot s’égoutte en petites graines d’une douceur suffocante. Le dire plane, un instant sauvé du désastre.
Cette poésie de vieux-nègre-chaman se nourrit d’images rameutées du tout-partout: mythologies gréco-latines, références africaines, ressenti caribéen, paysages divers. Et nous sommes emportés par le courant d’un inconscient qui, là devant, se dévêt et se révèle. Il faudra un jour étudier le monde intérieur de cette nudité à la fois exhibée et camouflée. Les visions personnelles, les bribes d’un film secret, les tableaux effondrés, les brûlures de l’histoire, ce tout condensé et rescapé des fureurs d’un combat ouvert entre le ça, le moi et le surmoi. Tension et surtension!
Je voudrais conclure ce propos en soulignant combien la poésie d’Aimé Césaire, si tellement triste parfois, ne trahit jamais l’espoir. L’espoir est là, maculé par des songeries amères, entouré de sa coque de colère, meurtri par les vagues où dorment les victimes, mais toujours là! Cœur tendre de la condition humaine! Comme s’il s’agissait de préserver sa pépite afin de l’offrir aux générations futures. Césaire ne croit ni à l’inertie, ni à la fin du monde. Il est dans ce trébuchement épique où l’être humain, malgré des pauses douloureuses, des égarements pathétiques, des virages dangereux, se redresse et finit par se mettre debout. Debout, ai-je dit! On devrait entendre, accordé à son destin, réconcilié avec son humanité, frère des fraternités. Aimé Césaire, Père oui! Frère, Frère du monde!


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EDIÇÃO COMEMORATIVA | CENTENÁRIO DO SURREALISMO 1919-2019
Artista convidada: Leonor Fini (Argentina, 1907-1966)


Agulha Revista de Cultura
20 ANOS O MUNDO CONOSCO
Número 138 | Julho de 2019
editor geral | FLORIANO MARTINS | floriano.agulha@gmail.com
editor assistente | MÁRCIO SIMÕES | mxsimoes@hotmail.com
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